Pierre Rousset, ESSF, 15 février 2021
Le 1er février dernier, l’armée a opéré un coup d’Etat « préventif » dans un pays où elle possédait déjà l’essentiel du pouvoir. Elle fait depuis face à un mouvement massif de désobéissance civile et semble se préparer à une répression militaire directe.
L’armée (Tatmadaw) est, en Birmanie, installée au pouvoir depuis 1962. En 2008, elle a rédigé une Constitution lui assurant 25% des sièges (non soumis à élection) à la Chambre des Représentants (Chambre basse, équivalent du Parlement), ainsi qu’à celle des nationalités [1] (Chambre haute, équivalent du Sénat) et lui permettant de nommer les ministres de la Défense, des Affaires transfrontalières et de l’Intérieur, ainsi qu’un vice-président. Elle n’est pas soumise à un contrôle civil et possède d’immenses intérêts économiques. Elle s’octroie le droit d’arbitrer toutes les affaires légales et constitutionnelles du pays. Les militaires ont, de fait, un droit de véto sur toute réforme qui leur déplairait, car, pour amender cette Constitution, il faut l’accord de 75% des parlementaires et il leur est facile de trouver d’y trouver des soutiens.
Il y a probablement plus d’une raison au putsch du 1er février, dont les ambitions personnelles du chef d’état-major Min Aung Hlaing qui va atteindre l’âge de la retraite (65 ans) et souhaite entrer en politique. Son avenir est menacé par les piteux résultats, aux législatives de novembre 2020, du parti de l’armée, le PUSD [2], face à la Ligue nationale pour la démocratie (LND). A l’instar de Donald Trump, la junte a finalement déclaré que les résultats du scrutin ne pouvaient pas être vrais. Peu avant l’investiture des parlementaires, elle a arrêté des dirigeants de la Ligue, dont le chef d’Etat et Aung San Suu Kyi.
En 2015, la LND, dirigée par Aung San Suu Kyi, longtemps emprisonnée et prix Nobel de la paix, a emporté les élections législatives. Cela avait conduit à un accord entre la Ligue et l’armée. Il devait initier une « transition démocratique », mais n’incluait aucun mécanisme la permettant, telle une réforme constitutionnelle désanctuarisant le pouvoir militaire (ce qui ne pouvait se faire qu’avec leur accord !). La transition tant chantée n’a pas eu lieu.
Les militaires ont par ailleurs tiré profit de l’accord noué dans la foulée des législatives. Ce fut particulièrement le cas en 2017, quand l’armée a massacré, sous l’égide du général Min Aung Hlaing, les Rohingyas, une minorité en majorité musulmane, pour faire place nette à des investissements indiens et chinois, provoquant l’exode de plus de 700.000 réfugié.es. Ils ont reçu, à cet occasion, le soutien inconditionnel d’Aung San Suu Kyi, non par opportunisme, mais parce que cette dernière est une ethnonationaliste bamare (l’ethnie majoritaire en Birmanie). A cette occasion, Suu Kyi a définitivement perdu son crédit démocratique acquis durant sa longue détention. Par ailleurs, consciente du poids économique et stratégique de la Chine, à l’instar des militaires, elle courtise Pékin, sans en être pour autant l’agent.
La crise ne s’est donc pas nouée sur des orientations politiques, mais sur la question de la présidence et des institutions. Selon la Constitution, la présidence doit revenir à une personnalité civile, mais les militaires ont empêché Aung San Suu Kyi d’accéder à ce poste en introduisant une clause écrite sur mesure, à savoir l’interdiction pour les personnes mariées à des étrangers ou ayant des enfants étrangers d’accéder à des fonctions politiques (c’est son cas). Officiellement « conseillère », Suu Kyi n’était donc pas cheffe d’Etat en titre, même si elle l’était en fait.
Les succès électoraux successifs de la LND ont renforcé sa main, alors que l’échec patent de l’USPD a affaibli celle du général Min Aung Hlaing. Le putsch vise à porter un coup d’arrêt à ce processus qui minait l’autorité de l’armée. Pour une grande partie de la population, la résistance au coup d’Etat se fait donc au nom de la légitimité électorale de la Ligue et de Suu Kyi.
Le rejet du putsch mobilise un vaste éventail de milieux sociaux (personnel soignant, fonctionnaires, classes moyennes, salarié.es du privé, entrepreneurs, commerçant.es…). Il est porté par la jeunesse, appelée « Génération Z » qui maîtrise les réseaux sociaux, fait preuve de la même inventivité qu’en Thaïlande, recours au théâtre de rue, fait preuve du même courage, use d’un même symbole : les trois doigts pointés au ciel. Elle estomaque les plus anciens ! Autres acteurs de la résistance, la « Génération 88 » (année d’une grande lutte antidictatorial écrasée dans un bain de sang) avec pour figure de proue Ko Min Ko Naing, ainsi que le Mouvement de désobéissance civile (CMD) et, bien entendu, la LND, première cible de la répression militaire.
Autre aspect très important dans ce pays multiethnique, des mobilisations contre le putsch se sont déroulées dans la plupart des territoires majoritairement peuplés de « minorités » : Kachin, Kayah, Karen, Chin, Rakhine, Mon, Shan…
La junte au pouvoir a tenté d’étouffer la contestation en misant sur son épuisement, en bloquant ses modes de communication Internet, en arrêtant un nombre croissant de personnalités politiques et de manifestant.es, en réprimant (une jeune femme a trouvé la mort). Sans résultat. A l’heure où cet article est écrit, elle mobilise l’armée, et plus seulement la police, des chars se positionnant dans les grandes villes. De premières initiatives de solidarité internationale ont été prises, surtout en Asie du Sud-Est. Il y a urgence à les renforcer.
Notes
[1] La Birmanie est divisée en 7 Régions qui rassemblent le principal groupe ethnique du pays : les Bamars ; ainsi qu’en 7 Etats : Kachin, Kayah, Kayin, Chin, Mon, Arakan, Shan qui correspondent chacun à un des autres grands groupes ethniques.
[2] Parti de l’union, de la solidarité et du développement.