OLIVIER PIOT, Orient XXl,
Olivier Piot vient de publier Tunisie : la révolution inachevée
L’Harmattan, avril 2021
Entre décembre 2010 et janvier 2011, la Tunisie tourne une page de son histoire. C’est « la révolution du jasmin ». Un beau nom pour ce qui aurait pu être une belle histoire. Mais, pour l’instant, ce qui a suivi la chute de la dictature de Zine El-Abidine Ben Ali laisse aux Tunisiens une certaine amertume.
À l’aide de témoignages, Olivier Piot décrit la faillite des partis politiques et la façon dont certains se sont employés à confisquer le mouvement populaire. Le mot d’ordre des manifestants des premiers jours : « Emploi, liberté, dignité » reste donc d’actualité. Rien n’est terminé. De l’autre côté de la Méditerranée, un peuple n’attend pas son destin, il continue à le tracer.
UN JEUNE HOMME FIER
Les « bonnes feuilles » que nous publions ci-après ont d’abord trait à la genèse du mouvement. Tout est parti de Sidi Bouzid et du suicide par le feu de Mohamed Bouazizi, un jeune homme fier.
Vingt-cinq kilomètres plus loin, le panneau « Sidi Bouzid » apparaît le long d’une route bordée de maisons basses, la plupart inachevées. Une commune en chantier, marquée par le chômage, et une forte présence policière, avant même les heurts de décembre 2010. Près de la grande mosquée et du commissariat, des dizaines de policiers casqués et armés, membres des forces des BIG (Brigades d’intervention de gendarmerie) et des BOB (Brigades de l’ordre public), sont stationnés. Entre le 17 décembre 2010 et le 9 janvier 2011, trois fils de Sidi Bouzid se sont immolés par le feu, sur les cinq cas de suicide par le feu enregistrés dans tout le pays. Pourquoi cette ville, longtemps présentée comme un modèle du fameux « développement économique et social » vanté par Ben Ali, a-t-elle payé un si lourd tribut ? « Vous êtes ici dans un des fiefs régionaux du RCD, une création du parti au pouvoir et un modèle de la corruption locale, glisse Wassim, la quarantaine, professeur dans un des lycées de la ville. Après le sacrifice de Mohamed, le gouverneur a été limogé, mais toute la structure locale du RCD est restée en place, plus arrogante que jamais. »
C’est donc ici, debout, devant le bâtiment de la préfecture, que Mohamed Bouazizi, s’est immolé par le feu, le 17 décembre 2010… Le 28, sa famille découvrait dans les journaux la photo de Mohamed — le Président à ses côtés —, enveloppé de bandages, le corps calciné, visage noirci, entre la vie et la mort, dans ce lointain hôpital de Tunis. Sa mère et sa sœur aînée ont même été reçues par Ben Ali… Plus au nord, à une vingtaine de kilomètres, le corps de ce fils et frère perdu, sacrifié, repose depuis le 5 janvier près du village de Garaat Bennour. Sidi Bouzid, étincelle de la Révolution du Jasmin… Sidi Bouzid, les premières émeutes, dès le 18 décembre, le tout premier foyer de l’incendie social tunisien… Sidi Bouzid : en un mois, deux autres de ses fils (50 et 30 ans), présents le 5 janvier à l’inhumation de Mohamed, ont choisi de faire comme lui…
L’immolation, ultime cri de désespoir d’une ville, d’une région, d’un peuple muselé depuis des décennies.
À l’ouest de la ville, le quartier populaire d’Ennour Gharbi, l’un des faubourgs les plus pauvres de cette grosse bourgade. Façades décrépites, ruelles étroites, sales, jonchées de poubelles. Dans l’une de ces venelles encaissées, insalubres, la famille de Mohamed habite une masure de ciment gris. Une petite pièce, juste en entrant, à gauche. Au sol, quelques coussins posés sur un tapis. Pas une photo. « Trop cher ! » Des murs sobres, donc, presque nus. Leïla salue, debout. Âgée de 24 ans, elle est l’aînée des trois sœurs de Mohamed. Sa mère est là aussi, assise en tailleur : Manoubia, 55 ans. Un fichu sur la tête, les yeux clairs et bleus de sa fille. Elle ne parle que l’arabe dialectal, celui du peuple. Ses filles traduiront. Contre elle, assises, attentionnées, Samia, 15 ans, en classe de seconde, et Basma, 19 ans, le bac en fin d’année. « L’aîné des quatre frères est marié. Il est parti, se lance Basma, la plus loquace des trois. Deux autres frères vivent avec nous, le plus jeune a 8 ans. Mohamed était le cadet des garçons. » Et puis il y a l’oncle, Ammar, qui vient de nous rejoindre. Ammar, 38 ans, un corps longiligne, fluet, une santé fragile. Le frère du père de Mohamed, décédé voilà longtemps « d’une maladie de cœur ». Un oncle célibataire, au chômage, qui vit aussi ici. « Pour notre sécurité », indique Leïla. À Sidi Bouzid, un homme mûr dans une maison, c’est important. Même malade, même sans travail.
« Mohamed était le seul de la famille à ramener de l’argent », enchaîne Leïla. Son visage est livide, marqué par le drame. Bachelier en 2003, Mohamed aurait bien voulu poursuivre ses études. Comme elle, inscrite en troisième année d’études supérieures dans une filière technique. « C’est grâce à lui que mon petit frère, ma sœur et moi sommes à l’école », soupire tout à coup Samia, la plus jeune. Silence dans la pièce. « Ça sert à quoi, tous ces diplômes ? lâche en arabe Manoubia, silencieuse jusqu’ici. Vous voyez où ça mène ! » Les sœurs traduisent. Nouveau silence. Manoubia s’est tue. Le visage fermé, elle ne parlera plus. « Il a fait ça pour nous, reprend Basma, les mains nouées. C’est affreux ce qu’il a fait… Mais regardez maintenant, c’est tout le pays qui se lève pour le suivre. Il n’est pas mort pour rien ! »
LA TENTATION D’UNE NOUVELLE RUPTURE
Après nous avoir emmenés au « cœur du réacteur », Olivier Piot analyse les différents mécanismes qui, en dix ans, ont conduit à cette « révolution inachevée ». En conclusion de son ouvrage, il passe en revue les scénarios possibles pour la suite.