Catherine Pappas, Alternatives, 3 mai 2021
J’ai traversé le poste-frontière d’Erez pour la première fois en 2006. L’architecture ultra sophistiquée de ce complexe fait de béton, d’acier, de fils de fer et de verre blindé rappelle un décor kafkaïen, à la fois inquiétant et indéchiffrable. Je me souviens encore de la sourde déflagration ressentie alors que j’approchais la sortie vers Gaza. « C’est un bang sonique, rien à craindre », avait voulu me rassurer une journaliste canadienne qui traversait au même moment. Plus tard, on me raconterait le traumatisme vécu par de jeunes enfants qui, à force d’entendre ces bombes sonores, finissaient par s’arracher les cheveux, une touffe après l’autre. C’était pendant l’opération Pluie d’été, nom de code donné à l’offensive israélienne dans la bande de Gaza, dont l’indécente poésie ne révèle en rien la souffrance qui, cette année-là encore, pleuvait sur la population gazaouie.
À chacun de mes passages, ce long dédale qui sépare Erez de la bande de Gaza se complexifiait, se dotant d’une nouvelle couche de sécurité, de nouveaux appareils, de caméras plus performantes, d’une architectonie repensée — tourniquets, enclos, portes ouvrantes ou coulissantes. Chaque fois plus vide, plus froid, plus effrayant ; la moindre fente était méticuleusement colmatée par l’armée israélienne pour s’assurer que la frontière demeure étanche.
En 2006, je travaillais avec deux centres de femmes du ministère palestinien des Affaires sociales, qui offraient des services de formation et de soutien aux familles des camps de Jabalyia et de Nuseirat. Des groupes de femmes s’y réunissaient deux à trois fois par semaine pour suivre des cours d’alphabétisation, obtenir un soutien psychosocial et participer à la création de petites initiatives d’entrepreneuriat afin de subvenir à leurs besoins.
Au départ, les femmes du centre avaient commencé par fabriquer des objets d’artisanat. Mais comment acheminer des produits sur les marchés extérieurs si le bouclage du territoire est à la totale discrétion des pouvoirs israéliens ? Sans baisser les bras, elles s’étaient alors tournées vers le marché local. « Fabriquons des chandelles », avait suggéré l’une d’elles. « Avec les coupures d’électricité de plus en plus fréquentes, le marché y est. » Elles s’étaient ainsi lancées dans la fabrication de bougies de toutes les formes et les couleurs, jusqu’au moment où ce n’était plus possible de trouver de la cire pour leur fabrication, vu les restrictions imposées à l’importation d’intrants. « Du savon, on fera du savon », avait alors proposé une autre. « Les gens continuent de se laver, même sous l’occupation. »
À la fin de la journée, j’aimais bien reconduire Najwa à Beit Lahia, quartier dans le nord de la bande de Gaza, avant de reprendre la route pour Jérusalem.
À 25 ans, Najwa était d’une maturité désarmante. « Le monde entier pense que notre situation s’est réglée au moment du désengagement ; mais notre vie ne fait que s’empirer, notre économie est complètement asphyxiée. Gaza est une prison à ciel ouvert. »
Aimerais-tu avoir des enfants ? lui avais-je demandé un jour.
Pourquoi mettre au monde un enfant à Gaza ? Quel avenir pourrais-je lui offrir alors que le mien est complètement bouché ?
Nous étions restées en silence à regarder défiler par la vitre un paysage poussiéreux de bâtiments éventrés et de petits commerces dégarnis. À la radio, Marcel Khalife chantait Ommi, célèbre poème de Mahmoud Darwish. : Et je chéris ma vie, car/si je mourais/j’aurais honte des larmes de ma mère.
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Dans un rapport publié le 27 avril dernier, Human Rights Watch (HRW), organisation prestigieuse souvent critiquée pour sa tiédeur, accuse l’État d’Israël de commettre des crimes d’apartheid et brise enfin le silence sur les violations que subit le peuple palestinien depuis maintenant 73 ans.
L’apartheid, explique HRW en préambule du document, est défini par trois principaux éléments établis par la Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid et le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) : l’intention par un groupe racial d’en dominer un autre, une oppression systématique et la perpétration de certains actes inhumains.
En s’appuyant sur des années de documentation relative aux droits de la personne, des études de cas, des entretiens ainsi qu’un examen de textes gouvernementaux et de déclarations de responsables israéliens, le rapport d’HRW décrit la stratégie coloniale de l’État d’Israël contre la population civile palestinienne par la confiscation de ses terres, par la construction de nouvelles colonies dans ses territoires et par une politique de déportation. Les conclusions sont sans appel : les lois et les politiques d’Israël contribuent à asservir le peuple palestinien.
Ce qui est avancé dans ce document n’est pas nouveau. Les violations et l’humiliation que subit le peuple palestinien sont décriées par des organisations de droits de la personne, en particulier après l’échec du processus d’Oslo. Depuis des décennies, d’innombrables rapports d’organisations palestiniennes, israéliennes et internationales décrivent, preuve à l’appui, l’occupation et ses effets et dénoncent les crimes d’apartheid commis contre le peuple palestinien.
En juillet 2005, plus de 170 organisations palestiniennes appelaient au boycottage de l’apartheid israélien. Campagne à laquelle répondaient des centaines d’organisations associatives, syndicales et politiques dans le monde entier, malgré les nombreuses tentatives visant à bâillonner, décrédibiliser et museler le mouvement.
Plus tôt cette année, B’Tselem, la plus importante organisation israélienne publiait un rapport-choc qui accuse Israël d’entretenir un régime de suprématie juive entre le Jourdain et la Méditerranée.
Qui plus est, dès janvier 2007, le Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, John Dugard, écrivait dans son rapport au Conseil des droits de l’homme : « Il est évident qu’Israël occupe militairement le territoire palestinien occupé. En même temps, certains aspects de cette occupation constituent des formes de colonialisme et d’apartheid contraires au droit international. » Dans la même année, l’ancien président des États-Unis Jimmy Carter publiait un essai intitulé Palestine : Peace not Apartheid, qui lui a valu des accusations d’antisémitisme.
Pourtant, l’occupation israélienne de la Palestine se poursuit avec le silence complice des pays dominants de la communauté internationale qui légitiment une politique raciste contraire aux droits fondamentaux. « La communauté internationale, affirme le rapport, a trop longtemps fermé les yeux sur la réalité de plus en plus criante sur le terrain, ou tenté de la justifier. Chaque jour, une personne naît à Gaza dans une prison à ciel ouvert, en Cisjordanie en l’absence de droits civils, en Israël avec un statut juridique inférieur et dans les pays voisins avec de fait un statut de réfugié à vie, comme leurs parents et grands-parents avant eux, uniquement parce que ces personnes sont palestiniennes et non juives. »
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En parcourant les 218 pages du document, j’ai pensé aux paroles qu’avait prononcées Soraïda dans un documentaire réalisé en 2004 par la cinéaste Tahani Rached « Au fond, notre combat consiste à préserver notre humanité ».
J’ai connu Soraïda Hussein Sabbah à St-Alphonse-de-Rodriguez lors d’une retraite organisée par Alternatives en août 2006 quelques semaines après le début de l’embargo israélien sur la bande de Gaza. Quand je lui ai demandé des nouvelles de la Palestine, j’ai senti son regard s’assombrir. « Pour les femmes vivant sous l’occupation, les symboles d’humiliation sont partout. Tu t’imagines contrainte d’accoucher dans un checkpoint, les jambes écartées devant des soldats israéliens armés, parce qu’on a refusé de laisser passer l’ambulance ? Aujourd’hui, c’est la réalité de plusieurs Palestiniennes. Les attentes interminables au checkpoint, les interrogatoires et la peur. »
Comment préserver son humanité tandis que l’occupant s’infiltre tous les jours dans notre vie et cherche à nous casser ?
« Les checkpoints de sécurité, écrit d’HRW, ont le pouvoir de renvoyer des Palestiniens sans raison ou, comme c’est souvent le cas, de transformer un court trajet en un long voyage humiliant de plusieurs heures. »
« Ma fille venait d’avoir un mois », m’avait confié Intisar lors d’une réunion à Amman. « On nous a arrêtés au poste-frontière sans aucune explication. « Il faisait tellement chaud et je voulais simplement rentrer à la maison. Je tenais l’enfant dans mes bras et le soldat m’a dit : vous, vous rentrez chez vous, mais lui, il reste. Mon mari a été arrêté et a passé neuf mois en détention administrative. Et moi, je suis restée seule avec ma fille, sans comprendre ce qui adviendrait de son père ni pourquoi il avait été arrêté. Le plus difficile est de ne pas savoir pour combien de temps. On dit d’abord trois mois, puis l’on prolonge de deux, et encore de trois. Quand mon mari a été libéré, ma fille ne le reconnaissait pas. »
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Un seuil franchi titre le rapport de HRW. Cette prise de position marque une rupture, un changement de fond dans l’analyse et le discours. « Il est temps pour la communauté internationale de réévaluer ses engagements envers Israël et la Palestine et d’adopter une approche centrée sur les droits de la personne et l’imputabilité. » Il le faut. Encore davantage à une époque où se multiplient les appels contre l’apartheid vaccinal dans le monde. Aujourd’hui, si une majorité de la population israélienne est déjà vaccinée, l’inoculation du peuple palestinien enregistre un retard considérable, malgré la responsabilité qu’a l’occupant de fournir le matériel médical nécessaire et d’adopter des mesures pour lutter contre la COVID-19. Tandis que le taux d’infection atteignait récemment vingt et un pour cent en Cisjordanie, l’apartheid médical dans les territoires palestiniens occupés annonce une nouvelle tragédie humanitaire.
En pleine pandémie, le silence s’essouffle et de nouvelles voix nous somment d’agir. Reste à voir aussi si le rapport de HRW parviendra à ébranler le soutien du Canada envers les politiques israéliennes pour enfin laisser poindre un filet de lumière (aussi mince soit-il) au bout d’un très long tunnel hautement sécurisé, comme celui qu’il faut traverser pour se rendre d’Erez à Gaza.