Une atmosphère chargée de chagrin et de colère régnait au Liban mercredi, un an après l’explosion dévastatrice dans le port de Beyrouth qui a tué plus de 200 personnes et a ravagé des quartiers entiers de la capitale libanaise.
Un certain nombre de cortèges – menés par les proches des victimes, des groupes d’opposition liés au mouvement de protestation d’octobre 2019, l’armée libanaise et certains partis politiques – ont arpenté Beyrouth de midi jusqu’au soir.
Plusieurs de ces manifestations ont traversé les quartiers particulièrement touchés de Mar Mikhaël, Gemmayzé et du port, avant que des milliers de manifestants ne se dirigent vers le Parlement, situé dans le centre de Beyrouth.
Une minute de silence a eu lieu au port à 18 h 07 heure locale, au moment exact où l’explosion a déchiré la ville, avant qu’une femme chante l’hymne national.
Les forces de sécurité libanaises n’ont pas lésiné sur les gaz lacrymogènes, les canons à eau et les matraques contre les manifestants près du Parlement mercredi soir, tandis que les manifestants en colère allumaient des feux et jetaient des pierres en direction du bâtiment gouvernemental, tandis que certains essayaient de passer les barricades.
Un petit groupe de manifestants a également été vu en train de jeter des pierres sur les vitres du ministère de l’Économie, situé dans le même quartier.
La Croix-Rouge libanaise a signalé que plus d’une cinquantaine de personnes avaient été blessées lors des manifestations, six ont dû être hospitalisées.
Pleurer et demander justice
Les forces libanaises avaient fermé un certain nombre de routes dans et autour du centre-ville mercredi matin avant les manifestations, tandis que des milliers de personnes sont descendues dans les rues dans l’après-midi pour pleurer les vies perdues et demander justice.
« Nous voulons la justice pour les victimes. Nous voulons des réponses, nous voulons savoir qui a autorisé l’entrée de ce nitrate d’ammonium [l’agent à l’origine de l’explosion] dans le pays, qui l’a stocké, à qui il était destiné et qui y a mis le feu », énumère Kayan Tlais, porte-parole d’un comité de familles de victimes à Middle East Eye avant les défilés.
Il a perdu son frère Mohammad, 39 ans, contremaître au terminal de conteneurs du port, le 4 août.
« Aujourd’hui, je suis ramené un an en arrière, au moment où je cherchais mon frère. Les blessures se sont rouvertes », confie Tlais. « Pour trouver la paix, nous voulons que chacun des responsables de ce crime rende des comptes. »
Il a par ailleurs mis en garde contre « l’exploitation de nos martyrs et de nos victimes pour leurs intérêts politiques et personnels ».
Des milliers de manifestants ont participé à l’une des marches de mercredi en mémoire des dix pompiers tués lors de l’explosion.
Les premiers secours sont morts en tentant d’éteindre un incendie au port, lequel a engendré l’explosion, sans avoir été informés de la présence de matériau explosif dangereux.
Les manifestants se sont rassemblés devant la caserne où travaillaient ces pompiers, brandissant des drapeaux libanais, tenant des photos des victimes de l’explosion et applaudissant le camion qui a fendu la foule qui se dirigeait vers le port.
« Ils ont envoyé nos pompiers à la mort », a crié un manifestant dans un haut-parleur. « Nous voulons qu’ils soient poursuivis. »
« À bas ce gouvernement de voleurs ! », scandait la foule.
« J’ai choisi de marcher pour les brigades de pompiers parce que c’est ce qui a le plus de signification pour moi », a déclaré Alex, l’un des manifestants, à MEE. « Les pompiers furent les premiers envoyés pour aider et ils y ont perdu la vie. »
Un autre manifestant, qui a choisi de rester anonyme, a confié à MEE avoir perdu des amis dans l’explosion.
« Nous ne sommes pas là seulement pour eux, mais aussi pour le Liban » a-t-il déclaré.
Une messe célébrée par le cardinal Béchara Boutros Raï, patriarche de l’Église maronite du Liban, s’est tenue dans le port mercredi soir en mémoire des victimes – à une centaine de mètres à peine de la répression violente des manifestations dans le centre de Beyrouth.
Le 4 août 2020, des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium – composé chimique utilisé dans les engrais et les bombes – dangereusement stockées pendant des années au cœur de la ville, ont pris feu, provoquant l’une des plus grandes explosions non nucléaires de l’histoire.
L’explosion a tué au moins 214 personnes – certaines n’apparaissent toujours pas officiellement dans le bilan du gouvernement, selon certaines estimations le bilan serait de 251 morts –, en a blessé plus de 6 500 et a fait plus de 300 000 sans-abris, alors que dizaines de milliers de maisons ont été gravement endommagées.
Un an plus tard, toute la lumière sur les circonstances ayant conduit à l’explosion n’a pas encore été faite ni sur les responsables au courant des risques avant celle-ci.
L’enquête nationale n’a pas vraiment progressé car les députés n’ont pas accédé à la requête du juge d’instruction pour lever l’immunité de certaines personnalités politiques et hauts responsables de la sécurité soupçonnés dans cette affaire.
« Pas de chèque en blanc » pour l’élite du Liban
Pendant ce temps, les familles des victimes sont descendues dans les rues chaque mois pour rendre hommage à leurs proches disparus et ont manifesté devant les ministères pour réclamer justice, malgré la répression violente des forces libanaises.
La classe politique libanaise – depuis longtemps accusée de corruption et d’impunité depuis les quinze années de guerre civile – est tenue responsable de l’explosion par de larges pans de la population libanaise, qui considère le manque de volonté politique pour faire avancer l’enquête comme une nouvelle preuve de culpabilité.
Certains font valoir que la justice ne saurait être obtenue tant que l’enquête sur l’explosion est à la merci de la classe dirigeante libanaise, réclamant une enquête internationale indépendante.
Mardi, Human Rights Watch a publié son propre rapport d’enquête concernant les responsables au courant des dangers présentés par les 2 700 tonnes de nitrate d’ammonium stockées dans le port depuis 2013 – y compris le président Michel Aoun et l’ancien Premier ministre Hassan Diab.
« Les preuves montrent clairement que l’explosion de 2020 sur le port de Beyrouth a été provoquée par les actes et omissions de hauts responsables libanais qui n’ont pas communiqué précisément les dangers posés par le nitrate d’ammonium, délibérément stocké le matériau dans des conditions dangereuses et n’ont pas protégé la population », écrit Lama Fakih, directrice de la division Crises et conflits de Human Rights Watch.
« Un an plus tard, les cicatrices de ce jour dévastateur restent gravées dans la ville tandis que survivants et familles des victimes attendent des réponses. »
Avant l’explosion, le Liban souffrait déjà d’une profonde crise économique, qui a depuis empiré pour devenir l’une « des pires » au monde depuis le milieu du XIXe siècle. De longues files d’attente station-service et les pénuries de médicaments de base marquent désormais le quotidien dans le pays, tandis que la pandémie de COVID-19 a étouffé le soulèvement qui avait commencé fin 2019 contre l’élite du pays.
Lors d’une conférence des donateurs soutenue par l’ONU mercredi, le président français Emmanuel Macron qui espère lever au moins 350 millions de dollars en aide d’urgence pour le Liban, a déclaré que les dirigeants libanais « devaient à leur peuple la vérité et la transparence » concernant les circonstances entourant l’explosion.
« Les dirigeants libanais semblent faire le pari du pourrissement. Je le regrette. Je pense que c’est une faute historique et morale », a déclaré Macron dans son discours d’ouverture en tant qu’hôte de la conférence des donateurs internationaux. Il n’y aura aucun chèque en blanc au bénéfice du système politique libanais car il est défaillant depuis le début de la crise et même avant. »
Berlin non plus n’a pas mâché ses mots à l’égard de l’élite politique libanaise.
« Je vais être franc : cette crise est principalement du fait de l’homme. Les acteurs politiques libanais n’ont pas été à la hauteur de leurs responsabilités et des attentes légitimes du peuple libanais », a déclaré le ministre allemand des Affaires étrangères lors de la conférence.
La communauté internationale refuse de ratifier un plus grand plan de sauvetage tant que le Liban n’a pas un gouvernement qui s’engage à s’occuper de la corruption et à entreprendre des réformes économiques.
Assistant à la visioconférence de mercredi, Aoun a plaidé pour une solidarité internationale, tout en réclamant justice pour les victimes de l’explosion.
« Le Liban est actuellement confronté à une période des plus difficiles », a déclaré Aoun. « Le Liban compte sur vous, ne le laissez pas tomber ! »
Aoun a suggéré que les actuels efforts de formation d’un gouvernement étaient un signe, selon lui, que le pays était en bonne voie de mettre en œuvre les réformes tant attendues.
Le Liban n’a plus de gouvernement depuis un an, après la démission du Premier ministre Diab au lendemain de l’explosion.
L’ancien Premier ministre désigné Saad Hariri a renoncé à former un nouveau gouvernement en juillet après près de dix mois d’échec à se mettre d’accord avec Aoun sur sa composition.
Najib Mikati, riche homme d’affaires qui a déjà été deux fois Premier ministre, a été nommé Premier ministre le 26 juillet. Si Mikati avait espéré former un cabinet avant l’anniversaire de l’explosion, les querelles concernant les postes du cabinet perdurent.
Cependant, les critiques au Liban font valoir qu’aucun changement substantiel de gouvernance ne pourra avoir lieu tant que les mêmes personnalités politiques continueront à s’accrocher au pouvoir.