Sophie Toupin et Stéphane Couture, tiré de la revue Possibles, Résistances numériques, 21 juin 102021 et reproduit dans Le Devoir le 9 novembre 2021
En septembre dernier, la nouvelle loi restrictive du Texas sur l’avortement a provoqué son lot de résistances, dont certaines d’un nouveau genre. Outrée par la loi, une militante féministe américaine blanche a créé une vidéo sur TikTok en suggérant d’inonder de spams la plateforme de signalement mise en place par cet État du sud des États-Unis pour la mettre temporairement en échec. Pour soutenir cet appel à l’action, un jeune militant noir américain a de son côté développé un bot, soit un petit script informatique, pour automatiser et amplifier la lutte féministe pour la justice reproductive.
Bien que les pratiques de résistances numériques se soient multipliées dans les dernières années, le terme, lui, n’est pas nouveau. Le concept émerge à l’aube du XXIe siècle dans la foulée des mouvements de solidarité avec les zapatistes et du mouvement altermondialiste. On doit cette notion aux chercheurs et artistes du collectif Critical Arts Ensemble, qui tentaient d’expliquer la mobilisation des technologies numériques naissantes afin de perturber les institutions gouvernementales, militaires ou corporatives en place. Le terme de résistance numérique a depuis été mobilisé pour désigner des pratiques visant à solidariser les journalistes à la pige, à soutenir la lutte palestinienne, les #BlackLivesMatter, les luttes autochtones telles que #LandBack ou celle pour la démocratie au Zimbabwe.
Ces activités de contestation ont souvent été associées à la culture des hackers et en opposition aux technologies dominantes, marchandes et de surveillance telles que les Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (GAFAM). Mais un rapide retour à l’histoire nous montre qu’elles ne sont pas uniquement un phénomène contemporain. Elles s’inscrivent à la suite des combats engagés dans les sociétés préindustrielles et industrielles.Prenons ces femmes et ces hommes marrons qui, en Haïti, en Jamaïque ou ailleurs, détruisaient des machines dans les plantations, en plus de créer des communautés autonomes loin du système esclavagiste. Pensons également aux luddites, qui, durant la révolution industrielle britannique, s’opposèrent au remplacement des travailleurs par les machines en les brisant ou en les sabotant.
Caractéristiques des pratiques
Dans ce nouveau numéro de la revue Possibles, nous avons voulu définir la résistance numérique autour de cinq grandes caractéristiques :
L’aspect collectif. La résistance numérique est à la base une action collective. La résistance s’articule autour de mouvements de solidarité axés sur des causes particulières plutôt qu’une posture qui relève de l’individuel.
Outil ou objet de résistance. Pour comprendre la résistance numérique, une distinction s’impose, soit celle de résister par le numérique ou pour le numérique. Il existe donc à la fois des luttes par la technologie et des résistances pour des technologies différentes.
Stratégie ou tactique. Une autre distinction à opérer, bien qu’avec nuance, est celle entre la dimension stratégique et tactique de la résistance numérique. La stratégie renvoie à une action qui peut se faire à partir d’un lieu propre, se situant à l’extérieur de l’environnement de pouvoir de l’adversaire. La tactique, elle, renvoie plutôt à des gestes qui ne peuvent se faire qu’au sein de l’environnement de pouvoir de l’adversaire.
Le discursif et la pratique. Certaines formes de résistance numérique sont plus discursives telles que la rédaction de manifestes qui pensent par exemple les infrastructures, les données et l’intelligence artificielle féministes et décoloniales. D’autres formes de résistance sont, elles, beaucoup plus pratiques, comme le développement de logiciels libres. Et bien évidemment, certaines initiatives se situent à mi-chemin, car bien qu’ancrées dans la pratique, elles contribuent largement à frapper l’imaginaire et à ouvrir des possibles.
L’aspect d’autonomie ou de « souveraineté ». L’autonomie ressort souvent comme une dimension importante de la résistance numérique. Elle peut s’exprimer à travers le développement d’infrastructures dites non commerciales ou le développement local frugal plutôt que par un transfert de technologie du Nord au Sud. Le terme de « souveraineté technologique » est d’ailleurs mobilisé depuis quelques années par des États, mais aussi par des mouvements sociaux et des groupes autochtones, pour marquer une résistance numérique contre les grandes entreprises du numérique.
Afin d’allier conscientisation et incitation aux résistances numériques, nous avons créé le Laboratoire sur les droits en ligne et les technologies alternatives (labdelta.ca). L’initiative, qui relève d’un partenariat entre l’Université de Montréal et l’ONG Alternatives, vise à jeter les bases d’un espace de recherche et d’expérimentation en lien avec les droits et les résistances numériques.