Intervention de Gustave Massiah à la Nuit internationale pour les droits sociaux globaux qui a eu lieu samedi 9 décembre 2023 à l’occasion de l’adoption du 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) le 10 décembre 1948.
Comment utiliser la DUDH face aux nouveaux défis auxquels l’Humanité est confrontée ? Comment cette Déclaration nous interpelle-t-elle et incite-t-elle la gouvernance mondiale et les organisations sociales à continuer de chercher des solutions aux problèmes du XXIe siècle ?
La DUDH reste d’une très grande actualité. Elle fonde, avec la Charte des Nations Unies, le système juridique international. Les trente articles de la Déclaration conservent toute leur actualité et l’ensemble constitue le cadre universel de référence toujours accepté. Ce cadre est toujours adéquat à la période que nous traversons, la période des dernières décennies et la nouvelle période qui commence.
La DUDH reste toujours actuelle et constitue la référence indispensable en matière des droits et des libertés. Mais elle ne répond pas à toutes les contradictions de la situation actuelle dans le monde et dans chaque pays. Trois grandes contradictions caractérisent la situation actuelle : les contradictions sociales, les contradictions écologiques, les contradictions démocratiques. Les inégalités sociales sont considérables, entre pays et dans chaque pays. Elles divisent profondément les sociétés. Pour certains, en accord avec les forces dominantes, elles seront résolues dans le cadre du système actuel. Pour d’autres, elles ne feront que s’aggraver et elles nécessitent la remise en cause du système d’organisation dominant, du mode de production capitaliste.
La DUDH est insuffisante sur la question des contradictions et des inégalités sociales ; elle devra être complétée par d’autres déclarations. Les contradictions écologiques sont maintenant acceptées, du fait notamment de la crise climatique. La prise de conscience commence, mais les COP, Conférences des parties sur les enjeux environnementaux, qui se succèdent ne sont pas à la hauteur des dangers et un véritable conflit entre générations se creuse sur cette question. Les contradictions démocratiques s’exacerbent. La discussion est ouverte sur la nature même de la démocratie, sur le rejet par une partie du monde du modèle occidental de démocratie, sur la montée des autoritarismes, sur les possibilités de limiter les guerres. C’est sur cette question que le système des Nations Unies est le plus défaillant et que la DUDH sans être remise en cause est insuffisante.
Nous devons aussi tenir compte des caractéristiques de la crise structurelle actuelle, même si nous ne sommes pas en mesure d’en définir les issues. La crise, par certains côtés, rappelle celle des années 1930. Même si les situations ne se reproduisent jamais pareillement, la référence permet de réfléchir à la conjonction d’une crise économique et sociale, aux guerres, aux alliances entre les droites et les extrêmes droites, aux changements géopolitiques. La situation politique internationale est marquée par une forte contradiction : une tendance à la montée des alliances entre les droites et les extrêmes droites qui occupe les scènes politiques et à l’opposé, la radicalité des mouvements sociaux, notamment les mouvements féministes, écologiques, antiracistes, des migrations, de l’antiracisme, des peuples premiers.
Nous vivons un changement de période. Les changements vont concerner toutes les dimensions. La phase sécuritaire du néolibéralisme, depuis 2008, est accentuée par la rupture écologique qui introduit une très grande discontinuité. Il est probable que nous vivrons le passage à une nouvelle phase du mode de production capitaliste, comme entre 1914 et 1945, la rupture avec le passage au capitalisme fordiste et keynésien, à partir de 1929, avec le New Deal. L’hypothèse du passage à une nouvelle phase du mode de production capitaliste est très probable ; elle est amorcée avec les nouvelles formes de production, notamment le numérique. Elle est aussi interpellée par les changements dans les classes principales. Nous en avons quelques pistes. Dans la classe dominante, par la contradiction entre la financiarisation de la bourgeoisie et la culture des nouveaux dirigeants, cadres et manager du numérique ; et par la généralisation de l’éducation secondaire dans le monde. Dans la classe ouvrière, par la contradiction entre l’évolution des formes du salariat et le précariat.
L’hypothèse n’est peut-être pas seulement celle d’un changement de phase du capitalisme. Immanuel Wallerstein avance l’hypothèse qu’il s’agit d’une crise structurelle qui met en cause les fondements du mode de production capitaliste. Il considère que le mode de production capitaliste est épuisé et que dans les trente prochaines années, il ne devrait plus être dominant. Mais, cette crise du capitalisme ne déboucherait pas sur le socialisme. C’est un autre mode de production, inégalitaire, mais différent qui lui succéderait.
Dans cette hypothèse, le capitalisme ne disparaîtrait pas, mais il ne serait plus le mode de production dominant dans les formations sociales, un peu comme l’aristocratie n’a pas disparu en laissant la première place à la bourgeoisie. Les bourgeoisies parasitaires et rentières ne seraient plus dominantes et pourraient laisser la place à de nouvelles classes dirigeantes. Le néolibéralisme pourrait être toujours présent, mais ne serait plus complètement dominant. Il a déjà perdu une large part de sa légitimité et il a besoin de durcir ses moyens de répression pour maintenir son pouvoir. Quelle que soit l’hypothèse, celle du passage à une nouvelle phase du mode de production capitaliste ou celle du passage à un nouveau mode de production, les changements seront considérables et se traduiront par des années de transition marquées par des bouleversements sociaux et idéologiques.
Cette perspective est confirmée par les bouleversements géopolitiques qui sont en cours. Ils concernent directement les guerres qui accompagnent les bouleversements de l’ordre mondial et notamment la nature des régimes politiques et la démocratie. La souveraineté est une valeur de référence de plus en plus prisée. Elle renforce les identitarismes et le poids des intégrismes dans les religions. Elle se traduit par la montée des autoritarismes de différentes natures. Les libertés et la démocratie restent des valeurs de référence, mais en tant que valeurs abstraites. La méfiance par rapport aux régimes politiques est devenue générale. Elle se traduit par une grande défiance par rapport aux institutions internationales.
La situation est caractérisée par la montée en puissance de nouveaux blocs émergents. Ce sont des situations qui se traduisent historiquement par des périodes de tensions, de conflits et aussi de guerres.
L’affirmation politique d’un Sud global et la volonté du multilatéralisme coexistent avec le renforcement des grandes régions géoculturelles dans l’ordre mondial. Il y a un besoin urgent de réformes pour faire face à un monde en évolution rapide, pour arriver à une architecture globale. Il faut répondre aux défis principaux : le maintien de la paix ; la réduction des inégalités et des discriminations ; le défi écologique ; la redéfinition de la démocratie. L’ONU, si elle est réformée, pourrait jouer un rôle essentiel dans la promotion de ces réformes nécessaires.
Comment cette Déclaration nous interpelle-t-elle et incite-t-elle la gouvernance mondiale et les organisations sociales à continuer de chercher des solutions aux problèmes du XXIe siècle ?
Il faut d’abord résister à la marginalisation des Nations Unies. À partir de 1980, il y a eu une tentative sérieuse de marginalisation des Nations Unies. Cette tentative a été menée par les États-Unis et l’Europe, particulièrement la France. La construction du G7, c’était une manière de redéfinir un ordre international, une institution d’ordre international. La mondialisation dans sa phase actuelle, néolibérale, marque un point de non-retour dans la crise du système des relations internationales fondées sur les accords internationaux de l’après-guerre. La mise en place de l’OMC avec son Organe de Règlement des différends est venue couronner le cadre institutionnel de la mondialisation néolibérale. Il assure l’élargissement et la primauté du marché mondial et organise la prééminence du droit des affaires sur tous les aspects du droit international.
Les États-Unis et l’Europe ont tenté de remettre en cause les Nations Unies en mettant en place le G7 et en l’élargissant au G20. Ils ont utilisé leur position au Conseil de Sécurité pour s’opposer à toute évolution du système qui pourrait aller à l’encontre de leurs intérêts. Pour eux, les Nations Unies devraient être réduites à une petite organisation qui ressemblerait à la Banque Mondiale, au Fonds Monétaire International, FMI, et à l’Organisation mondiale du Commerce, OMC, avec une alliance militaire de type OTAN en complément.
Les Nations Unies ne sont pas restées inactives devant la stratégie de marginalisation menée par le G7. Elles ont participé au débat sur la conception du développement et lui ont donné une certaine légitimité. En organisant de grandes Conférences multilatérales sur les questions urgentes, les Nations Unies, à l’initiative de Kofi Annan, ont évité la référence rituelle au développement durable. Cette conception du développement durable, au-delà des effets de mode, se réfère aux propositions qui ont été discutées dans les forums civils des grandes conférences multilatérales, à Rio (développement et environnement), à Copenhague (développement social), à Vienne (Droits de l’Homme), à Pékin (place des femmes), au Caire (population), à Istanbul (l’habitat et les villes), à Durban (racisme), à Kyoto (climat), à Johannesburg (lutte contre la pauvreté) etc. Ce sont ces propositions qui ont convergé à partir de Seattle, en 1999. On y retrouve les grandes lignes pour un développement durable qui soit économiquement efficace, écologiquement soutenable, socialement équitable, démocratiquement fondé, géopolitiquement acceptable, culturellement diversifié. Ces mobilisations ont permis de préserver la CNUCED et le PNUD ; elles se sont appuyées sur certaines des agences spécialisées telles que l’Organisation internationale du Travail OIT, ou l’UNICEF, elles ont renforcé de nouvelles instances, notamment à travers la Commission des Droits de l’Homme.
Les Nations Unies ont joué un rôle déterminant et non prévu dans la décolonisation. Elles ont ensuite dû faire face à la crise de la décolonisation qui a suivi l’indépendance des états. Les pays décolonisés ont subi la crise de la dette et la montée des autoritarismes.
Les Nations Unies sont au centre du débat sur le système international. Elles ne le résument pas à elles seules. Il existe d’autres acteurs et d’autres institutions, notamment les accords directs nés de la diplomatie entre États, des alliances militaires, des institutions spécialisées, des internationales politiques, des diasporas, des réseaux transnationaux de toute nature. Mais les Nations Unies occupent une situation stratégique, elles sont les seules à détenir une légitimité qui se réfère à un intérêt collectif international commun, qui se veut une étape vers l’intérêt de l’Humanité ; elles remplissent plus ou moins bien la fonction d’une communauté politique nécessaire au fondement du droit international.
C’est la seule institution qui soit à la fois régie par du droit international et productrice de droit international. Et, les Nations Unies se réfèrent à la déclaration des droits de l’Homme et à la Charte des Nations Unies, deux documents fondateurs de l’ordre international, si on ne considère pas que ce dernier puisse être uniquement régi de façon pragmatique par les rapports de force.
L’approche par les droits, par l’égalité d’accès aux droits, dessine la perspective d’un contrat social mondial. Le débat international sur les droits est ouvert. Dans chaque société et au niveau mondial, la prise de conscience de l’impasse portée par le modèle dominant de la transformation sociale, celui de l’ajustement structurel, progresse.
La déception vient de ce que l’ONU, brandie comme référence à chaque occasion, se révèle impuissante à empêcher les conflits et manque de moyens pour faire respecter les droits des peuples. Elle n’a pas de force propre, les États ne respectent pas leurs engagements et il n’y a pas de sanctions possibles. Les États affirment vouloir défendre les intérêts de l’Humanité, mais sont surtout soucieux des leurs. Le Conseil de sécurité est discrédité par sa pratique du « deux poids, deux mesures » dans le règlement des conflits. Ses cinq membres permanents, disposant du droit de veto, sont les principaux exportateurs d’armes et fauteurs de guerre. Quand ils sont d’accord, c’est le droit du plus fort ; quand ils ne le sont pas, c’est la paralysie ! La multiplication des crises internationales et la montée de l’unilatéralisme alimentent la crise du système des Nations Unies.
Le fait de savoir si les Nations Unies sont réformables ou non ne me paraît pas déterminant. Les Nations Unies ont montré leur capacité à évoluer. Créées dans le contexte de la guerre froide, elles ont été capables de se saisir de la question de la décolonisation et d’y contribuer. À partir de la Conférence de Bandung en 1955 et de celle de La Havane, La Tricontinentale, en 1966, les non-alignés se sont imposés à l’ONU et ont joué un rôle majeur à l’Assemblée générale, contournant parfois les paralysies du Conseil de Sécurité. Ils ont réussi à faire adopter en 1986, une Déclaration sur le Droit au Développement qui introduisait une réelle perspective, mais qui a été marginalisée par le choix imposé en faveur des institutions de Bretton Woods : la BM, le FMI et l’OMC.
Comment pouvons-nous compléter la déclaration avec d’autres instruments pour faire progresser les droits de l’Homme et atteindre un horizon de reconnaissance et d’inclusion de la diversité du monde ?
Pour compléter la DUDH, une des pistes consiste à approfondir la complémentarité entre les droits individuels et les droits collectifs. Prenons la question des droits des peuples. Beaucoup de personnes ont considéré pendant longtemps que les droits des peuples étaient une manière de nier les droits individuels. Mais les droits individuels et les droits collectifs sont complémentaires. Dans l’ensemble des droits, certains s’expriment individuellement, d’autres ne peuvent se concevoir que collectivement (par exemple, le droit d’association, le droit de parler sa langue).
Un peuple n’est pas un ensemble homogène. C’est pourquoi je préfère parler des droits des peuples et non pas des droits du peuple. À Bandoeng, en 1955, pendant la première réunion des États indépendants d’Afrique et d’Asie, dans le débat entre Nehru et Chou en Lai, une affirmation a été mise en avant : les états veulent leur indépendance, les nations, leur libération, les peuples la révolution ! Les états ont gagné l’indépendance, à quelques exceptions près. On en voit les limites. La seconde phase de la décolonisation est celle de la libération des nations et des peuples. Au Tribunal permanent des Peuples, nous reprenons souvent une citation du juriste Chaumont : un peuple se définit par l’histoire de ses luttes ! c’est une notion en construction, à partir d’un projet et non d’un passé. La décolonisation n’est pas terminée, la rupture avec la colonisation passait par le droit à l’autodétermination des peuples, reconnu dans le droit international. Le droit à l’autodétermination peut aller jusqu’à l’indépendance d’un État, mais n’y va pas automatiquement. Il y a des peuples sans État, il y a des peuples qui sont sur plusieurs États. Il n’y a pas d’identité « un peuple, une Nation, un État ». L’intérêt de la notion de peuple est aussi sa plasticité, sa possibilité d’évoluer, de s’adapter à des situations.
Il est difficile de définir a priori ce que seront les conditions de création d’une nouvelle organisation internationale, d’une nouvelle instance du droit international. Elle dépendra, en partie, de la situation lors de sa création. Elle dépendra aussi des leçons qui seront tirées de l’histoire des Nations Unies.
La DUDH et la Charte des Nations Unies restent des textes de référence. C’est l’Organisation des Nations Unies qui est à revoir, à commencer par le Conseil de Sécurité, déjà contestable dans son principe, et qui aujourd’hui est impuissant et inadéquat par rapport à l’évolution géopolitique. Il y a urgence, car le système international est en risque d’éclatement.
L’urgence est de lancer un large mouvement pour discuter de la forme d’une démocratie internationale. Pour cela, on peut mobiliser celles et ceux qui s’intéressent à la dimension internationale dans les États ; dans les mouvements associatifs et les mouvements sociaux, féministes, écologistes, des peuples premiers, des migrants, pour l’égalité des droits à la santé, au logement ; et aussi dans les entreprises, qui sont déjà dominantes dans l’ordre international, en ne se limitant pas aux multinationales et en mobilisant les petites entreprises, les entreprises locales, les entreprises de l’économie sociale et solidaire.
Pour cela, nous pouvons nous appuyer sur les éléments positifs du système international actuel : sur les Agences des Nations Unies qui sont des acteurs actifs du système international et qui peuvent aller encore plus loin si elles sont débureaucratisées ; sur les Conférences internationales qui explorent de nouvelles réponses et résistent relativement à l’offensive des multinationales ; sur les Déclarations qui complètent la DUDH, comme on a pu le voir avec, par exemple, la convention de l’ONU contre la torture et les traitements dégradants de 1984 ou la Convention de l’ONU contre les disparitions forcées, adoptée en 2006. Nous pouvons aussi appuyer les organisations par grandes régions qui permettraient d’associer plus fortement les États et les mouvements à la démocratisation du système international.