Safiya Abdi, stagiaire à Alternatives en Tunisie
Les jeunes tunisien·nes sont confronté·es à un chômage généralisé ! Beaucoup sont incapables de trouver un emploi après avoir terminé leurs études universitaires. Alors que l’économie du pays profite largement des activités extractivistes, le modèle de développement actuel de la Tunisie devrait-il être réexaminé pour remédier à cette crise socio-économique flagrante ?
« Comment voulez-vous que je gagne ma vie ? »
C’est la question que plusieurs jeunes tunisien·nes posent avec frustration à leur gouvernement. Rappelons que ce sont également les derniers mots de Mohammed Boazizi, un Tunisien de 26 ans qui s’est immolé en décembre 2010. Son geste fut un déclencheur des mobilisations sociales à l’intérieur et à l’extérieur du pays, qui ont amorcé une véritable révolution démocratique désignée sous le nom de « printemps arabe ». Boazizi gagnait sa vie en tant que vendeur ambulant, vendant des fruits dans une charrette à Sidi Bouzid. Comme il n’avait pas de permis pour son commerce, ce qui était courant, il était constamment harcelé par les corps policiers et contraint de payer des pots-de-vin pour continuer à subvenir aux besoins de sa famille.
Il a atteint son point de rupture lorsqu’il a été agressé physiquement par une fonctionnaire municipale qui lui a confisqué sa balance, parce qu’il s’était plaint d’avoir à payer un nouveau pot-de-vin. Le jeune homme, angoissé par cette indignité, s’est rendu à la station-service, a acheté un bidon d’essence et a crié ses mots avant de s’immoler par le feu devant le bâtiment municipal.
Un modèle extractiviste des ressources
La frustration des jeunes Tunisien·nes se constate aujourd’hui encore, notamment en raison du manque d’emplois disponibles. Les taux de chômage sont élevés dans tout le pays, en particulier parmi les diplômé·e·s universitaires. Cet état des choses n’est pas étranger au fait que l’économie tunisienne repose en grande partie sur l’exportation de biens et de services, qui représente environ 42,13 % du PIB du pays. L’exportation à grande échelle des ressources naturelles est généralement considérée comme faisant partie de son modèle de développement extractiviste, dans le but d’augmenter les niveaux de production et de générer des revenus.
L’extractivisme est généralement défini comme « l’extraction massive de ressources naturelles telles que les minéraux, le pétrole, le gaz, l’agriculture, la production animale et forestière, » qui se produisent principalement dans les économies appauvries et instables de l’hémisphère Sud. L’extractivisme peut également impliquer la surexploitation de l’eau, de la biodiversité, et de la main-d’œuvre ainsi que le tourisme de masse.
Ce modèle économique de développement est fortement critiqué comme étant un sous-produit du colonialisme, ce qui renforce le néocolonialisme et contribue à maintenir ces pays riches en ressource dans un état de pauvreté perpétuelle. En outre, la question de la préservation de l’environnement n’est toujours pas prise en compte par les entreprises extractivistes et, le plus souvent, les paysages naturels sont endommagés de manière permanente.
Depuis le printemps arabe, la Tunisie connaît une grave crise économique, qui exacerbe la dépendance à l’égard du développement extractiviste dans l’espoir de rétablir la stabilité dans la nation maghrébine. La classe politique et les gouvernements des pays de la région ont associé l’augmentation des revenus tirés de l’exportation des matières premières au développement économique et social.
Cependant, le pays est toujours confronté à des niveaux de chômage stupéfiants, en particulier parmi ses jeunes diplômé·e·s universitaires, alors que les activités extractivistes progressent sans relâche en Tunisie. Selon le ministère tunisien de l’Enseignement supérieur, 30 % des chômeur·euses sont des diplômé·e·s universitaires et d’autres études gouvernementales montrent qu’au moins 40 % des chômeur·euses sont diplômé·es, les femmes étant représentées de manière disproportionnée dans ces statistiques. Dans les régions du Sud, les multinationales continuent d’exploiter les ressources naturelles de la Tunisie, en particulier le pétrole et les phosphates, dévastant ainsi l’environnement et la santé de la population.
Pourquoi l’extractivisme propage-t-il le chômage ?
L’extractivisme est une pratique d’exploitation minière qui ne tient compte ni de l’environnement ni de la culture et des réalités des populations locales. Le cas de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) en est un exemple, documenté par le chercheur activiste Hamza Hamouchene.
Depuis la découverte du phosphate dans les années 1800 par les colonialistes français, son exploitation a transformé les moyens de subsistance des populations, qui ont abandonné l’agriculture de subsistance et le nomadisme pour se tourner vers le travail salarié. M. Hamouchene a constaté que l’entreprise CPG est responsable de diverses mauvaises pratiques environnementales en matière de gestion irresponsable des déchets et de pollution de l’eau. Aussi, les changements structurels intervenus depuis 1986 ont entraîné le licenciement de plus de la moitié de la main-d’œuvre selon le chercheur.
L’installation de nouvelles usines est une promesse de développement de l’emploi pour les populations locales. Or ce modèle extractiviste appauvrit les populations rurales et les conduit au chômage. La destruction de leurs ressources naturelles les prive de leurs moyens de subsistance.
Occupation d’usines
Une agitation croissante s’est développée en 2017, suscitée par le manque d’emplois et la disparité persistante des richesses provenant d’entreprises semblables à CPG. Des manifestations organisées et largement composées de jeunes chômeur·euses ont occupé des usines et ont suspendu les lignes de production. Ces blocages ont paralysé la chaîne, de la production au transport et à la transformation.
Selon M. Hamouchene, la réponse du gouvernement a été d’embaucher des chômeur·euses pour apaiser les inquiétudes. Or, les emplois étaient fictifs et visaient à démontrer un retour à la stabilité.
L’extractivisme est un modèle de développement non durable préjudiciable pour la Tunisie, en particulier pour les jeunes du pays. Il est à forte intensité de capital et son objectif est et sera toujours d’augmenter les profits et les revenus, sans égard à la création d’emplois. Il doit être réévalué pour s’attaquer au cycle du chômage et pour la défense de la dignité de ses jeunes, en s’attaquant au problème sous-jacent qui conduit à une fuite accrue du capital humain.