JEAN-PIERRE PERRIN. Médiapart, 28 avril 2021
L’armée américaine et les forces étrangères auront quitté l’Afghanistan avant le 11 septembre. Joe Biden a refusé à ses généraux le maintien de quelques unités résiduelles. Les talibans se sentent victorieux : ils n’ont fait aucune concession.
C’est une victoire par KO que les talibans ont infligée aux États-Unis qui ont annoncé le départ complet de leurs dernières troupes d’Afghanistan d’ici au 11 septembre sans avoir obtenu de leurs adversaires la moindre concession en contrepartie. Et, s’il est moins retentissant, c’est aussi une manière de KO que Joe Biden vient d’administrer à ses propres généraux en refusant que l’armée américaine puisse maintenir dans ce pays quelques forces résiduelles, ne serait-ce que pour lutter contre des groupes terroristes.
Anticipant ce retrait, qui doit intervenir d’ici au 11 septembre, date hautement symbolique puisqu’elle correspond au 20e anniversaire de l’attaque d’Al-Qaïda contre les tours jumelles et le Pentagone, des centaines d’Afghanes et de membres de la société civile ont d’ores et déjà cessé de travailler en Afghanistan ou l’ont quitté. Selon l’ONG Naï, qui soutient la jeune presse afghane, quelque 200 journalistes femmes – sur les 1 900 que comptait cette profession en janvier 2020 – ont ainsi abandonné leur emploi depuis novembre et 15 d’entre elles ont fui leur pays. Un mouvement de départ qui ne fait que commencer.
Et les écoles aussi se mettent à fermer en raison des menaces qu’elles ont reçues. Plus d’un millier ces dernières années, selon un récent rapport de l’Unicef. La fréquentation des filles a aussi sérieusement baissé.
Actuellement, 2 500 militaires américains se trouvent encore sur le sol afghan. Quelque 7 000 autres soldats, principalement allemands (1 300 hommes), turcs, britanniques et néerlandais, qui opèrent sous le commandement de l’OTAN, devraient aussi avoir quitté l’Afghanistan avant le 11 septembre. La date retenue par les accords de Doha était celle du 1er mai mais le président américain l’a repoussée, notamment pour laisser le temps à l’armée américaine de démanteler tout ou partie des immenses bases qu’elle a installées sur le territoire afghan.
D’ores et déjà, le commandement américain a signifié son désaccord. Lors de son audition du 22 avril devant le comité chargé des questions de défense du Sénat, le général Kenneth McKenzie, à la tête du commandement central des forces américaines, a estimé que l’armée afghane risquait de s’effondrer sans l’appui des États-Unis : « C’est notre renseignement, c’est notre appui feu, ce sont nos moyens qui permettent actuellement (aux militaires afghans) de conserver un avantage sur les talibans. Et tout cela va se terminer. » Et d’ajouter : « Je suis préoccupé par les capacités à combattre de l’armée afghane après notre départ, en particulier des capacités de son aviation à voler après que nous lui aurons retiré notre soutien. »
Les chefs militaires américains font aussi valoir que l’US Army perdait à présent moins de 20 hommes par an sur le théâtre afghan, un chiffre nettement inférieur à celui des décès par accident dans l’armée américaine. Et que la possible débâcle de l’armée afghane pourrait engendrer un scénario comparable à celui de la chute dramatique de Saïgon en 1975 ou de la prise de l’ambassade américaine à Téhéran, en 1979. Le général Kenneth McKenzie l’a bien fait comprendre aux sénateurs : « Est-ce que le futur gouvernement de l’Afghanistan sera capable (de protéger l’ambassade américaine de Kaboul) quand nous serons partis ? C’est une grande inquiétude pour moi. »
Et comme les militaires américains estiment que la menace d’Al-Qaïda et de l’État islamique est toujours là, ils ont commencé à négocier pour installer des bases au Tadjikistan, en Ouzbékistan et même au Turkménistan.
Le Département d’État, de son côté, n’est pas moins inquiet. Son secrétaire Antony Blinken a, dans un récent courrier, averti le président Ashraf Ghani qu’un retrait américain pourrait entraîner « des gains territoriaux rapides » de la part des talibans, dont les forces sont estimées à quelque 50 000 combattants. « Les talibans se sentent chez eux, indique Jean-Luc Racine, directeur de recherche émérite au CNRS et chercheur au think tank Asia Center. Ils contrôlent environ 50 % du territoire mais, en revanche, ils n’ont pas été en mesure de s’emparer des villes, à l’exception de Kunduz [qu’ils ont prise à deux reprises ces dernières années mais rapidement perdue – ndlr]. Seront-ils cette fois en capacité de prendre les grandes villes comme Jalalabad ou Kandahar ? Peut-être sous-estimons-nous les capacités de l’armée afghane. »
« Il est vrai, ajoute-t-il, que ce qui fait actuellement la différence, ce sont l’aviation et les forces spéciales américaines. Sans elles, que va-t-il se passer ? Mais si les forces de sécurité afghanes arrivent à tenir, le seul moyen pour les talibans d’accéder au pouvoir, ce sera de négocier avec le gouvernement de Kaboul. »
Pour le moment, les talibans ne veulent pas de telles négociations. Ils l’ont montré en se retirant en janvier des pourparlers de paix intra-afghane qui se sont ouverts en septembre à Doha (Qatar) mais où les questions de fond n’ont jamais été abordées. Pour eux, le retrait américain rend la prise du pouvoir inéluctable. D’où leur colère, accompagnée de menaces, quand ils ont appris que l’échéance du retrait américain serait repoussée de plus de quatre mois. « Tant que toutes les forces étrangères n’auront pas terminé leur retrait de notre pays, nous ne participerons à aucune conférence censée prendre des décisions sur l’Afghanistan », a tweeté un porte-parole du mouvement taliban, Mohammad Naeem.
Conséquence : les pourparlers de paix « de haut niveau » qui devaient se tenir du 24 avril au 4 mai à Istanbul, à l’initiative du gouvernement turc, ont été repoussés.
Si la direction des « étudiants en religion » fait un tel assaut d’arrogance, c’est parce que l’accord historique dit « de Doha », du 29 février 2020, lui a permis de tout obtenir sans rien céder face à une administration américaine qui voulait un accord à n’importe quel prix en raison des échéances présidentielles. « Cet accord est une catastrophe qui hypothèque lourdement aujourd’hui toute tentative de réconciliation nationale, insiste l’anthropologue et chercheur à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) Georges Lefeuvre. En décembre 2018, lorsque Donald Trump a décidé, dans une de ses foucades habituelles, de retirer toutes ses troupes, dont 7 000 hommes tout de suite, les talibans ont rapidement compris qu’il était tellement pressé que le rapport de force allait tourner en leur faveur. Dès lors, le négociateur américain Zalmay Khalilzad s’est retrouvé dos au mur. »
Les talibans inversent les conditions du retrait
Au départ du processus de Doha, Washington avait posé quatre conditions pour un retrait graduel avec un ordre à respecter : un cessez-le-feu ; un engagement à négocier avec le gouvernement afghan ; une garantie de sécurité pour les troupes étrangères qui se retiraient ; et la promesse de couper toute relation avec le terrorisme, dont Al-Qaïda.
« Après l’intervention impromptue de Trump, les talibans ont immédiatement inversé l’ordre des conditions, poursuit Georges Lefeuvre. Ils ont soumis les deux premières à un accord préalable de retrait total et rapide des troupes étrangères. Dès lors, il ne s’agissait plus de négociations de paix mais portant sur un retrait des troupes étrangères. L’accord final n’engage les talibans à presque rien, seulement à ne pas attaquer les troupes sur le départ et à ne pas commettre d’actes de terrorisme contre l’Amérique. Il leur permet aujourd’hui de dire que le cessez-le-feu n’est qu’un sujet parmi d’autres et non une priorité. En même temps, ils ont toujours rappelé sur leur site officiel La Voix du djhad qu’ils continueraient leur guerre sainte jusqu’à la chute de Kaboul et la création d’un émirat islamique. »
Dès lors, l’accord de Doha ne concernant que le départ des troupes étrangères, la violence a atteint un niveau sans précédent même si les talibans se sont vaguement engagés à la faire diminuer. Pas une journée sans au moins un assassinat, un attentat à la bombe ou une attaque contre les forces de sécurité. Les talibans sur le terrain ne suivraient-ils pas les consignes de leurs chefs ? « Ce n’est pas un point de vue réaliste, répond Jean-Luc Racine. On voit bien que lorsqu’ils décident d’un cessez-le-feu, celui-ci est immédiatement respecté par les combattants. »
Ce qui favorise aussi les insurgés, c’est que, malgré l’ampleur de la menace talibane, les responsables gouvernementaux afghans sont toujours incapables de s’unir, y compris sur la stratégie à adopter face aux insurgés. D’un côté, une société civile plutôt favorable à un régime de transition où travailleraient ensemble les partisans de l’actuelle république et ceux qui veulent que l’Afghanistan redevienne un émirat, comme il l’était de 1996 à 2001 – ce que certains analystes appellent « le mariage de la carpe et du lapin ». De l’autre, Achraf Ghani qui s’oppose totalement à cette solution et plaide pour que le conflit soit réglé par le biais d’élections législatives. Une autre initiative irréaliste, les talibans s’opposant à toute élection qu’ils jugent contraire à la charia.
Dans une récente tribune au New York Times, Farahnaz Forotan, une célèbre journaliste de la télévision afghane, a expliqué pourquoi elle avait décidé de s’exiler aux États-Unis. En raison des menaces de mort qu’elle a reçues mais aussi à cause d’une interview qu’elle a faite en novembre, à Doha, du porte-parole des talibans, Suhail Shaheen. « Ma rencontre avec lui m’a emplie de terreur […]. Il ne pouvait pas me regarder alors que j’étais en face de lui. C’était comme si j’étais l’incarnation du péché et du diable. Je me sentais en danger, même dans une pièce remplie de gens, à des milliers de kilomètres de l’Afghanistan », a-t-elle raconté dans la tribune qui a pour titre : « J’ai rencontré un chef taliban et perdu tout espoir pour mon pays ».