Afghanistan : la société civile menacée

 

Responsables d’ONG et militants pour les droits humains se font discrets depuis la prise du pouvoir par les talibans à Kaboul. Certains ont déjà quitté le pays ou tentent de le faire. Beaucoup craignent d’être pris pour cibles.

Assis à son bureau, au cœur de la capitale afghane, l’homme qui nous parle au téléphone raconte une ville étrangement calme, deux jours après la prise de Kaboul. « Il n’y a pas beaucoup d’activité, nous dit-il via WhatsApp, ce mardi 17 août en milieu de journée. Dans les rues, on ne voit que les travailleurs. Les gens plus éduqués, eux, se cachent et restent très prudents. Il y a très peu de femmes. »
Les talibans, raconte-t-il, passent de maison en maison à la recherche d’armes. Ils paradent dans les rues, mettent en scène des captures de citoyens présentés comme des « pilleurs ». Leurs voitures crachent des slogans qui se veulent rassurants.
Pour l’instant, les nouveaux maîtres de Kaboul prônent à coups de messages lénifiants la retenue contre ceux qui les ont combattus, promettant l’« amnistie » à leurs adversaires. Pourtant, çà et là, les attaques contre des journalistes, des employés du gouvernement ou des civils ont déjà commencé, affirme le New York Times. À Jalalabad, à la frontière pakistanaise, une manifestation antitalibans a été violemment matée.
Des femmes cloîtrées chez elles
À Kaboul, notre interlocuteur, une figure de la lutte anticorruption en Afghanistan, n’a pas encore été visité. Mais cette figure publique, engagée depuis longtemps pour la démocratie et contre l’archaïsme rétrograde des talibans, ne se fait aucune illusion : lui et d’autres feront bientôt partie des cibles des nouveaux maîtres de Kaboul.
« Ils ne m’ont pas encore identifié, mais ils finiront par se venger, dit-il. Pour eux, la société civile, ce sont des désobéissants qui vont à l’encontre de leur vision religieuse. Le but des talibans est de transformer la société et les esprits. Ils n’ont pas changé. Ils ne peuvent pas changer. Ils vont persécuter les défenseurs des droits humains, qu’ils considèrent comme des opposants à leur vision purement religieuse. »
Ses collaborateurs, en particulier les femmes, ont déjà été menacées par le passé : elles sont désormais cloîtrées chez elles, « terrifiées ».
Ce militant anticorruption nous parle sous condition d’anonymat. Si les menaces se font plus directes, il envisagera peut-être l’exil. « Je ne suis pas assez fou pour mourir. Mais si je pars, tout ce que j’ai semé sera perdu. Pour l’heure, je reste et je travaille pour mon pays. »  
Sous surveillance
Défenseurs des droits des femmes, activistes, militants de la paix… la société civile afghane, en pleine ébullition depuis deux décennies, s’est tue : les téléphones ne répondent plus, les courriels restent sans réponse. Nombre d’activistes, pour certain·e·s ciblé·e·s de longue date par les talibans, n’utilisent plus du tout leurs réseaux sociaux.
Vice-présidente de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et directrice exécutive de la fondation Armanshahr, Guissou Jahangiri est en contact avec beaucoup d’entre eux. « La société civile afghane, dit-elle, vit depuis longtemps dans une situation de guerre et d’autocensure. Les talibans ont multiplié les assassinats ciblés contre les défenseurs des droits humains. Mais là, c’est pire. Beaucoup préfèrent se taire. Ils ne regardent plus leurs réseaux sociaux, car les talibans les surveillent. Quand ils peuvent, ils essaient de ne pas dormir chez eux. »
Quelques voix nous parviennent qui crient leur désespoir. Première femme élue maire d’une ville afghane, Zarifa Ghafari, 29 ans, dont le père a été tué par les talibans en novembre 2020, a expliqué au quotidien INews qu’elle attendait la mort. « Je suis juste assise avec [ma famille] et mon mari. Ils viendront pour des gens comme moi, et me tueront. Je ne peux pas quitter ma famille. Et de toute façon, où irais-je ? » Son témoignage, rare et désespéré, a été repris par tous les médias internationaux.
« Des milliers d’Afghanes et d’Afghans risquent de subir les représailles des talibans – universitaires et journalistes, militant·e·s de la société civile et défenseur·e·s des droits humains – et de se retrouver livré·e·s à un avenir des plus incertains », alerte Agnès Callamard, la secrétaire générale d’Amnesty International.
Alors que les gouvernements mondiaux, à commencer par le président français Emmanuel Macron, s’inquiètent d’un flux nouveau de migrants, Amnesty plaide pour l’octroi de visas et des évacuations massives. « Bien sûr que beaucoup se posent la question de fuir, explique Guissou Jahangiri de la FIDH. Mais fuir où ? Il n’y a pas de visas et les consulats sont fermés. »
Pour échapper à une vengeance qu’elle savait certaine, la journaliste Humira Saqib, 41 ans, a préféré fuir Kaboul il y a trois jours. Destination : un pays qu’elle ne souhaite pas nommer pour protéger sa famille et ses amis. Mariée de force à l’adolescence comme tant de jeunes filles afghanes, Saqib, cofondatrice de l’agence Afghan Women News Agency, est devenue une figure du combat pour l’émancipation des femmes.
« La situation s’était déjà aggravée, explique-t-elle à Mediapart en visioconférence, depuis son exil. Il y a eu des assassinats : des femmes journalistes et des activistes ont été ciblés. Avec l’arrivée au pouvoir des talibans, tout est devenu incertain. Dans les régions qu’ils contrôlent, on voit qu’ils n’ont pas changé. À Herat, ils ont interdit aux filles d’étudier et aux professeurs de travailler. À Balkh, ils ont tué une jeune femme. À certains endroits, ils exigent déjà des listes de femmes. Leur but, c’est de les empêcher de participer à la vie sociale : les enterrer vivantes. »
Saqib craint désormais des représailles massives contre la société civile. « À Herat, les talibans ont marqué certaines maisons. À Kaboul, ils ont établi des listes d’activistes avec leurs adresses. L’Afghanistan va devenir un paradis pour les fondamentalistes. Les violences sexuelles et de genre vont exploser. Ce pays va devenir un lieu sûr pour les terroristes, un grand problème pour la région et le reste du monde. »
Mohammad Naeem Ayubzada, lui aussi, a décidé de partir. Sa tête était mise à prix. Délégué de la société civile afghane à la conférence de paix de Genève en 2020, Ayubzada passait à la télé. À la tête de sa Fondation pour des élections transparentes en Afghanistan (TEFA), il est un avocat connu de la démocratie, et sa détestation des talibans n’est pas un mystère. « J’ai déjà reçu des menaces de leur part. L’an dernier, ils ont assassiné un de mes collègues. Ces derniers temps, j’avais préparé mon départ. Je me suis échappé en dernière minute, grâce à beaucoup de gens qui m’ont aidé. »
Spectateur d’une tragédie en cours
Ayubzada est arrivé en Turquie. Pendu au téléphone, il s’inquiète pour sa famille et ses collègues. « Certains ont été arrêtés dans la province de Balkh, et je n’ai pas de nouvelles d’eux. Dans certaines villes, les talibans s’en sont pris à notre matériel. Contrairement à ce qu’ils disent, ils vont commencer à se venger dès qu’ils seront installés au gouvernement. »
Mohammad Naeem Ayubzada a commencé à militer pour la démocratie en Afghanistan il y a vingt ans, au moment du 11-Septembre et de l’intervention américaine en Irak. « J’ai été très optimiste. Mais aujourd’hui, tout ce que nous avons fait durant deux décennies est réduit à néant. »