Afghanistan: « Plutôt mourir, que de me taire » – le combat de Rokhshana Rezaï

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Rachida El Azzouzi et Mortaza Behboudi  –  5e d’une série de huit articles sur l’Afghanistan dans Médiapart « Six mois après les talibans »

Traquée par les talibans parce qu’elle se bat pour les droits des femmes, Rokhshana Rezaï, 26 ans, se terre quelque part dans le pays. Mediapart a pu la rencontrer alors que les fondamentalistes islamistes redoublent de répression à l’égard des activistes féministes. Plusieurs sont portées disparues ou ont été tuées.

Pour son père, elle est « une honte ». Pour sa mère, « une fierté ». Mais celle-ci ne la félicite qu’en aparté, jamais devant son mari ni publiquement : « Comme toute la société, Madar [« mère » en dari, le persan afghan – ndlr] est préoccupée par le qu’en-dira-t-on. » Rokhshana Rezaï milite pour les droits des femmes en Afghanistan. Dans son pays repassé sous le joug des talibans, c’est pire qu’une transgression, « un péché ». 

Elle réclame le droit d’étudier, de travailler, de s’impliquer dans la vie politique, de disposer de son corps, de ne pas le cacher sous une burqa, de circuler dans l’espace public, de voyager seule, sans être accompagnée d’un mahram, comme on désigne en islam ces hommes de la famille avec qui le purdah (la ségrégation physique entre les sexes, littéralement « le rideau ») n’est pas obligatoire. « Le droit, en fait, d’être libre, d’être moi-même, de vivre. »

Depuis deux semaines, elle vit cachée telle une criminelle en cavale, quelque part loin de Kaboul. Les nouveaux maîtres de l’Afghanistan traquent les activistes féministes à travers le pays, celles qui, comme elle, organisent des manifestations contre leur régime d’oppression et d’effacement des femmes.

Les talibans fouillent quartier par quartier, maison par maison. Deux camarades sont portées disparues depuis le 19 janvier : Tamana Zaryab Paryani, du groupe de défense des droits Seekers of Justice, et Parwana Ibrahimkhel, une ancienne étudiante en journalisme.

Tamana Zaryab Paryani s’est filmée appelant au secours alors que des talibans défonçaient les portes de son domicile. C’est la dernière image connue d’elle. « S’il vous plaît, aidez-moi, les talibans arrivent chez moi, mes sœurs sont à la maison », implore-t-elle dans la vidéo envoyée à ses amies, qui l’ont diffusée sur les réseaux sociaux. Elle demande aux nervis de l’émirat islamique d’Afghanistan de revenir le lendemain, car « c’est la nuit, il n’y a que des filles ici, nous ne pouvons pas vous ouvrir ». Et puis elle répète : « À l’aide, à l’aide ! »

Depuis, aucune nouvelle d’elle ni de ses sœurs, également arrêtées. Quant à Parwana Ibrahimkhel, elle aurait été, selon des proches, retrouvée par sa mère dans un commissariat de la capitale, amochée par les coups tant elle aurait été battue. Les fondamentalistes islamistes nient toute arrestation, toute répression, évoquent « un drame fabriqué » destiné à leur nuire. Les Nations unies les exhortent « à fournir des informations » sur le sort des militantes. En vain.

Tandis que le 22 janvier, une délégation talibane comptant les plus durs du régime (des membres du réseau Haqqani, responsable de plusieurs attentats meurtriers en Afghanistan) débarquait en jet privé à Oslo (Norvège) pour jurer aux Occidentaux être fréquentables, Rokhshana Rezaï, elle, était terrée. La peur au ventre. Six jours plus tôt, elle avait manifesté dans Kaboul avec Tamana Zaryab Paryani, Parwana Ibrahimkhel et une vingtaine d’autres femmes. Jusqu’à ce que des barbus armés sortent de pick-up flanqués du drapeau blanc taliban et les aspergent de gaz poivré.

Elles scandaient « égalité et justice », dénonçaient les assassinats et les disparitions de plusieurs femmes depuis la prise de pouvoir des moudjahidines, le 15 août : Forozan Sanfi, une féministe très connue assassinée à Mazar-e Charif en septembre, Alia Azizi, la directrice de la prison des femmes à Hérat, qui n’a plus donné signe de vie depuis octobre, Zainab Abdulahi, tuée par balles le 13 janvier à un check-point de Kaboul alors qu’elle rentrait d’un mariage…

Elles martelaient aussi que personne ne leur imposerait ni le hidjab ni la burqa, piétinant, brûlant même l’un de ces voiles grillagés qui ne laissent rien voir, symboles de la terreur talibane entre 1996 et 2001. La provocation de trop pour les intégristes au pouvoir. Un porte-parole des services de renseignement a prévenu sur Twitter que « l’insulte aux valeurs religieuses et nationales du peuple afghan n’était plus tolérée ».

Rokhshana Rezaï a reçu des pressions, des menaces, par téléphone, dans la rue. « Ils m’ont traitée de prostituée au service de l’Occident, qui veut rassembler des femmes contre l’islam. Ils m’accusent de faire cela pour monter un dossier et fuir à l’étranger alors que je n’ai jamais songé à quitter mon pays contrairement à l’écrasante majorité de la population », raconte-t-elle, encore sous le choc, dans un lieu tenu secret pour ne pas la mettre en danger.

Elle a l’estomac noué, le sommeil introuvable, des boucles d’oreille rouges qui cliquettent, une manière singulière de maquiller d’une virgule d’eye-liner ses yeux noirs et de porter son voile bleu nuit, qui ne recouvre pas entièrement ses cheveux, elle ne le noue pas. La fuite l’épuise. Surtout son moral. Il faut redoubler de vigilance sans basculer dans la paranoïa, changer de toit régulièrement, couper avec les siens.

Elle espérait se réfugier dans ses montagnes natales, dans la province rurale de Daykundi, avec sa cousine Sabra, elle aussi basculée dans la clandestinité, une policière chargée de féminiser la police sous l’ancien régime. Impossible de quitter Kaboul, de trouver un taxi qui veuille bien les transporter car elles n’ont pas de mahram, d’homme pour les accompagner.

Alors qu’un·e Afghan·e sur deux est menacé·e par la famine, les talibans affichent leurs priorités : régir le corps des femmes en vertu de la charia, la loi islamique, et d’un code tribal zélé. Les femmes ont interdiction de se déplacer à plus de 72 kilomètres sans un parent masculin, d’apparaître dans des émissions de télévision et des films, de travailler dans les entreprises privées, dans les administrations publiques, sauf dans l’éducation et la santé où elles ont pourtant là aussi en grande partie disparu.

Les conducteurs de taxi sont invités à n’accepter des femmes à bord de leur véhicule que si elles portent le « voile islamique ». La majorité s’exécute, craignant les représailles et les coups de fouet des agents du ministère de la promotion de la vertu et la répression du vice, qui a remplacé le ministère de la condition féminine.

« Les talibans ont peur des femmes, de notre pouvoir. » Rokhshana Rezaï a 26 ans, elle vit seule à Kaboul depuis qu’elle a rejoint la capitale pour ses études à l’université publique de droit et de sciences politiques, Dunya. Elle fait partie de la communauté des Hazaras, une ethnie musulmane chiite d’origine mongole, réprimée et discriminée en Afghanistan ; cible privilégiée des talibans sunnites mais aussi de leurs ennemis, les djihadistes de l’État islamique, qui la considère comme hérétique et ont tué des centaines de ses membres dans des attentats suicides ces dernières années, notamment à Kaboul.

Fin août, à l’heure de leur triomphe, les talibans ont assassiné treize Hazaras, dont une adolescente, à Daykundi, ravivant la plaie jamais refermée de leur nettoyage ethnique à la fin des années 90, quand ils ont massacré à Mazar-e Charif, Yakawlang… des centaines de civils hazaras sous les yeux de leurs familles qui avaient interdiction de ramasser leurs cadavres, offerts aux chiens. Rokhshana était trop petite pour s’en souvenir. Mais ses sœurs et ses parents en sont hantés.

Elle est la dernière d’une fratrie de cinq enfants, la seule à faire des études, pour des raisons économiques – « nous sommes pauvres, mon père est agriculteur » – mais aussi politiques. « Mes sœurs ont payé cher le premier régime des talibans. Elles ont beaucoup souffert, elles étaient adolescentes quand ils étaient au pouvoir, notre région était l’un de leur bastion. Elles ont été privées d’école. Aujourd’hui, leur objectif de vie est de suivre la tradition, se marier et faire des enfants pour ensuite s’en occuper, comme des millions d’Afghanes. »

Nombre de ses proches ne comprennent pas son engagement féministe : « Ils me demandent pourquoi je fais cela, me disent, comme mon père, que je suis une honte. Je vis dans une société très fermée, y compris dans ma famille. Mes parents ont été très énervés de me voir résister aux talibans, ils ont très peur d’eux. Ils sont obsédés aussi par le regard des autres. Taliban ou non, dans mon pays, les hommes ont beaucoup de valeur, pas les femmes. Elles sont réduites au foyer, à l’espace privé et subissent beaucoup de violences. »

Sa mère en sait quelque chose : « Elle me dit d’arrêter de manifester, de faire attention mais aussi qu’elle est fière. Elle sait au fond d’elle que mon combat sert la cause de toutes les femmes. Je ne lui en veux pas : elle a été battue par mon père, elle ne pouvait pas réclamer ses droits entre la société patriarcale et l’oppression des talibans. Peu de femmes veulent entrer en résistance, elles préfèrent souffrir en silence, de génération en génération, pour n’avoir pas de problèmes, de conflits avec leurs familles, la société ou risquer leur vie. »

Rokhshana a manifesté plus d’une vingtaine de fois depuis la chute de Kaboul. Elle se souvient de la toute première manifestation de femmes dans la capitale, le 4 septembre, lorsqu’elles ont crié « Mort aux talibans ». Elles étaient plus d’une centaine puis les fois suivantes, une quarantaine en moyenne.

« J’ai pleuré de joie, je me suis dit : tu n’es pas seule. Nous ne sommes malheureusement pas beaucoup soutenues par la population mais c’est en partie grâce à nous, si six mois plus tard, les talibans n’ont toujours pas obtenu une reconnaissance internationale. C’est pour cela d’ailleurs qu’ils deviennent de plus en plus violents avec nous, ils sont furieux. »

Les manifestantes s’organisent via la messagerie sécurisée Signal : « On crée des groupes où chacune est libre d’ajouter des femmes de son réseau puis on se donne rendez-vous à la dernière minute. Parfois, cela fuite, car les talibans sont très implantés dans la société, pas seulement chez les Pachtounes, alors on change encore de lieu. »

Les réseaux sociaux jouent un rôle décisif pour défendre leurs droits, porter leurs voix. Pour Rokhshana, « ils sont un espace de liberté, de résistance, d’affirmation, où l’on peut raconter nos vies, nos douleurs, nos rêves. Les talibans ne peuvent pas nous les interdire ». Mais ils restent un outil limité aux villes dans un pays majoritairement rural, miné par l’analphabétisme.

Mercredi 2 février, pour la première fois, depuis le sacre des talibans, quelques universités publiques ont rouvert dans le pays, avec une nouvelle organisation pour répondre à l’obsession de non-mixité. Les femmes, qui doivent être vêtues de la burqa ou du niqab, ont cours le matin et les hommes l’après-midi.

Celle de Rokhshana est toujours fermée. Elle ne sait pas quand elle pourra y retourner. La dernière fois qu’elle a voulu s’y rendre, on lui a refusé l’accès : « Ma tunique qui descendait jusqu’aux genoux a été jugée trop courte. » Elle veut reprendre les cours, finir ses études, consacrer son avenir à la cause des femmes, leur droit à l’éducation et au travail. Elle promet de continuer à manifester aussi et à scander « Naan, kar, azadi »« pain, travail, liberté » « Plutôt mourir que de me taire. Ils peuvent nous replonger à l’âge de pierre, je ne resterai pas silencieuse. »

À Paris, le week-end dernier, l’artiste exilée Kubra Khademi a remplacé les plaques de l’allée du commandant Ahmed Chah Massoud, le célèbre « Lion du Panshir », icône de la résistance afghane, par d’autres à l’effigie de « Rokhshana Rezaï, héroïne d’aujourd’hui » et de ses sœurs de lutte.