Afghanistan : les réfugiés dans la tempête

Aujourd’hui, l’attention du monde est tournée vers les milliers d’Afghans et d’Afghanes autour de l’aéroport de Kaboul. Ces images dures à prendre ne doivent cependant pas nous faire oublier que le problème des réfugiés qui affecte ce pays n’est pas simple. Depuis la fin des années 1970, des millions d’Afghans se sont réfugiés au Pakistan et en Iran, sans compter des milliers qui ont quitté le chaos vers toutes sortes de destinations. 40 ans plus tard, on parle à partir d’estimations approximatives de trois à cinq millions de personnes. Dans les deux principaux pays d’accueil, au Pakistan et en Iran, les réfugiés connaissent des conditions de travail précaires, l’absence d’emplois et le climat d’insécurité qui font de la condition de réfugié un enfer. Autrement, une petite minorité d’Afghans a réussi à obtenir le statut de réfugié en Europe, aux États-Unis et en Amérique du Nord. Ces gens qui prennent la chance connaissent un parcours de combattant qui inclut la détention prolongée dans des camps d’internement (notamment en Lybie et en Turquie), sans compter le danger de mort dans des opérations transfrontalières périlleuses (comme la traversée de la Méditerranée).

L’exode actuel

Beaucoup de gens craignent l’établissement d’un pouvoir répressif sous la coupe des Talibans. Durant l’intervalle durant lequel ils ont gouverné entre 1996 et 2002, des milliers de personnes ont été réprimées. Les minorités ont été fortement affectées. Les femmes et les filles ont été forcés de retourner à la maison. Malgré le discours rassurant des Talibans actuels, les craintes sont légitimes. Par ailleurs, malgré leur mainmise rapide et relativement facile du pays, les Talibans auront beaucoup de peine à rétablir une paix durable dans ce pays, à moins qu’ils se départissent de certains piliers fondamentaux de leur projet.

En attendant, c’est le scramble. Au moins 50 000 personnes qui avaient des postes de responsabilité dans le gouvernement et les appareils de sécurité doivent quitter rapidement (les États-Unis en ont déjà évacué beaucoup). Ce sont plus que de simples « traducteurs » comme les médias en parlent. Il y avait sous l’occupation une puissante bureaucratie ainsi que des forces armées qui ont eu des responsabilités dans ce qui est arrivé depuis 2002. Les Talibans n’ont pas de dispositif crédible pour traiter de cette situation, mais il est probable qu’ils cherchent à localiser ces personnes. Cette conflictualité est plus intense au niveau rural dans les communautés éparpillées où les gens savent très bien qui étaient ces collaborateurs et ce qu’ils ont fait. Les forces d’occupation sont totalement responsables de cette catastrophe et ils doivent la gérer en accélérant les moyens pour les sortir au plus tôt.

Bien plus nombreuse est la population urbaine et éduquée qui a majoritairement accepté l’occupation dont elle a bénéficié au niveau éducation et emploi. On parle probablement ici d’au moins 500 000 Afghans et d’Afghanes professionnels, dans la fonction publique et aussi dans l’entreprise privée. Sans être des collaborateurs « directs » de l’occupation, ils sont susceptibles de perdre statut et revenus, en particulier les femmes qui ont l’intuition qu’il n’y pas d’avenir pour elles dans une Afghanistan talibanisée, en dépit des messages actuels de la direction du mouvement à Kaboul. Une partie de cette population se retrouve à l’aéroport de Kaboul, mais la majorité est terrée à la maison en attendant des secours improbables, ou encore, sur les routes vers le Pakistan ou le Tadjikistan.

Un troisième groupe de personnes venant de minorités religieuses ou ethniques se sent très menacé. Notamment, les trois millions de Hazaras (chi’ites) qui ont déjà été terriblement frappés durant le premier épisode du pouvoir taliban. Le nouveau pouvoir taliban a déclaré que l’hostilité envers les chi’ites ne serait pas une politique acceptable. Cependant, ils devront tenir compte des groupes extrémistes qui fonctionnent en dehors de leur contrôle dont les unités de Daesh et d’Al-Qaida responsables des massacres commis ces derniers temps. On peut penser également que certains communautés minoritaires au nord resteront réfractaires dans certaines zones comme le Pandjchir. Il est difficile d’identifier le nombre exact de ces personnes, mais il serait surprenant qu’il soit moins d’un million. Si on additionne tout cela, cela fait plusieurs millions d’Afghans qui pourraient rejoindre les autres réfugiés afghans.

Quelle réponse humanitaire ?

Tout le monde constate maintenant la grande négligence des États-Unis et de leurs alliés dans la manière dont ils ont géré leur départ. Il ne fallait pas être un génie pour savoir ce qui allait se passer, et qui était prévisible depuis déjà plusieurs mois. Les départs chaotiques à partir de l’aéroport de Kaboul permettront sans doute de sauver quelques dizaines de milliers de personnes, soit une petite fraction des populations concernées. Agir à ce niveau est cependant mieux que de ne rien faire et donc l’organisation du départ et l’accueil des réfugiés reste une mission qu’on ne peut mettre de côté. Mais visiblement, cela ne sera pas suffisant. D’autre responsabilités très complexes et risquées devront être assumées :

  • Il faut négocier avec le pouvoir taliban qui est indéniablement la force dominante dans ce pays. Ce qui ne veut pas dire de croire leurs « belles paroles » pour autant. Les Talibans vont y penser deux fois avant de s’aliéner complètement les puissances occidentales qui détiennent par ailleurs les milliards de réserves monétaires de l’Afghanistan. Les Talibans auront besoin d’aide et de sécurité. Dans quelle mesure feront-ils prêts à faire des concessions au niveau des droits ? Avant de rejeter d’avance l’idée de cette négociation, ne faut-il pas rappeler que le États-Unis et le Canada transigent et reconnaissent des tas de dictatures dans le monde, dont l’Arabie saoudite par exemple.
  • Il faut remettre l’ONU au contrôle de l’opération humanitaire. Les méfaits de l’administration américaine de l’occupation sont bien connus. Seule des agences multilatérales pourront tenter, dans des conditions d’une grande adversité, d’aide la population locale.
  • Les États-Unis doivent s’abstenir d’interventions militaires (à distance ou sur place) en Afghanistan et au Pakistan. Ils ne doivent pas faire de l’Afghanistan un autre terrain d’affrontement avec la Chine qui cherche à augmenter son influence en Asie centrale.
  • Aucune politique pour défaire le processus de destruction entamé depuis 2001 ne pourra réussir si les ponts ne sont pas rétablis avec l’Iran, dont les liens avec l’Afghanistan (au-delà des réfugiés afghans sur son territoire) sont historiques et nombreux.

Soyons réalistes, il faudrait plusieurs miracles, sinon une remise en question fondamentale des stratégies américaines, pour entreprendre ce redressement. Mais avons-nous le choix ? L’Afghanistan et ses millions de réfugiés ne vont pas disparaître demain. Les risques d’un embrasement régional sont très élevés, notamment entre l’Inde et le Pakistan. Une confrontation qui continuerait entre la Chine et les États-Unis ne pourrait qu’aboutir au désastre. C’est immense, un peu comme le défi climatique. Se mettre la tête dans le sable ne servira à rien.