JEAN-PIERRE PERRIN, Médiapart, 15 septembre 2020
Les talibans et les représentants de Kaboul ont amorcé, pour la première fois, des pourparlers de paix au Qatar. Si, élection oblige, Donald Trump a exercé une pression énorme pour qu’ils se tiennent, ni les insurgés ni leurs adversaires n’y sont venus de leur plein gré. Tout sépare les deux parties, à commencer par la nature du futur État.
Aux négociations de paix infra-afghane, qui ont commencé samedi à Doha (Qatar), la députée Faouzia Koofi va sans doute rencontrer ceux qui, à plusieurs reprises, ont décidé de son assassinat. La dernière fois, c’était le 14 août sur l’autoroute Parwan-Kaboul par des tueurs qui l’ont ratée de peu : elle a cependant été blessée au bras. Car pour les talibans, cette combattante féministe de la première heure devenue vice-présidente de l’Assemblée nationale afghane est depuis longtemps une cible.
C’est depuis son lit d’hôpital qu’elle a fait savoir que l’attaque ne la ferait pas quitter la délégation du gouvernement de Kaboul à ces pourparlers, les premiers à se tenir avec les insurgés islamistes pour tenter de trouver une solution au conflit. Elle y sera l’une des quatre femmes de la délégation, qui compte 21 membres.
Quand Faouzia Koofi évoque la situation accablante des Afghanes, elle sait de quoi elle parle. Fille de l’une des sept femmes d’un père polygame, elle fut rejetée par ses parents à cause de son sexe et dut se battre pour que sa mère l’envoie à l’école, ce qui fit d’elle la seule fille de la nombreuse famille à suivre une scolarité. Des 69 femmes que compte l’assemblée, elle est la députée la mieux élue.
Avec elle, on trouve également Habiba Sarabi, qui appartient à l’ethnie minoritaire des Hazâras, haïe aussi par les insurgés parce que de confession chiite, donc hérétique à leurs yeux. Ancienne ministre des droits des femmes, elle fut la première Afghane à être nommée gouverneur de province – celle de Bamiyan. Sous le règne des talibans (1996-2001), elle avait orchestré la riposte à la fermeture des écoles de filles en organisant, au péril de sa vie, un réseau d’enseignement clandestin « à domicile » à Kaboul et dans plusieurs autres villes afghanes.
Sans ces femmes, la délégation gouvernementale ferait piètre figure. Elle est certes dirigée par Abdullah Abdullah, l’ancien secrétaire du légendaire commandant Ahmad Chah Massoud (assassiné par Al-Qaïda en septembre 2001) et candidat malheureux à plusieurs élections présidentielles. Mais aucun individu en Afghanistan ne pouvant prétendre à un quelconque pouvoir personnel hors de son clan, de sa tribu ou de sa communauté, elle est essentiellement composée de représentants de ceux-ci et de chefs de guerre.
Ainsi trouve-t-on le jeune fils du maréchal Abdoul Rachid Dostom, un ancien officier communiste ayant semé la terreur dans les populations, puis rallié les moudjahidine en 1992, et qui est devenu l’homme fort des Ouzbeks d’Afghanistan. Ainsi que celui du commandant Atta Mohammad Noor, un seigneur de guerre à la tête de la grande ville de Mazar-I-Sharif. Deux jeunes gens dont les médias pro-talibans n’ont pas manqué de railler l’incompétence manifeste à la faveur d’interviews.
Du côté des « étudiants en religion », la délégation est plus compacte et ne laisse apparaître aucune divergence, alors qu’on les sait nombreuses.
En fait, aucune des deux délégations n’est venue négocier à Doha de son plein gré. Le gouvernement afghan a dû s’y résoudre sous le chantage des États-Unis, qui ont menacé de rapatrier rapidement les derniers soldats américains et de retirer un milliard de dollars d’aide financière. De leur côté, les talibans ont subi la pression de leur parrain, le Pakistan, lui-même soucieux de complaire à Washington pour en tirer des bénéfices diplomatiques et économiques.
Ces pourparlers, inscrits dans une des dispositions de « l’accord historique » américano-taliban signé le 29 février au Qatar, qui entérine le retrait des troupes étrangères d’Afghanistan d’ici fin avril 2021, avaient dès le départ suscité l’hostilité de Kaboul, non signataire du texte. Il était d’ailleurs prévu qu’ils se déroulent en mars mais ils avaient été reportés régulièrement du fait de désaccords persistants autour d’un échange de prisonniers : quelque 5 000 talibans contre un millier de membres des forces de sécurité afghanes.
« Ces pourparlers, les Américains les voulaient absolument, relève Karim Pakzad, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) de Paris. C’est déjà Donald Trump qui avait imposé des négociations de paix entre l’Amérique et les talibans. Et depuis deux ans, toujours pour les besoins de sa campagne électorale, il veut que Kaboul et les insurgés s’entendent. Mais, en réalité, les deux parties n’en veulent pas de ces pourparlers. Les talibans, parce qu’ils ont l’initiative sur le plan militaire et qu’ils progressent aussi sur le front diplomatique, entretenant désormais des relations avec l’Iran, la Chine et la Russie. »
Il ajoute : « Avec la signature de l’accord avec les États-Unis, les insurgés ont déjà enregistré une victoire éclatante. Car ils ont tout obtenu : un calendrier précis de retrait des troupes américaines, la libération de leurs prisonniers sans pour autant accepter le cessez-le-feu que le gouvernement afghan leur demande avec insistance… Et on voit à présent que l’entente avec Washington non seulement perdure mais qu’elle se renforce de jour en jour. Les Américains suivent mot à mot le texte de l’accord. Le départ des troupes américaines se fait même plus vite que ce que prévoit le calendrier. »
En échange du retrait américain – il reste aujourd’hui environ 8 600 soldats américains dans le pays, contre 100 000 au plus fort de la guerre, en 2012 –, les talibans ont pourtant fait bien peu de concessions : ils se sont uniquement engagés à ne plus laisser des terroristes opérer dans les zones qu’ils contrôlent, à réduire les violences et à négocier pour la première fois directement avec le gouvernement afghan.
L’accord avait été jugé par Kaboul bien trop favorable aux talibans, entre autres parce qu’il ne repose pas sur un cessez-le-feu. Les insurgés ont certes cessé d’attaquer les troupes américaines et de commettre des attentats massifs à Kaboul, mais ils continuent de viser quasi quotidiennement les forces de sécurité afghanes. Selon le ministère afghan de la Défense, les attaques des insurgés contre les forces de sécurité, pour la seule journée de dimanche, ont ainsi touché 18 provinces, faisant 24 morts et 15 blessés parmi les civils.
Les assassinats ciblés se sont par ailleurs multipliés ces dernières semaines, comme celui qui a visé, le 9 septembre, soit trois jours avant la réunion de Doha, le vice-président afghan Amrullah Saleh, en plein cœur de la capitale. Ce dirigeant, qui fut l’un des lieutenants du commandant Massoud, et qui s’est montré très hostile à toute négociation, n’a été que légèrement blessé par un engin explosif qui a tué au moins dix personnes et en a blessé une trentaine d’autres, dont plusieurs de ses gardes du corps. Même si les talibans ont démenti en être les auteurs, le fait qu’il n’ait pas été revendiqué par d’autres insurgés, comme le groupe Khorassan (la branche afghane de l’État islamique), les désigne en priorité.
« Nous nous entendons très bien avec les talibans en Afghanistan », a pourtant reconnu dernièrement Donald Trump. On n’en doute guère quand on voit sur des photos le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, venu spécialement à la séance d’inauguration des discussions de Doha, en compagnie de Mohammad Nabi Omari, un ancien commandant taliban lié à Al-Qaïda, qui fut détenu pendant douze ans à Guantanamo – il a été libéré en 2014, avec trois autres chefs insurgés, en échange du soldat Bowe Bergdahl, qui avait déserté, puis été capturé par la rébellion.
Dès lors, la réunion de Doha apparaît comme la rencontre d’un futur gagnant avec un probable perdant. C’est pourquoi le gouvernement de Kaboul a traîné les pieds autant que possible avant d’accepter d’y participer. Comme les talibans exigeaient avant l’ouverture des négociations la libération de leurs 5 000 prisonniers, parmi lesquels on trouve à la fois des chefs militaires, des criminels de guerre, des trafiquants de drogue, qui devraient ensuite être relâchés par les insurgés en échange de formidables rançons, le président Achraf Ghani a fait son possible pour la retarder.
Il a donc fallu attendre cinq mois au lieu des dix jours prévus. Le président afghan, affaibli par un manque criant de légitimité – il a été élu avec moins d’un million de voix –, a finalement cédé devant les pressions américaines, en particulier pour relâcher les 400 derniers insurgés, qui ont été élargis quelques jours avant la réunion de Doha, à l’exception d’une poignée d’entre eux. Beaucoup étaient accusés ou condamnés pour les crimes les plus graves, dont des crimes contre l’humanité, et pour 156 d’entre eux à la prison à vie.
La paix a un coût, et avec cette libération « nous payons le plus gros versement, ce qui signifie que la paix aura des conséquences », a déploré Achraf Ghani. En revanche, les rebelles n’ont nullement consenti à un « cessez-le-feu humanitaire », réclamé avec insistance par Abdallah Abdallah, lors de la cérémonie d’ouverture des pourparlers. Ils ont fait savoir qu’ils ne le décréteraient qu’à l’issue des pourparlers. La raison : ils craignent qu’un arrêt des combats ne les affaiblissent. La guerre va donc continuer.
Il est à peu près certain que les pourparlers dureront jusqu’à novembre, date de l’élection américaine, et même jusqu’à fin avril, date retenue pour le rapatriement des derniers soldats américains. Et après ? « Achraf Ghani sait que les jeux sont faits, répond Karim Pakzad. Alors, il cherche à faire traîner les choses. Peut-être espère-t-il que les résultats de l’élection américaine changeront la donne. Mais la position de Joe Biden, s’il est élu, sur l’Afghanistan n’est guère différente de celle de Trump. »
En principe, un accord à Doha permettrait la mise en place d’un gouvernement de transition avec des représentants de Kaboul et des insurgés. Mais ajoute le même chercheur « ces négociations dissimulent en fait des divergences de fond absolument considérables, à commencer par la nature du régime. Ce n’est pas une république islamique que les talibans veulent imposer mais un émirat islamique, avec l’application stricte de la charia. Donc, ils rejettent le principe même d’une élection. Le choix de celui qui dirigera l’émirat, qu’on l’appelle zaïm ou émir, se fera dès lors par ijma ou consensus entre les grands oulémas du pays ».
« Ils ont l’air d’avoir changé », confiait récemment Faouzia Koofi à propos des talibans. C’était peu avant sa tentative d’assassinat.