Afrique de l’Ouest : violations de droits et COVID

RÉMI CARAYOL ET FANNY PIGEAUD, Médipapart, 31 DÉCEMBRE 2020 PAR

Dans les pays francophones de l’ouest du continent africain, plusieurs organisations de défense de droits humains constatent un recul croissant des libertés publiques, dû notamment à une dérive sécuritaire et des motifs politiques.

Pulchérie Gbalet, 48 ans, a été arrêtée le 15 août à Abidjan pour avoir appelé à manifester pacifiquement contre la décision d’Alassane Ouattara de briguer un troisième mandat, interdit par la Constitution ivoirienne. Depuis, cette mère de trois enfants, coordinatrice de l’ONG Alternatives citoyennes, a été multi-inculpée (« atteinte à l’ordre public », « participation à un mouvement insurrectionnel », « atteinte à l’autorité de l’État », etc.) et attend son procès en prison.

Amnesty International considère que sa détention est arbitraire. Son cas, loin d’être isolé, illustre la restriction flagrante des libertés publiques opérée ces dernières années en Côte d’Ivoire, mais aussi dans les autres pays francophones d’Afrique de l’Ouest, à savoir le Bénin, le Burkina Faso, la Guinée, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo.

Dans ces États, « les groupes et les militants pro-démocratie et anti-corruption sont de plus en plus pris pour cible et les protestations sont accueillies avec une force excessive »s’inquiète le réseau Civicus.

Cette alliance mondiale d’organisations de la société civile relève que la situation s’est particulièrement détériorée en 2020 en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Niger et au Togo. Elle les range désormais dans l’avant-dernière catégorie de son classement, celle des pays où la liberté d’association, d’expression et de réunion pacifique est « réprimée ». Ce sont les seuls États africains qu’elle a rétrogradés cette année.

Au cours des derniers mois, le Covid-19 a été l’une des raisons qui ont conduit les autorités de ces pays à rogner les libertés publiques. Le Sénégal a ainsi instauré un état d’urgence et un couvre-feu pendant plusieurs mois. Ces mesures, jugées inadaptées et exagérées par des défenseurs des droits de l’homme, ont donné lieu à un usage excessif de la force par les services de sécurité chargés de les faire respecter.

Le même scénario s’est produit en Guinée, au Niger, au Togo. Plusieurs de ces États ont également interdit des manifestations de l’opposition et de la société civile en prenant le prétexte du coronavirus. Le représentant spécial de l’Organisation des Nations unies pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel a dû rappeler « la nécessité d’assurer le respect des droits de l’homme tout en luttant contre la pandémie ».

Ces restrictions liées à la crise sanitaire ne sont toutefois que le prolongement d’une tendance à l’œuvre depuis quelques années. La régression à laquelle on assiste « était prévisible dans la mesure où ces États avaient déjà commencé à réviser des lois en y introduisant des dispositions liberticides », souligne un défenseur des droits de l’homme, qui s’exprime sous couvert d’anonymat pour des raisons professionnelles.

Tous ces pays, avançant des raisons sécuritaires dans un contexte d’attaques terroristes sur le territoire de certains d’entre eux, ont en effet revu leur cadre législatif pour le rendre plus contraignant et ont adopté des lois pour lutter, notamment, contre la cybercriminalité, avec une constante : les nouvelles dispositions contiennent bien souvent des formulations vagues, qui permettent toutes sortes d’interprétations et peuvent facilement donner lieu une instrumentalisation à des fins politiques.

Le prétexte et les lois sécuritaires engendrent des dérives, en particulier dans les pays du Sahel. Depuis plusieurs années, les régimes de cette zone évoquent en effet la « menace terroriste » pour réprimer toute forme de contestation, dans la rue comme dans les médias, voire sur les réseaux sociaux.

Le Niger de Mahamadou Issoufou, dont le deuxième et dernier mandat est arrivé à son terme dimanche 27 décembre, s’est notamment illustré en interdisant quasiment systématiquement toute manifestation, principalement dans la capitale, Niamey. Raison invoquée : les attaques djihadistes menées dans les régions périphériques de Tillabéri, à la frontière avec le Mali et le Burkina Faso, et de Diffa, à la frontière avec le Nigeria.

Dans un rapport publié en mars, le collectif « Tournons la page » a recensé pas moins de 24 interdictions de manifester en 2018, en 2019 et durant le premier trimestre 2020. « À mesure que la situation sécuritaire du Niger s’est dégradée, les interdictions […] se sont multipliées. À plusieurs reprises, ce sont même des réunions dans des lieux privés qui ont été empêchées et ce, sans motifs valables », déplore le collectif, qui réunit près de 200 organisations de la société civile.

Ces interdictions « mettent en évidence le risque d’utiliser “l’insécurité” comme une notion fourre-tout pour punir des acteurs de la société civile qui souhaitent exercer leur rôle de vigilance citoyenne et de critique sociale ». Plusieurs figures de la société civile ont passé des mois en prison pour avoir enfreint ces interdictions. Amnesty International et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) dénoncent régulièrement la dérive autoritaire du régime.

Plus « permissifs », les pouvoirs malien et burkinabé ont également été tentés d’utiliser la « menace terroriste » pour restreindre les libertés publiques. Au Mali, plusieurs manifestations ont été interdites en raison de l’état d’urgence en vigueur depuis 2015. « Le fait d’interdire systématiquement à des citoyens de manifester pour exprimer une opinion constitue une restriction injustifiée au droit à la liberté de réunion pacifique », avait déclaré Amnesty International en juin 2018, après la répression d’une manifestation contre un projet de réforme constitutionnelle.

Au Burkina Faso, c’est le vote, en juin 2019, d’une loi visant à contrôler la diffusion de toute information liée à des attaques terroristes qui a suscité l’inquiétude des défenseurs des droits humains. « Ce projet de loi interdit tout simplement aux journalistes de faire des reportages en cas d’attaque terroriste dans la mesure où leur présence même sur les lieux est criminalisée », avait alors dénoncé Guezouma Sanogo, le président de l’Association des journalistes du Burkina.

Depuis, plusieurs journalistes et activistes ont été convoqués ou arrêtés pour avoir publié des informations liées à des attaques. Les journalistes burkinabé contactés par Mediapart admettent désormais réfléchir à deux fois avant d’évoquer les défaites de l’armée.

À cette dérive sécuritaire généralisée s’est superposée la volonté de dirigeants de verrouiller la scène politique à leur profit, en prévision de l’élection présidentielle organisée dans leur pays cette année. Cela a été le cas au Togo, dont la présidentielle s’est jouée en février, en Côte d’Ivoire et en Guinée, qui ont voté en octobre.

Les présidents sortants – Faure Gnassingbé, au pouvoir au Togo depuis 2005, Alassane Ouattara, à la tête de la Côte d’Ivoire depuis 2011, et Alpha Condé, élu pour la première fois en 2010 en Guinée – ont réduit considérablement le champ d’expression des opposants afin d’imposer leur volonté de se présenter pour un mandat non prévu par la Constitution. Des dizaines de personnes ont été tuées dans des manifestations, dont 85 en Côte d’Ivoire, mortes dans des conditions souvent atroces, et des centaines d’autres ont été arrêtées.

Depuis la tenue de ces élections controversées et contestées, ces chefs d’État mal réélus maintiennent la pression pour compenser leur faible légitimité, au besoin en violant les lois. En Côte d’Ivoire, plusieurs députés de l’opposition ont été arrêtés et placés en détention sans que leur immunité parlementaire ait été levée, tandis que deux responsables de l’opposition togolaise ont été inculpés et emprisonnés fin novembre (lire ici).

En Guinée, où les forces de sécurité ont tiré à balles réelles fin octobre, faisant au moins 16 morts selon Amnesty International, les autorités ont déclaré avoir arrêté 325 personnes.

Au niveau régional, continental et international, peu de voix, en dehors de celles d’organisations de défense des droits de l’homme, s’élèvent pour dénoncer cette répression croissante. Les opposants, journalistes et activistes qui en font les frais se sentent par conséquent bien seuls.

Il y a certes eu des condamnations, formulées notamment par la France et les États-Unis, de la manière dont s’est tenu, en mars dernier en Guinée, un référendum sur un changement de Constitution (plusieurs dizaines de personnes ont été tuées), puis des violences postélectorales. Mais elles n’ont été suivies d’aucun effet.

Quant aux événements survenus en Côte d’Ivoire et au Togo, ils n’ont suscité quasiment aucune réaction. La France, qui a des relations privilégiées avec ces pays, a adressé une lettre de félicitations aux présidents « réélus », scandalisant les opposants.

Aucune institution régionale ou internationale ne s’est par ailleurs alarmée de la décision prise en avril par les gouvernements de Côte d’Ivoire et du Bénin de retirer la possibilité aux particuliers et aux organisations non gouvernementales de saisir la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, après que cette juridiction a rendu des décisions favorables à des citoyens et opposants.

Civicus considère ces retraits, qui s’apparentent à des représailles, comme un « revers majeur » pour les défenseurs des droits humains. « Tout ceci est préoccupant quand on sait que ces deux pays ont été longtemps considérés comme des fers de lance de la démocratie et de l’État de droit dans la région », dit le défenseur des droits de l’homme déjà cité.

Il s’inquiète pour la suite : si les citoyens ne peuvent obtenir justice au niveau des institutions nationale, régionale et continentale et alors que la communauté internationale est devenue molle ou atone, vers qui se tourneront-ils ? Comment feront-ils valoir leurs droits et manifesteront-ils leur mécontentement ?