LES INVITÉS DE MEDIAPART, Médiapart, 5 septembre 2020
En Afrique, l’arrêt économique qui a suivi la crise sanitaire a accru les carences et vulnérabilités structurelles, dues à « des décennies de dislocation socio-économique coloniale et postcoloniale, exacerbées par des politiques de libéralisation économique ». Un large collectif d’intellectuels exhorte l’Afrique à conquérir sa souveraineté économique et monétaire, contre une politique fondée sur les stratégies des créanciers internationaux, axées notamment sur le tourisme et les privatisations.
Si l’Afrique a été épargnée, sur le volet sanitaire, des pires effets de la pandémie à coronavirus, l’arrêt économique qui s’en est suivi a mis en évidence ses carences économiques et ses vulnérabilités structurelles. Étant un continent riche en ressources, l’Afrique a la capacité d’offrir une qualité de vie décente à tous ses habitants. L’Afrique est capable d’offrir des services publics universels tels que les soins de santé et l’éducation, de garantir un emploi aux personnes qui veulent travailler et de mettre en place des filets sociaux assurant des revenus décents aux personnes qui ne peuvent pas travailler. Toutefois, des décennies de dislocation socio-économique coloniale et postcoloniale, exacerbées par des politiques de libéralisation économique, ont plongé les pays africains dans un cercle vicieux entretenu par plusieurs problèmes structurels, parmi lesquels :
- l’absence de souveraineté alimentaire
- l’absence de souveraineté énergétique
- des industries manufacturières et extractives à faible valeur ajoutée.
Cette « trinité impie » produit une pression à la baisse très pénible sur les taux de change des pays africains, ce qui augmente la facture des importations de produits de première nécessité tels que les aliments, les produits énergétiques et les produits médicaux vitaux. Afin de protéger les populations de ce type d’inflation importée, les gouvernements africains contractent des emprunts en devises étrangères afin de maintenir leurs monnaies artificiellement « fortes » par rapport au dollar américain et à l’euro. Cette solution de fortune artificielle les contraint à un pilotage à sens unique de l’activité économique, exclusivement axé sur l’obtention de recettes en dollar/euro pour assurer le service de la dette extérieure. Au bout du compte, les économies africaines se retrouvent piégées dans un modèle d’austérité qu’imposent souvent la mise en œuvre des conditionnalités du Fonds Monétaire International (FMI) et la pression constante d’autres créanciers tout aussi soucieux de protéger leurs intérêts politiques et économiques ; ce qui empiète encore plus sur la souveraineté économique, monétaire et politique des pays africains.
Les conditionnalités du FMI et des créanciers internationaux se concentrent généralement sur cinq stratégies économiques problématiques et infructueuses :
- une croissance tirée par les exportations
- la libéralisation des investissements directs étrangers (IDE)
- une promotion excessive du tourisme
- la privatisation des entreprises publiques
- la libéralisation des marchés financiers
Chacune de ces stratégies est un piège déguisé en solution économique.
La stratégie de croissance tirée par les exportations augmente les importations d’énergie, de biens d’équipement et de composants industriels à forte valeur ajoutée, ainsi que l’accaparement de terres et de ressources, mais elle ne génère tout aux mieux que des exportations de produits à faible valeur ajoutée. Et, bien sûr, tous les pays en développement ne peuvent suivre simultanément un tel modèle. Si certains pays souhaitent obtenir des excédents commerciaux, il doit y en avoir d’autres prêts à enregistrer des déficits commerciaux.
La stratégie de croissance tirée par les IDE augmente les importations d’énergie et contraint les pays africains à une compétition destructrice afin d’attirer les investisseurs par le biais d’allégements fiscaux, de subventions et d’un affaiblissement des réglementations en matière de travail et d’environnement. Elle entraîne également une volatilité financière et d’importants transferts nets de ressources vers les pays riches, certains prenant la forme de flux financiers illicites.
Le tourisme augmente les importations d’énergie et de denrées alimentaires, en plus du coût environnemental considérable de cette industrie en termes d’empreinte carbone et d’utilisation de l’eau.
Les entreprises publiques, pour la plupart, ont déjà été privatisées depuis les années 1990 (par exemple, les télécommunications, les compagnies électriques, les compagnies aériennes, les aéroports, etc.). Toute nouvelle privatisation rétrécira comme peau de chagrin les filets de sécurité sociale résiduels sous contrôle public.
La libéralisation des marchés financiers nécessite généralement la déréglementation de la finance, la réduction des impôts sur les plus-values, l’élimination des contrôles de capitaux, l’augmentation artificielle des taux d’intérêt et la surévaluation des taux de change ; tout cela garantit un environnement attractif pour les plus grands spéculateurs financiers du monde. Ces derniers se bousculent avec leurs capitaux spéculatifs pour « acheter à bas prix et vendre à prix fort », puis les retirent en laissant derrière eux une économie déprimée.
Enfin, tous les accords de libre-échange et d’investissement visent à accélérer et à approfondir ces cinq stratégies ; ce qui enfonce les économies africaines davantage dans l’impasse.
Ce type de développement économique défectueux exacerbe, qui plus est, la fuite des cerveaux africains qui, dans certains cas, prend tragiquement la forme de bateaux de la mort et de routes de la mort pour les migrants économiques, sanitaires et climatiques.
Ces cinq pseudo-solutions économiques paraissent souvent attrayantes car elles apportent des gains de court terme sous la forme de création d’emplois et donnent l’illusion de concourir à la modernisation et à l’industrialisation. En réalité, ces emplois sont de plus en plus précaires et sont à chaque instant à la merci des chocs externes sur la chaîne d’approvisionnement mondiale, la demande mondiale et les prix mondiaux des matières premières. En d’autres termes, le destin économique de l’Afrique continue d’être piloté de l’extérieur.
La pandémie du coronavirus a mis en relief les problèmes économiques fondamentaux de l’Afrique. C’est pourquoi la reprise post-pandémique ne peut être durable que si elle s’attaque aux carences structurelles préexistantes. À cette fin, compte tenu de la crise climatique imminente et de la nécessité d’une adaptation socio-écologique, la politique économique doit être fondée sur des principes et des propositions alternatifs.
Nous appelons les États africains à élaborer un plan stratégique axé sur la reconquête de leur souveraineté économique et monétaire, qui doit inclure la souveraineté alimentaire, la souveraineté dans le domaine des énergies (renouvelables) et une politique industrielle centrée sur un contenu manufacturier à plus forte valeur ajoutée. L’Afrique doit mettre un terme au type de développement économique fondé sur le principe de la course vers le bas au nom de la concurrence et de l’efficacité. Les partenariats commerciaux régionaux au sein du continent doivent être basés sur des investissements coordonnés visant à former des liens industriels horizontaux dans des domaines stratégiques tels que la santé publique, les transports, les télécommunications, la recherche et le développement, et l’éducation.
Nous appelons également les partenaires commerciaux de l’Afrique à se rendre compte de l’échec du modèle économique extractif et à adopter un nouveau modèle de coopération incluant des transferts de technologies, un véritable partenariat en matière de recherche et de développement, et des structures d’insolvabilité souveraine – y compris l’annulation de la dette souveraine – qui préservent la production et l’emploi.
Les États africains doivent élaborer une vision à long terme claire et indépendante pour renforcer leur résistance aux chocs extérieurs. La souveraineté économique et monétaire n’exige pas l’isolement, elle suppose plutôt un choix résolu en faveur des priorités économiques, sociales et écologiques ; car elle nécessite la mobilisation des ressources nationales et régionales pour améliorer la qualité de vie sur le continent. En d’autres termes, il faut être plus sélectif en ce qui concerne les IDE, les exportations et les industries extractives. Il faut également donner la priorité à l’écotourisme, au patrimoine culturel et aux industries locales.
La mobilisation des ressources de l’Afrique commence par un parti pris en faveur de politiques de plein emploi (un programme de garantie d’emploi), d’infrastructures de santé publique, d’éducation publique, d’agriculture durable, d’énergies renouvelables, de gestion durable des ressources naturelles et un dévouement inconditionnel pour l’autonomisation des jeunes et des femmes par le biais de la démocratie participative, de la transparence et de la responsabilité.
Il est temps que l’Afrique aille de l’avant et aspire à un avenir meilleur dans lequel tous ses habitants pourront s’épanouir et réaliser leur plein potentiel. Cet avenir est à portée de main, et il commence par la reconquête par l’Afrique de sa souveraineté économique et monétaire.