LES CINQ DILEMMES DE LA CRISE ÉCOLOGIQUE

Environmental Conservation

Bernard Duterme, CETRI, 8 septembre 2020

Sortir par le haut des cinq dilemmes de la crise environnementale implique de la considérer d’urgence comme un enjeu central ; de prendre acte du fait que les populations les plus vulnérables ne sont pas nécessairement celles qui lui donnent priorité ; de faire valoir la dette écologique des (pays) riches à l’égard des (pays) pauvres ; de rejeter le business as usual, même « verdi » ; et d’opter résolument pour un changement de paradigme, sans snober les conditions sociales et politiques d’une transition régulée.

La pandémie de coronavirus est venue tout différer, tout éclipser et tout révéler. C’est peu de l’écrire. Paradoxalement, elle a à la fois masqué et démasqué cette crise écologique qui la précède, qui la dépasse et qui la suit. Masqué, en cela qu’elle l’a d’abord sortie de l’agenda, mise en retrait des « urgences », proscrite des « soins intensifs », pour ensuite lui privilégier un « déconfinement » synonyme de « retour à la normale », voire de « revanche » productiviste et consumériste. Démasqué, en cela qu’en creusant les inégalités et en révélant, en amont et en aval du drame sanitaire, les liens étroits que nos façons d’habiter la Terre nouent entre santé et environnement, elle a remobilisé les énergies de celles et ceux qui souhaitent – auraient souhaité – relancer la machine sur d’autres bases, socialement plus justes et écologiquement plus durables.

On en est là. Face à ce même défi que scientifiques et militants écologistes nous resservent depuis un demi-siècle. Adapter, réformer d’urgence – aujourd’hui plus que jamais – le mode de production des grandes industries et le niveau de consommation des populations les plus riches. Mieux, les astreindre, les changer. Sous peine d’hypothéquer le sort des générations futures en aggravant celui des actuelles, dont les composantes les plus vulnérables pâtissent déjà, dans leur chair, de la dégradation systématique et accélérée de l’environnement.

À nos yeux, cinq controverses brident encore et toujours les énergies transformatrices, cinq dilemmes dont il faudra sortir par le haut. Centrale ou marginale, la crise écologique ? Concerné ou indifférent, le Sud ? Communes ou différenciées, les responsabilités ? Gris ou vert, le capitalisme ? Réformé ou transformé, le paradigme ? Les éléments de réponse qui suivent s’inspirent librement des positionnements critiques d’intellectuels et d’activistes de la cause écologique, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, partenaires du Centre tricontinental, dont plusieurs signent les articles qui composent cet Alternatives Sud.

CENTRALE OU MARGINALE, LA CRISE ÉCOLOGIQUE ?

L’ampleur du désastre écologique, chiffrée à l’envi, sidère. Il ne se passe pas un mois sans qu’un nouveau rapport, universitaire ou onusien, plus alarmant que le précédent, vienne étayer la tendance. Il ne se passe pas un jour sans que le décompte morbide de ses effets (autant de milliers de décès dus à la pollution de l’air, à la contamination de l’eau, à l’amoncèlement de déchets, à la pulvérisation des cultures… ; autant de milliers de déplacés dus aux feux de forêts, aux sécheresses, aux inondations, aux affaissements…) vienne alourdir celui de la veille. Annoncés de longue date, en hausse depuis des lustres à l’échelle planétaire, ces impacts et bien d’autres causés par les écocides et la déprédation de la biodiversité confirment au quotidien la gravité de la crise.

Côté déforestation par exemple, dont le CETRI (2008) analysait le rythme et les principales causes (l’expansion dans les pays du Sud de l’agrobusiness d’exportation) il y a déjà une douzaine d’années, les derniers chiffres laissent pantois. Selon le Global Forest Watch, le couvert forestier mondial aurait reculé de 240 000 km² en 2019, la superficie du Royaume-Uni. Il s’agit là de la troisième perte la plus élevée depuis le début du siècle, après 2016 et 2017 (Le Monde, 3 juin 2020). Côté émissions de gaz à effet de serre, une nouvelle étude internationale publiée le 4 mai 2020 (www.pnas.org) indique que la trajectoire actuelle menace directement, d’ici à cinquante ans, les conditions d’existence d’un tiers de la population mondiale. Les tendances en matière de plastification des océans, de toxification du vivant, de disparition des espèces… sont à l’avenant.

Et pourtant. Contre vents et marées – au sens propre et figuré –, d’importants secteurs continuent à négliger la catastrophe en cours. Au mieux, à la relativiser, à la dédramatiser, voire à la minimiser. Au pire, à l’ignorer, à la dénier, voire à la réfuter. Ne parlons pas ici des opinions publiques, surtout en pays pauvres, à la sensibilité environnementale nettement moins affirmée qu’elle ne peut l’être dans les beaux quartiers « éco-conscients » des pays riches. Mais plutôt de ces secteurs de pouvoir – industriels transnationaux, milieux d’affaires, politiques conservateurs, économistes libéraux… – qui refusent de reconsidérer la logique de leur modèle de croissance et d’accumulation au vu de ses impasses.

Impasses qu’ils feignent même de méconnaître, à en croire le philosophe et sociologue des sciences Bruno Latour (2017), attentif dès le siècle passé à la question des limites environnementales de la modernité globalisée. Pour lui, le déni de la crise écologique, le démantèlement des États-providence, la mondialisation dérégulée et l’aggravation des disparités à l’œuvre depuis les années 1980 participent d’un même phénomène, pour ne pas dire d’« une même stratégie » de puissants aux abois. Au risque – que Latour endosse – d’assimiler cette stratégie à « un complot » de la ploutocratie.

« Les élites ont été si bien convaincues qu’il n’y aurait pas de vie future pour tout le monde », écrit-il, « qu’elles ont décidé de se débarrasser au plus vite de tous les fardeaux de la solidarité – c’est la dérégulation ; qu’il fallait construire une sorte de forteresse dorée pour les quelques pour-cent qui allaient pouvoir s’en tirer – c’est l’explosion des inégalités ; et que pour dissimuler l’égoïsme crasse d’une telle fuite hors du monde commun, il fallait absolument rejeter la menace à l’origine de cette fuite éperdue – c’est la dénégation de la mutation climatique » (Latour, 2017).

Le raisonnement s’appuie, entre autres exemples, sur l’épisode de la société ExxonMobil qui, début des années 1990, « en pleine connaissance de cause » (elle a alors à son actif d’avoir publié plusieurs articles scientifiques de qualité sur les périls du changement climatique), décide d’investir copieusement tant dans l’extraction pétrolière débridée que dans une campagne acharnée visant à prouver « l’inexistence de la menace » environnementale. Là aussi, l’actualité est remplie d’autres cas de figure où les multinationales les plus en vue, aveugles aux réalités, assument leur fuite en avant. Ou la masquent, comme ces logiciels, chez Volkswagen et ailleurs, visant à réduire frauduleusement les émissions polluantes lors des tests d’homologation de nouveaux moteurs.

L’écologie divise, c’est un fait. Pierre Charbonnier, auteur d’Une histoire environnementale des idées politiques, le rappelle à bon escient. « L’appel à une écologie de la communion universelle  » comme «  mission qui transcende les intérêts individuels, les choix idéologiques, les langages politiques » est d’autant plus « incantatoire  » et « contre-productif », que « les lignes de fracture, multiples et proliférantes, sont omniprésentes  » (2020). Elles séparent les acteurs qui ont attaché leur destin à l’économie des énergies fossiles et de l’extraction agro-industrielle des populations qui en font les frais. Elles séparent aussi ceux qui peuvent se permettre le choix d’un mode de vie plus sain de ceux – « les premiers de corvée » – qui souhaitent hausser le niveau de la leur. La question de la centralité de l’urgence verte va jusqu’à diviser les mouvements qui luttent pour un changement de paradigme. Nous y reviendrons.

CONCERNÉ OU INDIFFÉRENT, LE SUD ?

Les multiples indices et rapports qui mesurent et documentent la crise écologique et climatique l’attestent à l’unisson. Elle frappe d’abord les régions et les populations les plus vulnérables et affectent les contrées du Sud bien davantage que les contrées du Nord. Preuve là aussi que, sans réorientation politique d’ampleur, l’arrosé n’est pas l’arroseur. Et que ceux – endroits du globe ou groupes sociaux – qui profitent le moins du productivisme prédateur et du consumérisme dispendieux à l’origine des déséquilibres environnementaux sont ceux qui en pâtissent le plus.

Quel que soit le classement considéré – celui des risques sanitaires, des habitats menacés, de l’insécurité alimentaire, de la pollution de l’eau, de la vulnérabilité climatique, etc. –, les pays pauvres trustent systématiquement les premières places. Et lorsqu’il s’agit de hiérarchiser les catégories de population affectées, ce sont inévitablement les plus dominées socialement – les indigènes, les ruraux, les femmes, les paysans, le secteur informel… – qui apparaissent en tête de course, avec de confortables marges d’avance. Pendant ce temps-là, en Belgique par exemple, dont les seules quantités de soja importées du Sud (destinées au bétail pour l’essentiel) nécessiteraient l’intégralité du territoire national si elles devaient être produites sur place (Greenpeace, 2019), force est de constater que l’adaptation à la crise écologique et au réchauffement climatique a surtout consisté pour l’heure, chez nombre de citoyens aisés, en l’installation de… piscines privées et de panneaux solaires subsidiés par l’État.

Pour autant, les plus concernés sont-ils les plus concernés ? En clair, les populations les plus exposées aux effets dévastateurs des déséquilibres environnementaux sont-elles les plus préoccupées par « le futur de la planète », le sort des « petits oiseaux » et les émissions de gaz à effet de serre ? À l’évidence, non (lire notamment l’article « L’urgence écologique, un récit occidentalo-centré » de l’économiste camerounais Thierry Amougou dans cet ouvrage). Le constat renvoie tant au vieux débat marxiste sur la « conscience » que les classes sociales subalternes peuvent avoir ou non de leurs « intérêts objectifs », qu’au caractère secondaire des considérations (d’apparence) « post-matérialistes » lorsque le « matériel » n’est pas assuré. Comment s’émouvoir de « la fin du monde » quand « la fin du mois », de la semaine, de la journée requiert toutes les énergies mentales et physiques ?

En Asie, en Amérique latine et en Afrique moins qu’ailleurs, l’écologie politique – comme courant de pensée qui entend redéfinir les enjeux mobilisateurs – n’a encore réussi à convaincre de l’intégration avantageuse de « la question sociale » dans « la nouvelle question socio-environnementale ». Et encore moins du dépassement de la « question coloniale » ou « postcoloniale » par l’imposition universelle de nouvelles normes écologiques et climatiques. Des standards en provenance du Nord, souvent perçus au Sud comme une forme d’« impérialisme vert », de énième déclassement des économies périphériques au nom d’un principe civilisationnel supérieur.

Dans la plupart des pays du Sud, « la pauvreté reste la pire des pollutions », pour exhumer une fois encore l’extrait le plus connu du discours de l’ex-cheffe du gouvernement indien, Indira Gandhi, à Stockholm en mars 1972 (!), lors de la Conférence des Nations unies sur l’environnement, première de ce nom. «  Les pays riches peuvent regarder le développement comme la cause de la destruction de l’environnement, mais pour nous c’est un des premiers moyens d’améliorer l’environnement de la vie (…). Comment peut-on dire à ceux qui vivent dans des villages et des bidonvilles de préserver les océans, les rivières et l’air pur, quand leurs propres vies sont contaminées à la source ? » (Indira Gandhi citée dans Aykut et Dahan, 2015).

Si la préoccupation climatique d’une partie des opinions publiques occidentales est la bienvenue face au décalage entre les actes à poser et la frilosité des décideurs, ce volontarisme ne doit pas nous amener à projeter notre sentiment d’urgence écologique sur le reste du monde, réexpliquait en 2019 François Polet, chargé d’étude au CETRI. « La fixation sur l’enjeu climatique est le privilège de groupes libérés d’urgences vitales. En termes de rapports Nord-Sud comme en termes de classes sociales, il faut tenir compte des réalités économiques et des horizons temporels de chacun. Et combattre la tendance qui envisage l’élévation des niveaux de vie des populations asiatiques, africaines et latino-américaines sous le seul angle de leur impact carbone » (Polet, 2019).

Dit autrement, le goût pour la « simplicité volontaire » de nantis à la fibre post-matérialiste n’a pas lieu de s’imposer sur la nécessité d’échapper à la « simplicité involontaire » de pauvres… à la fibre matérialiste. La contribution de Thierry Amougou, plus loin dans cet Alternatives Sud, abonde dans le même sens : «  Le privilège de ‘penser climat’ et de se mobiliser pour lui est inégalement réparti entre le Nord et le Sud. Il suppose d’être libéré de l’emprise des carences du quotidien. Entre les émissions d’opulence des uns et les émissions de survie des autres, l’urgence environnementale est celle des favorisés et pas de ses premières victimes. Ventre affamé n’a point d’oreilles pour l’écologie !  »

Cela étant, prendre conscience du fait que d’importants segments des secteurs populaires des pays pauvres ont de bonnes raisons de ne pas s’inquiéter au premier chef de l’urgence de la question environnementale ne doit pas masquer une autre facette des réalités du Sud de la planète. Celle des luttes socio-environnementales, certes minoritaires mais effectives, qui s’y mènent de toutes parts (lire dans cet ouvrage les articles de Gabriela Merlinsky pour l’Amérique latine, d’Hamza Hamouchene pour l’Afrique du Nord et de Brototi Roy pour l’Inde). Elles opposent le plus souvent des communautés locales au capitalisme transnational. Des populations affectées dans leurs territoires aux « mégaprojets » d’investisseurs extérieurs.

Qu’ils soient miniers, agro-industriels, énergétiques, routiers, portuaires, touristiques…, ces « mégaprojets » – du nom que leur donnent les mouvements indigènes en Amérique latine – relèvent pour la plupart de cette même poussée « extractiviste » qui, depuis le début du siècle, a réactualisé le destin « pourvoyeurs de ressources » sans valeur ajoutée de nombre de pays « périphériques ». Plaçant même plusieurs d’entre eux, pourtant peu industrialisés, en situation de « désindustralisation précoce » (CETRI, 2019), de « reprimarisation ». Et renforçant dans le même mouvement la dépendance structurelle et subordonnée de ces économies à celles des grandes puissances, y compris émergentes, telle la Chine (Thomas, 2020).

Les mouvements socio-environnementaux sont constitués des habitants des « nouvelles frontières » de ce modèle prédateur qui les spolient plus qu’ils ne les développent. Un modèle d’« accumulation » qui procède non plus seulement « par exploitation du travail et de la nature », mais aussi « par dépossession » (Harvey, 2010), par « appropriation privative des biens communs », des sols et des sous-sols, des eaux, des forêts, des ressources naturelles, du matériel génétique, de la biodiversité, des savoir-faire locaux, du patrimoine public… Les face-à-face entre intervenants et autochtones donnent ainsi lieu à une liste sans fin d’affrontements socio-environnementaux ou, pour reprendre l’appellation conceptualisée par l’Atlas mondial pour la justice environnementale qui les répertorie et les documente, de « conflits de distribution écologique » (www.ejatlas.org).

Certes, les premières motivations des opposants africains, asiatiques et latino-américains aux « mégaprojets » puisent sans doute plus dans le registre de la récupération en souveraineté sur des ressources et des territoires, à des fins économiques, voire existentielles, que dans les convictions socioculturelles ou biophysiques d’une « écologie populaire » ou d’un « écologisme des pauvres » dont les travaux de l’économiste Joan Martínez Alier (2014) font l’hypothèse. Pour autant, ces « conflits de distribution » naissent bien d’une répartition injuste et d’un accès inéquitable à des biens (ressources naturelles) et à des maux (pollutions diverses) environnementaux, qui participent de la crise écologique mondiale.

Qu’elles soient mayas guatémaltèques en rébellion contre une multinationale d’extraction de nickel, activistes anti-bauxite à Kashipur dans l’État d’Odisha en Inde ou encore algériennes du Sahara en bute à la fracturation hydraulique pour le pompage du gaz, les populations mobilisées, qualifiées de « mouvements pour la justice environnementale » par les intellectuels et militants écologistes du Sud qui tentent (dans les pages qui suivent) de les relayer et de les articuler, apparaissent comme les victimes non consentantes – doublement concernées donc – d’un même schéma de production, d’échange et de consommation, destructeur aux échelles locales et planétaire (Svampa, 2020).

COMMUNES OU DIFFÉRENCIÉES, LES RESPONSABILITÉS ?

L’épineuse question des « responsabilités de la crise écologique » est, elle aussi, cruciale. Elle recèle en creux la reconnaissance du problème d’abord, l’acceptation de ses causes ensuite, et enfin, la désignation des fautifs, auxquels il incombe de réparer leurs erreurs. Ce n’est pas mince, tant la relativisation du problème (« halte au catastrophisme »), la dénégation de ses origines humaines (« les scientifiques nous mentent ») et la dilution des responsabilités (« nous sommes tous sur le même bateau ») occupent encore régulièrement le devant de la scène.

Et pourtant, cela fait au minium un demi-siècle maintenant que la communauté internationale s’est mise à en débattre, pour aboutir à Rio en 1992, au Sommet de la Terre, sur ce principe révolutionnaire : « Les États doivent coopérer (…) en vue de rétablir l’intégrité de l’écosystème terrestre. Étant donné la diversité des rôles joués dans la dégradation de l’environnement, les États ont des responsabilités communes mais différenciées. Les pays développés admettent la responsabilité qui leur incombe (…), compte tenu des pressions que leurs sociétés exercent sur l’environnement mondial et des techniques et des ressources financières dont ils disposent. »

Inutile de préciser que les pays pauvres, peu ou non industrialisés – « en voie de développement » selon la terminologie onusienne – ont dû batailler ferme pour couler ce principe dans le bronze du droit international à l’environnement. Et parvenir ainsi à ajouter à l’idée (occidentale) des responsabilités politiques communes dans la dégradation de l’environnement mondial, celle qu’une part de l’humanité (les pays industrialisés) en endosse plus que l’autre (le Sud au sens large) et se trouve dès lors redevable vis-à-vis de cette dernière de son haut niveau de développement. Dit autrement, la dette écologique des (pays) riches à l’égard des (pays) pauvres, accumulée depuis les premières heures de la révolution industrielle, est à faire valoir hic et nunc.

De sommets en conférences, le principe des « responsabilités communes mais différenciées », aux interprétations juridiques multiples, a bien sûr traversé diverses étapes de précision, de déclinaison, d’inflexion et de concrétisation, mais avec une constante à ce jour : l’application largement insuffisante des mesures qui en émanent. Peu ou prou, les États renâclent. Ou relâchent leurs efforts pour d’autres priorités. Ou se désistent, comme les États-Unis de Donald Trump qui renient l’Accord de Paris de 2015 sur le climat, où pourtant les pays émergents – tels la Chine, l’Inde, le Brésil, etc. – estiment avoir pris part, à la hauteur de leurs émissions de gaz à effet de serre (GES), au partage du « fardeau », se dissociant ainsi des pays en développement dont les responsabilités dans les changements climatiques restent négligeables.

Bref, comme les analystes du South Centre l’expliquent plus loin dans cet ouvrage, la participation des pays du Sud aux engagements mondiaux pour l’atténuation des dégradations environnementales, comme pour l’adaptation à celles déjà irréversibles, est bel et bien subordonnée – sur le papier – au respect du principe d’équité. Celui-ci implique que les niveaux de développement, les capacités respectives, ainsi que les contributions historiques aux pollutions cumulées, soient prises en compte à l’heure de déterminer et d’évaluer les efforts de chaque pays.

Mais si les dernières conférences internationales en ont laborieusement fixé les procédures d’application et les modalités de financement, de nombreuses voix critiques du Sud restent sur leur faim. Pour IBON International notamment, un institut de recherche basé aux Philippines (dont cet Alternatives Sud publie aussi un article), l’architecture mondiale de sauvetage du climat, contrôlée par les donateurs et axée sur les intérêts des grandes entreprises, reproduit les injustices des rapports Nord-Sud et prolonge la maltraitance du patrimoine commun. Pour réellement bénéficier aux victimes de la crise écologique – et aux femmes rurales pauvres en particulier –, les engagements des grands pollueurs nécessitent un recadrage autour des principes d’équité sociale et de justice environnementale, estime l’institut philippin.

En réalité, en vertu des principes historiques du pollueur/payeur et de la différenciation des responsabilités, deux grandes lignes de fracture divisent plus que jamais les critiques qui proviennent du Sud. L’une sépare les puissances émergentes des pays toujours… immergés. Les premières, drapées dans leur défense de la souveraineté des États, privilégient – à l’instar des États-Unis, dont elles concurrencent désormais les niveaux de pollution [1] – la voie nationale (et discrétionnaire) des engagements volontaires contre la crise écologique. Les seconds, relayés par l’Union européenne dans le meilleur des cas, plaident quant à eux en faveur de mécanismes supranationaux précis, coordonnés et contraignants.

L’autre ligne de fracture politique à l’œuvre au Sud, pas moins cruciale, tend à opposer des positionnements plutôt « officiels » à des arguments plus anti-systémiques, portés par les organisations sociales critiques. Les adeptes des premiers considèrent que la transition des « pays en développement » vers un modèle productif respectueux de l’environnement ne pourra s’opérer que si les « pays développés » n’instrumentalisent pas l’impératif écologique pour à la fois protéger leurs marchés et pénétrer davantage ceux du Sud, ainsi qu’accessoirement conditionner l’aide, les financements et les transferts de technologies à de nouveaux ajustements (Khor, 2012).

Les tenants des seconds en revanche regrettent que la seule dénonciation par le Sud du protectionnisme vert occidental (normes, subsides, barrières douanières…) – copie inversée du plaidoyer du Nord pour « plus de libéralisation chez eux et moins chez nous » – cautionne plus qu’elle ne questionne les fondamentaux du modèle conventionnel de développement tiré par les exportations. Et partant, qu’au nom d’une critique des conditionnalités environnementales Nord-Sud, les gouvernements du Sud dans leur globalité n’échappent ni aux injonctions libre-échangistes ni à la dérégulation du commerce et des investissements. Même si certains d’entre eux, comme l’Équateur ou la Bolivie socialistes par exemple, s’y sont (quelque peu) essayés, en tentant de grever « l’échange inégal » du paiement de la « dette écologique ».

GRIS OU VERT, LE CAPITALISME ?

À ce jour, comment le monde, comment les sociétés humaines ont-elles réagi aux… réactions problématiques de l’environnement à l’incidence de leurs propres activités sur l’écosystème terrestre ? Comment ont-elles choisi de composer avec les aléas de l’« anthropocène », cette nouvelle ère de l’histoire de la Terre, théorisée par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen pour embrasser l’ensemble des événements géologiques causés par l’expansion de l’empreinte humaine dans la biosphère depuis la révolution industrielle ? Ou plutôt avec les aléas du « capitalocène » de l’historien Jason Moore, qui renvoie, dans une version plus politisée, à l’expansion de l’empreinte du capitalisme depuis les prémices de ce système d’accumulation par exploitation sociale et environnementale ?

En dépit des propositions de refonte du modèle dominant et d’expériences alternatives aussi éparses que marginales, force est de reconnaître que deux options prépondérantes ont capté à elles seules l’essentiel des énergies… fossiles et renouvelables. L’une, caricaturée par la saillie – « the American way of life is not negotiable » – du président des États-Unis, George Bush père, lors du Sommet de la Terre à Rio en 1992 ; l’autre, croquée par le dessinateur de presse Pierre Kroll (2019), qui fait dire à un grand patron, cigare aux lèvres, face au ciel et à la mer : « Bon, moi je veux bien respecter tout ça. Mais disons-le franchement : qu’est-ce que ça peut me rapporter ? ».

La fuite en avant productiviste, commerciale et consumériste d’un côté ; le faux-semblant du développement durable de l’autre. « Capitalisme gris » versus « capitalisme vert ». Est-ce à dire « plus du même » versus « mieux que rien » ? Pour justifier la première option, le président des États-Unis – l’actuel plus encore que les précédents – s’appuie sans vergogne sur le déni des limites environnementales au mode de vie américain [2]. Pour légitimer la seconde, le grand patron crayonné par Kroll parie, quant à lui, sur la possibilité d’une « Green Economy », d’une « manière écologique de faire des affaires », selon la définition qu’en donne le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE).

Le « business as usual » du premier, on connaît. Il est la principale cause de la crise écologique, dans toute son ampleur et dans toute sa gravité. À rebours des mises en garde – de celles du Club de Rome en 1972 avec son « halte à la croissance (dans un monde fini) » à celles, récurrentes et alarmantes, du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) –, sa perpétuation à l’échelle planétaire grossit chaque jour ses impacts directs (hausse continue des émissions de GES, de la déforestation, des montagnes de déchets non traités, de la pollution de l’atmosphère, des sols, de la chaîne alimentaire…) et leurs effets délétères sur le climat et la biodiversité.

Mais qu’en est-il alors du grand dessein – alternatif au « capitalisme gris » – de développement durable, d’économie verte, ou encore de Green Deal, pour reprendre les principales appellations mobilisées du début des années 1990 jusqu’à aujourd’hui ? Rompt-il, lui, avec la logique du modèle mainstream qui scie la branche sur laquelle il est assis, en creusant les inégalités sociales et en aggravant la crise écologique ? Offre-t-il la perspective d’une prospérité partagée, respectueuse de l’environnement ? Rien n’est moins sûr.

Porté ou promu depuis trois décennies tantôt par les principales agences onusiennes, les banques multilatérales de développement, l’OCDE, l’Union européenne, le G20, le Forum de Davos…, tantôt par les États nationaux eux-mêmes ou, avec plus ou moins d’opportunisme, par les entreprises privées [3], le projet n’a fait la preuve ni d’un renversement de logique ni d’une inversion de tendances. Certes, il connaît d’innombrables variantes. Entre le simple greenwashing ou le meaningful marketing des uns et la relance keynésienne des autres par des investissements verts, la création d’une demande en produits environnementaux et l’innovation techno-écologique, il y a de fait des marges non négligeables.

Mais dans tous les cas, il procède d’une réconciliation, dans l’esprit de ses promoteurs, entre la possibilité d’engranger des profits et celle de préserver les ressources naturelles. À contresens donc de la conviction forte qui continue à prévaloir dans des secteurs de poids – énergies fossiles, industries lourdes, commerce international, etc. – selon laquelle une politique environnementale s’identifie inévitablement à une restriction, à un coût additionnel, à une baisse de compétitivité, à un frein à la croissance. Le nouveau président du Conseil européen, Charles Michel, semble (désormais) persuadé du contraire. Le Green Deal de la Commission van der Leyen « convertit une nécessité existentielle pour la planète en opportunités économiques » (Le Soir, 27 mai 2020).

Lexicalement il est vrai, le projet d’économie verte, voire même de croissance verte, qui a dominé les débats du Sommet Rio+20 de 2012, ne s’embarrasse plus du troisième pilier du développement durable (le social). Il entend rebooster le premier (l’économique) en valorisant le deuxième (l’environnemental). Pour ses détracteurs du Sud, il procède à « une colonisation de l’écologie par la logique d’accumulation de l’économie libérale » (Verzola et Quintos, 2012). Par la mise sur le marché du « capital naturel », la « valorisation » des « services écosystémiques », la privatisation des ressources, le brevetage du vivant, le « libre-échange » des sols, de l’eau, de l’air, de la biodiversité… et la prétendue « gestion efficace » induite, la démarche entend réguler durablement notre rapport à l’environnement, en dynamisant une « croissance créatrice d’emplois », assurant ainsi « un avenir viable au capitalisme » (CETRI, 2013).

Selon les coauteurs de cet Alternatives Sud, l’illusoire verdissement du néolibéralisme, c’est le règne des « fausses solutions ». Parmi d’autres, les travers avérés de la commercialisation des « droits de polluer » (marché du carbone) et des diverses mesures de « compensation » en annihilent la portée (Duterme, 2008). Pour la géographe Sylvie Brunel (2018), le « développement durable » – dont les dix-sept objectifs onusiens sont à atteindre pour 2030 – « badigeonne de vertu » l’entreprise de « remodelage des grandes zones d’influence des pays riches » dans les pays pauvres : la sécurisation des approvisionnements en matières premières au nom du sauvetage de la planète. Ou comment adouber pour les temps à venir les fondamentaux d’un modèle à l’origine même de l’aggravation des déséquilibres sociaux et environnementaux.

Pour les hautes ambitions écologiques du plan de relance européen post-pandémique, la critique est sévère. Si l’argument de ses partisans revient à dire qu’« investir dans le vert est rentable et que c’est même la voie à suivre pour renouer avec la croissance » (Le Soir, 27 mai 2020), les actions concrètes préconisées – décarboner le secteur de l’énergie, isoler les bâtiments, développer la mobilité durable, stimuler l’innovation privée en technologies propres… – visent bel et bien la réduction des émissions de GES d’au moins 50% en 2030 et la neutralité carbone en 2050 ! Hélas, l’insuffisance de son financement, la volonté flottante des pays membres et les incohérences entre les actes à poser et d’autres politiques de l’UE, tels ses accords de commerce et d’investissement avec le reste du monde, laissent planer plus d’un doute sur sa faisabilité (Zacharie, 2020).

RÉFORMÉ OU TRANSFORMÉ, LE PARADIGME ?

Si le « capitalisme vert » ne réussit visiblement pas à jeter les bases d’une prospérité soutenable et juste, où se situent dès lors les solutions ? Quelles sont les voies, théoriques et pratiques, d’une sortie par le haut des injustices sociales et du désastre environnemental inhérents au productivisme et au consumérisme des nantis ? À la faveur de la pandémie de coronavirus, à l’heure de réfléchir au « monde d’après », tel qu’il devrait être pour dépasser les crises du « monde d’avant » – en particulier la crise écologique, peut-être « la mère de toutes les crises » –, une quantité extraordinaire d’acteurs individuels et collectifs, scientifiques, sociaux, politiques, économiques… du Sud et du Nord ont (ré-)avancé leurs propositions alternatives.

Toutes ne coïncident pas, quelques-unes sont même incompatibles, mais elles partagent pour la plupart un air de famille social et écologique résolu, à distance plus ou moins marquée du capitalisme globalisé. Elles plaident pour un changement de paradigme, un renversement fondamental d’orientation, en priorisant le respect et le partage des communs sur l’accumulation privée. Certaines en dressent les grands principes, les lignes de force, les visées révolutionnaires sur le long terme, d’autres en établissent les étapes, les régulations, les transitions à opérer d’urgence ou à moyen terme. Elles passent nécessairement tant par une réélaboration du rapport à la nature des sociétés contemporaines, que par un questionnement des rationalités, des rapports sociaux et des pratiques politiques intimement liées au modèle économique à supplanter.

Elles parlent beaucoup – même si ces leitmotivs ne datent pas d’aujourd’hui – de démarchandisation, de démondialisation et de démocratisation. De valeur d’usage aussi, de récupération en souveraineté et de redistribution. De justice encore, commerciale, fiscale, sociale, environnementale, migratoire…, c’est-à-dire de dispositifs légaux, de mécanismes publics supranationaux qui limitent les droits des uns (États, industriels, transnationales, grandes fortunes…) là où ils empiètent sur les droits des autres, humains et… non-humains, d’où les progrès, dans plusieurs pays du Sud surtout – au moins sur papier –, du concept de « droits de la nature » (Global Alliance for therightsofnature.org).

Le « paradigme du care  » revient aussi régulièrement dans les prescriptions, comme nouvelle perspective émancipatrice (lire par exemple Maristella Svampa dans cet ouvrage ou Tanuro, 2020). Issue des luttes populaires féministes, latino-américaines notamment, cette « éthique du soin » préconise une démarche de protection et de réparation du monde, basée sur le relationnel et l’empathie. À la faveur de la crise pandémique, elle a imposé la réalité de l’étroitesse des liens entre soin, santé et écologie, tant dans leur dimension économique que politique. En cela, elle réunit les enjeux du travail social et de la défense de l’environnement, en priorisant le temps et les moyens qui leur sont consacrés, dans un modèle de gestion de l’interdépendance et de la réciprocité.

La « planification écologique » est encore une autre approche, à la fois plus radicale et pragmatique. Telle que développée par Cédric Durant et Razmig Keucheyan (2020), elle repose sur cinq piliers qui donnent corps à l’idée que la transition écologique requiert une transformation simultanée des systèmes économiques et politiques. Contrôle public du crédit et de l’investissement, au détriment des industries polluantes et au bénéfice des reconversions énergétiques ; garantie d’un emploi décent par l’État en dernier ressort ; relocalisation de l’économie par la déspécialisation des territoires, le protectionnisme solidaire et l’allongement du cycle de vie des objets ; démocratie et délibération sur les choix de production et de consommation ; et enfin, justice environnementale, afin que les riches (et pas les pauvres) assument le coût écologique de leur mode de vie [4].

Reste toutefois que deux clivages au moins traversent les propositions alternatives. Le premier renvoie à la question de l’État comme moteur ou frein des changements à opérer. Si beaucoup lui donnent de fait un rôle central et régulateur face au libre marché (ou à sa place) dans la relance ou la transition à mener, un courant plus autonome ou libertaire prône, lui, une mise en œuvre locale de l’écologie sociale, « municipaliste » ou « communaliste », à distance en tout cas de l’État, accusé d’inévitablement confisquer le pouvoir à un peuple pourtant à même de l’exercer lui-même. Théorisée notamment par l’écologiste politique Murray Bookchin, la perspective s’appuie entre autres sur l’expérience « anticapitaliste » des « municipalités autonomes » zapatistes du Chiapas (CETRI, 2014), pour essaimer.

L’autre clivage, pas né de la dernière pluie non plus, met aux prises l’urgence de l’anticapitalisme versus celle de l’antiproductivisme dans les orientations à prendre (De Munck, 2019 ; Lordon, 2020). Dit autrement, là où la gauche égalitariste reproche à l’écologie politique ses atermoiements à l’égard du capitalisme, l’écologie politique réprouve les tergiversations de la gauche égalitariste à l’égard du productivisme. Et ce, en dépit des serments de l’une et l’autre : la première arguant de son virage environnemental au tournant du millénaire, la seconde de la profondeur critique de son nouvel imaginaire politique. L’Équateur de Correa (2007-2017) et la Bolivie de Morales (2006-2019) offrent un exemple saisissant d’une combinaison initiale – écosocialiste – des deux perspectives, suivie d’une relégation de l’anti-extractivisme par la lutte contre la pauvreté (CETRI, 2017).

Toujours est-il que, quel que soit le degré de radicalité ou de compatibilité des propositions alternatives aujourd’hui sur la table pour s’attaquer à la crise écologique, les vents dominants post-pandémie semblent privilégier, à quelques inflexions « durables » près, un scénario « plus du même » plutôt que l’ébauche d’un « tout autre chose ». La relance conventionnelle de la machine économique ne peut s’encombrer, malgré ses pieuses déclarations, du souci de la biodiversité et du climat. Reste dès lors à se compter, c’est-à-dire à identifier et mobiliser – au-delà des théorisations, des indignations et des conduites exemplaires – les acteurs sociaux et politiques capables de peser, au Nord et au Sud, dans les rapports de force clés. Là où se décide au nom de quels intérêts se joue le sort de l’écosystème terrestre et des générations présentes et à venir.

NOTES

[1] Du côté de l’Inde ou de la Chine toutefois, on n’a de cesse de souligner – à raison – que les pollutions relatives (par habitant) du Nord demeurent largement supérieures à celle des émergents, qu’il faut tenir compte des émissions de gaz à effet de serre (GES) historiquement accumulées dans l’atmosphère, et que les nations occidentales ont beau jeu de critiquer les pays où elles ont délocalisé leurs industries les plus polluantes… dont elles continuent à consommer la production (Polet, 2018).

[2] Qui, s’il était généralisé, rappelons-le, nécessiterait plus de cinq fois les ressources disponibles sur Terre (www.footprintnetwork.org).

[3] Dont, par exemple, plusieurs géants transnationaux de l’audit et de l’« optimisation fiscale », comme PricewaterhouseCoopers (PwC) qui est allé jusqu’à appeler à « un changement radical du fonctionnement de l’économie mondiale » dans son étude La nécessaire co-construction du développement durable publiée en 2012.

[4] Aux États-Unis, les 10% les plus riches émettent vingt-quatre fois plus de gaz à effet de serre que les 10% les plus pauvres. Quarante-six fois au Brésil (Durant et Keucheyan, 2020).