Pour prendre connaissance du document préparé par les NCS sur Alain Philoctète
C’est tôt ce matin que notre ami Alain est parti pour le grand voyage. Pendant des mois, il a combattu la maladie. Alain ne lâchait pas.
Il laisse derrière ses cinq fils et sa formidable compagne, Chantal Ismé.
Alain était le genre d’intellectuel formé dans les batailles de rue à l’époque de la dictature de « Baby Doc » en Haïti. Il lisait beaucoup, il avait une vaste culture théorique, mais au bout de la ligne, les pages obscures de Marx et de Gramsci devaient servir à la lutte et non pour faire le fanfaron universitaire. Appelons cela le « marxisme » de la barricade, qui est probablement le seul « marxisme » qui compte.
Dans le tourbillon des années 1980, une gauche révolutionnaire est montée au front dans ce pays et est presque parvenue à faire le bond. Comme toujours, il n’y avait pas de raccourci. Certains cherchaient des « formules », sur les registres habituels du populisme et du nationalisme. Pas Alain qui s’est tenu droit en pensant que la démagogie qui dominait avec Aristide était le chemin le plus court vers la défaite.
Quand il est arrivé à Montréal en 2005, il fallait entreprendre un lourd bilan. Il s’est mis alors à travailler sur le monde paysan, territoire négligé d’une gauche trop coincée par des théorisations simplistes. Il tentait d’établir les liens complexes qui avaient permis à des grandes révolutions, comme en Chine et en Russie, de surgir par des mobilisations paysannes inédites, que des mouvements de libération contemporains ont continué à explorer par la suite. Il déchiffrait les notes ethnographiques de Marx où le vieux barbu à la fin de sa vie se rendait compte qu’on ne pouvait réduire la réalité sociale au faux modèle occidental et au dogme érigé par certains de ses partisans. Ce débat plein d’aspérités et de contradictions devait mener, espérait Alain, à un nouveau regard sur la lutte haïtienne, avec surtout des enquêtes sur le terrain, des dialogues croisés, des confrontations sur la stratégie.
À chaque jour même pendant sa longue maladie, il discutait avec les camarades, de Port-au-Prince à Montréal-Nord. Sa maison était une sorte de carrefour entre le pays et les diasporas de Montréal et New York, autour de l’éternelle question : que faire ?!
Alain s’est reconnu dans les travaux des NCS. Il aimait nos efforts souvent inachevés et trébuchants pour sortir du cercle fermé du marxisme universitaire et aller vers les mouvements et l’éducation populaire. On avait plusieurs projets ensemble pour publier des textes. Il laisse une montagne d’archives que j’aimerais explorer pour mettre à profit ses analyses clairvoyantes tout en célébrant sa mémoire.
Alain laisse également derrière lui un immense message que son ami le cinéaste Will Prosper a organisé dans un documentaire inclassable et inoubliable, Kembe la (en avant jusqu’à la victoire). Dans le film, Alain navigue entre ses deux mondes, redécouvre une Haïti toujours plus rebelle et avide de solidarités concrètes. Avant l’arrivée du méchant virus, Alain a participé à des tas de projections suivies de discussions intenses, à la fois sur la dynamique haïtienne et sur l’expérience de la diaspora. Les salles étaient bondées. Il était épuisé à chaque fois, mais ravi. Le documentaire était bien parti avant le grand confinement pour remporter plusieurs prix. Mais je crois sincèrement qu’il va finir par ressortir. Le documentaire est trop important, sans compter qu’il a été produit avec une finesse politique et esthétique d’une qualité exceptionnelle.
Parallèlement à l’aventure du documentaire, j’avais convaincu Alain de livrer son témoignage, qui est donc publié dans le dernier numéro des NCS (numéro 23, hiver 2020). Il nous laisse là un grand nombre de réflexions en profondeur sur les débats et des contradictions d’une révolution encore en marche, face à laquelle il exprime ses espoirs et aussi ses craintes.
On offre nos condoléances à ses proches et on se souvient de toi, mon frère et mon camarade.