Algérie : deux ans après le « hirak »

À l’heure des commémorations du deuxième anniversaire du « hirak », où va « l’Algérie nouvelle » tant vantée par le pouvoir ? Mediapart en débat avec l’historienne Karima Dirèche et la sociologue Amel Boubekeur.

Comme l’avait promis la veille le président algérien Abdelmadjid Tebboune dans son discours, plus d’une trentaine de détenus d’opinion, parmi lesquels le journaliste Khaled Drareni, l’enseignante Dalila Touat, l’opposant Rachid Nekkaz ou encore le militant Brahim Laalami, ont été libérés vendredi 19 février en Algérie, provoquant joie et soulagement à travers le pays.

D’autres prisonniers, incarcérés en détention préventive ou après des parodies de procès pour leur implication dans le « hirak », très souvent, pour des publications critiques envers les autorités sur les réseaux sociaux, devraient suivre (pour la présidence algérienne, ils sont considérés comme « auteurs de crimes liés aux technologies de l’information et de la communication »).

Accordée à trois jours de l’anniversaire du hirak, le soulèvement populaire inédit et pacifique qui fête ses deux ans lundi 22 février, et alors que des appels à manifester dans tout le pays en cette date symbolique circulent sur les réseaux sociaux, cette grâce présidentielle, qui ne signe pas pour autant la fin d’une répression féroce, est l’une des principales mesures annoncées par le nouveau chef d’État algérien jeudi 18 février.

Dans un « discours à la nation » très attendu, Abdelmadjid Tebboune, qui cherche à reprendre la main après ses trois mois d’absence pour cause d’hospitalisation à l’étranger après avoir contracté le Covid-19, a également acté la dissolution de l’Assemblée nationale et des élections législatives anticipées, ainsi qu’un remaniement gouvernemental.

Ce programme peut-il permettre à l’Algérie de sortir de l’impasse et de l’incertitude politiques alors même que le régime algérien tente par tous les moyens de se régénérer et maintient sa feuille de route autoritaire, sourd aux aspirations démocratiques du peuple algérien ?

À l’heure des commémorations de l’anniversaire du hirak qui ont fait sortir des milliers de personnes dans les rues à Kherrata, berceau du mouvement, mais aussi de multiples manifestations à travers le pays contre la dégradation des conditions de vie et les mesures imposées par la crise sanitaire, plusieurs interrogations tenaillent : où va « l’Algérie nouvelle » vantée par le nouveau président Abdelmadjid Tebboune ? Pourquoi le régime redouble-t-il de répression depuis la pandémie de Covid-19 ? Le hirak peut-il reprendre ?

Pour y voir plus clair, Mediapart a réuni l’historienne Karima Dirèche et la sociologue Amel Boubekeur pour un débat filmé dans l’auditorium du musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) à Marseille, dans le cadre d’un partenariat entre Mediapart et cette cité culturelle ouverte sur la Méditerranée et ses bouleversements.

Karima Dirèche est historienne, spécialisée dans l’histoire contemporaine du Maghreb. Elle a dirigé l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain de Tunis. Elle a coordonné l’ouvrage collectif L’Algérie au présent. Entre résistances et changement (Éditions Kharthala, 2019).

Amel Boubekeur est sociologue, chercheuse à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ses recherches portent sur l’islam de France, les scènes politiques au Maghreb et les politiques étrangères euro-arabes.

Amel Boubekeur : « Nous assistons aujourd’hui en Algérie à une politisation de l’injustice personnelle, individuelle, qui se plaint de l’état désastreux des hôpitaux, de l’éducation publique… “Où est la justice, où est le droit ?” était un des principaux slogans du hirak. Cette mise en commun du sentiment individuel d’injustice a donné le hirak. Ça, c’est le changement. 

On est certes dans ce qui peut apparaître comme une impasse mais il y a des dynamiques qui continuent à travailler la société algérienne, en termes de volonté d’accéder à un meilleur niveau de vie, d’en finir avec la fable des années 1990, l’idée que les Algériens ne puissent se réunir dans la rue sinon c’est la fitna, la division, la guerre civile. 

Le régime étale ses difficultés internes, l’incapacité à trouver une succession. Certes, il dure, notamment dans son installation par l’armée, mais l’État est en faillite. La question qui se pose aujourd’hui sous la présidence Tebboune : combien de temps le régime va-t-il pouvoir continuer à être solide et résilient sur les bases d’un État en faillite ? »

Karima Dirèche : « Le hirak a rendu audible une société civile inaudible, travaillée par des dynamiques extrêmement profondes qui transforment silencieusement l’Algérie. Cette société civile dans cette intimité d’injustice, de non-droit, a expérimenté une expérience de citoyenneté critique et contestataire. 

Aujourd’hui, le système est totalement enrayé dans la mesure où les élections ne représentent plus rien tant la crise de confiance est très importante, que ce soit l’élection présidentielle de décembre 2019 ou le référendum sur la Constitution en novembre 2020, avec un des taux les plus bas dans l’histoire. On dit de Tebboune qu’il est le président le plus mal élu depuis l’indépendance. 

Le système est enrayé aussi parce qu’aucune élite dirigeante n’est représentative de la population. On a les mêmes principes de gouvernance, d’oligarchie, de réseaux que sous Bouteflika. D’autres occupent la place de ceux qui sont aujourd’hui en prison. 

Le système est enrayé aussi parce que le régime ne peut plus distribuer la paix sociale comme sous Bouteflika car la rente des hydrocarbures s’est anémiée et parce qu’il ne veut pas négocier. De l’autre côté, la contestation n’a pas sauté le pas de la représentativité du hirak, ce qui participe au blocage du système. »