Rachida El Azzouzi, Médiapart, 19 avril 2019
Vendredi 19 avril, pour le neuvième vendredi consécutif, des millions d’Algériennes et d’Algériens ont à nouveau défilé dans le pays.
La semaine qui s’achève en « nouvelle Algérie » a, comme les précédentes, été riche en manifestations et en rebondissements. Riche en manifestations vert, blanc, rouge, les couleurs nationales, à travers tout le pays, contre le système Bouteflika et ses figures affidées toujours en place. Riche aussi en rebondissements : démission d’un des « 3 B » honnis, fracture encore plus profonde entre l’armée et les services de renseignement, vague de désobéissance civile historique compliquant la crise, des magistrats refusant d’encadrer l’élection présidentielle fixée au 4 juillet et des maires refusant de réviser les listes électorales et d’organiser le vote…
Plus une journée sans rassemblements, marches, débats, clameurs populaires hurlant « Yetnahaw ga3 ! » , « Qu’ils dégagent tous ! » et aussi « Silmiya » , « pacifique » . Un slogan le dit bien : désormais, « vendredi » , le point d’orgue hebdomadaire de la contestation, « c’est tous les jours » . Le peuple algérien ne baisse pas les pancartes, déterminé à manifester aussi longtemps qu’il le faudra pour obtenir une vraie transition, indépendante du régime, après 20 ans de règne sans partage – sauf avec les clans à sa botte – d’Abdelaziz Bouteflika.
Vendredi 19 avril, soit le neuvième vendredi de mobilisation, des marées humaines ont a nouveau déferlé sur le pays. A Alger, dans la capitale mais aussi dans les autres grandes villes du pays comme Oran, Annaba, Constantine, et dans les plus petites localités, la foule était aussi immense, massive que les précédents vendredi. Des millions d’Algériennes et d’Algériens ont a nouveau investi la rue. Preuve que la contestation ne faiblit pas.
Ce vendredi 19 avril précédait un jour très important : l’anniversaire, samedi 20 avril, du printemps berbère, repère dans la contestation populaire en Algérie. Survenu en 1980 quand une conférence du grand Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle a été interdite, suscitant la colère des étudiants qui ont en réponse, occupé l’université de Tizi-Ouzou, il a marqué la naissance du mouvement pour la reconnaissance de l’identité et la culture berbères. Violemment réprimé par l’armée au terme d’une opération qui fera 32 morts, il hante les mémoires.
Tout comme un autre printemps berbère, le printemps noir du 20 avril 2001, qui a vu la mort d’un jeune lycéen, Massinissa Guermah, tué dans une gendarmerie de la wilaya de Tizi-Ouzou. Cette mort par balles du fait des gendarmes a provoqué des manifestations pendant plusieurs mois, durement réprimées, faisant 126 morts et plusieurs milliers de blessés.
Mardi 16 avril, les étudiants, l’un des poumons du mouvement, ont livré une impressionnante démonstration de force, peut-être la plus importante les concernant depuis le début des manifestations. Par dizaines de milliers, ils ont défilé dans la capitale et plusieurs villes du pays en scandant « Dégage, dégage » et en levant des panneaux comme celui-ci : « Ils continuent ? Nous continuerons. Ils ont des armes ? Nous avons le temps. Ils ont tous 80 ans ? Nous avons tous 20 ans » .
C’est le jour où un des « 3B » honnis a fini par plier et démissionner de son poste : Tayeb Belaïz, le président du Conseil constitutionnel, deuxième personnage de l’État après un autre B très contesté et toujours bien arrimé au pouvoir, Abdelkader Bensalah, le président par intérim. La démission de Belaïz, deux semaines après celle du fantôme Bouteflika, dont il avait validé la candidature à un cinquième mandat, alors que ce dernier était bien incapable d’assumer toute charge présidentielle, est une victoire pour les manifestants.
En tant que président du Conseil constitutionnel, Belaïz, très proche du cercle Bouteflika, ancien ministre pendant 16 ans, aurait eu à superviser l’élection présidentielle fixée au 4 juillet prochain et, à ce jour, massivement rejetée par la population, tant les conditions d’une transition indépendante et transparente ne sont pas réunies.
Sa démission est-elle le prélude à d’autres départs réclamés par la rue, celui des deux autres B, Bensalah et Noureddine Bedoui, l’ancien ministre de l’intérieur, aujourd’hui premier ministre ? Ou est-ce un énième tour de passe-passe visant à donner un gage au peuple en colère, mais à ne rien changer aux plans et au calendrier d’un régime arc-bouté sur l’article 102 de la Constitution jusqu’à la présidentielle du 4 juillet ?
Dans la presse algérienne et dans les rues, on s’interroge. Et on n’est pas rassuré du tout par son successeur Kamel Feniche, un magistrat qui coche toutes les cases d’un homme au service du système, déjà très contesté lors des manifestations et sur les réseaux sociaux. Peu connu sauf à Bejaïa , en Kabylie, où il ravive de douloureux souvenirs du temps où il était procureur et jetait en prison des militants du mouvement culturel berbère, Kamel Feniche a été nommé par Bensalah dans des conditions qui font débat , l’Algérie étant plongée dans un vide constitutionnel malgré des apparences trompeuses.
Autre grand événement, quelques heures après la démission du cacique Belaïz : le discours de l’homme fort de l’armée nationale algérienne, Ahmed Gaïd Salah, depuis le siège de la 4 e région militaire (Ouargla, dans le sud), certainement l’un des plus importants qu’il ait livrés depuis le début du mouvement. Engagé dans une croisade au moins rhétorique contre les tentacules mafieux, « la bande » , « le gang » ,qui « dilapident l’argent du peuple » , Gaïd Salah, aussi décrié que les 3B, tant il incarne le système Bouteflika dont il a été l’un des plus grands commis, a de nouveau et clairement pris parti en faveur du peuple.
« L’armée est engagée à satisfaire toutes les revendications du peuple » , a-t-il encore redit, bien que ses actes et l’impasse politique dans laquelle il s’obstine ne lui donnent pour l’heure pas raison. Est-il en train d’ouvrir les yeux sur l’article 102 qui conduit la transition dans le mur ? Les prochains jours le diront. Il a en tous les cas répété deux fois que « toutes les perspectives possibles restent ouvertes » . Comme s’il cédait du terrain.
Des violences sexuelles dans des commissariats
Gaïd Salah a aussi et surtout étalé un peu plus sur la place publique, prenant ainsi le peuple à témoin, ses tensions au plus haut avec les réseaux de l’ex-DRS (services secrets, dissous en 2016) et de son ancien patron, l’ex-général-major, Mohamed Mediène, dit « Toufik » , officiellement mis à la retraite en septembre 2015 et qui avait pour surnom « Rab Djazair » , « Le Dieu de l’Algérie » , tant il était puissant, ou encore « Sheetan » , « le diable » . Gaïd Salah l’a nommément accusé d’avoir participé à des réunions secrètes « dans l’ombre, pour conspirer autour des revendications du peuple et afin d’entraver les solutions de l’armée nationale populaire et les propositions de sortie de crise » .
Dans une tribune à TSA , l’universitaire Lahouari Addi apporte un éclairage important, rappelant que « dans toute révolution qui conteste un régime en phase finale, il y a des hardliners[intransigeants] prêts à mettre le feu aux poudres pour créer des diversions, et des softliners qui sont prêts à des concessions pour accompagner un changement inéluctable » .
Selon lui, « les déclarations du général Gaïd Salah et l’avertissement qu’il a donné à Toufik Mediène, figure emblématique de la répression des années 1990, indiquent que jusqu’à présent, c’est le point de vue des softliners qui prévaut à l’état-major. Ils s’opposent aux hardliners qui cherchent le pourrissement de la situation pour justifier une proclamation de l’état d’urgence » .
Dans son discours, le vice-ministre de la défense annonce pour la première fois depuis le début du mouvement, vendredi 22 février, que l’armée a donné « des instructions sans équivoque pour la protection des citoyens, notamment lors des marches » . Cette charge de Gaïd Salah survient alors que comme le souligne le journaliste Mustapha Benfodil, « la dictature se réinstalle doucement, tranquillement, comme si elle était juste partie aux toilettes et qu’elle est revenue reprendre sa place le plus normalement du monde, reprendre ses gestes, ses moeurs, ses habitudes, ses mots, sa langue, son droit de vie et de mort sur nos corps » .
Des éléments de la police ont tenté la voie de la répression et du pourrissement lors des dernières grandes manifestations. Mais le peuple, bloc redoutable de pacifisme et de maturité, n’est pas tombé dans le panneau des provocations et de la violence. Ce fut notamment le cas vendredi 12 avril, où des manifestants ont essuyé gaz lacrymogènes et canons à eaux, où plusieurs dizaines d’entre eux, dont des figures militantes, ont été interpellés et certains tabassés. Le lendemain, samedi 13 avril, plusieurs activistes ont été violemment réprimés alors qu’ils s’apprêtaient à se rassembler devant la Grande Poste à Alger, leur routine.
Et pour la première fois, des pratiques dégradantes, typiques des régimes autoritaires – on se souvient des tests de virginité pratiqués par les autorités égyptiennes pendant et après la révolution en 2011 pour terroriser les femmes et les dissuader de manifester -, ont été commises sur des manifestantes dans les commissariats. Certes, le degré de violence n’est pas le même qu’en Égypte mais il s’agit bien de violences sexuelles ciblant le corps des femmes, pilier des manifestations, des violences « illégales et inacceptables » , dénoncent plusieurs ONG, dont la FIDH ou encore Amnesty International, qui réclament une enquête.
Quatre jeunes militantes , deux du Rassemblement action jeunesse (RAJ) et deux du Mouvement démocratique et social (MDS), ont ainsi été interpellées et transférées au commissariat de Baraki au sud-est d’Alger, où elles ont été complètement déshabillées. Voici le témoignage de la militante Amel recueilli par la FIDH : « Les policiers nous ont fait entrer dans une pièce, l’une après l’autre. Quand je suis entrée, j’ai trouvé une femme en civil qui m’a demandé de me déshabiller. J’ai refusé et je lui ai demandé sa carte professionnelle. Elle m’a répondu : « Laissez-moi faire mon travail. » Et quand j’ai résisté, elle m’a menacé en disant que cela compliquerait les choses. J’ai dû me déshabiller entièrement. Elle a touché ma poitrine et m’a demandé d’écarter les jambes pour procéder à la fouille. »
La police dément de tels agissements mais ne convainc pas . Autre acte aussi révoltant que troublant cette semaine, entouré d’ombre : l’intervention de trois hommes en civil mercredi 17 avril dans un amphithéâtre de la fac de droit d’Alger, où se tenait une réunion d’étudiants. Se présentant comme des policiers du corps d’élite de la Brigade de recherche et d’investigation (BRI) et arrivés dans des véhicules qui ne sont pas ceux de la BRI, ils venaient interpeller un étudiant, mais ils n’ont pu le faire, sous la pression des camarades de ce dernier.
La presse s’interroge sur cette opération musclée . Une opération qui survient 24 heures après la promesse de Gaïd Salah de « protéger les enfants du peuple » . Est-il vraiment avec l’armée du côté du peuple ? Est-il vraiment le général qui refuse que l’on gaze les foules et dénude les manifestantes ? Une première réponse était attendue ce vendredi 19 avril, pour le neuvième vendredi de manifestation d’affilée contre le système qui paralyse l’Algérie depuis son indépendance en 1962.
Pour la première fois, aucun incident n’a été enregistré, y compris en fin de manifestation à Alger. Une nouvelle preuve que les violences n’ont jamais été l’oeuvre de manifestants. Le mouvement populaire a été endeuillé en revanche par le décès du jeune Ramzy, 19 ans.