RACHIDA EL AZZOUZI, Médiapart, 14 février 2020
Les vendredis se suivent et se ressemblent en Algérie depuis bientôt un an. On descend toujours aussi massivement dans la rue après la grande prière hebdomadaire pour manifester sa colère et pour exiger le changement radical du « système » consolidé pendant le règne interminable de l’ancien président déchu Abdelaziz Bouteflika, le départ de la « bande » qui a pillé le pays et l’avènement d’une nouvelle République libre et démocratique. On descend manifester dans la capitale Alger, mais aussi dans de nombreuses autres villes du pays.
Ce n’est pas l’élection au forceps le 12 décembre d’un nouveau président imposé par l’armée, Abdelmadjid Tebboune, qui aura eu raison du « hirak », le puissant mouvement populaire qui ébranle le régime algérien depuis le 22 février 2019. Ni l’arsenal répressif sécuritaire déployé lors des manifestations, ni les arrestations, ni les intimidations.
Au gré des soubresauts de cette inédite révolution citoyenne, pacifique et démocratique, de ses victoires, de ses tâtonnements comme des coups qui lui sont portés, de nouvelles colères s’agrègent et renouvellent le bréviaire des slogans. Fin janvier, des pancartes ont fait leur apparition dans les cortèges en nombre contre le projet du gouvernement de relancer l’exploitation du gaz de schiste en Algérie, qui provoque un nouveau et vif débat au sein de la classe politique et dans la société civile.
« Pas de pétrole, pas de gaz de schiste, dites à la France de l’exploiter à Paris », « Tebboune n’est pas légitime, pas de gaz de schiste », « Ni dialogue, ni concertation, ils nous ont ramené un président qui veut vendre le Sahara », « Le gaz de schiste danger pour les Algériens », ou encore « Gaz de schiste, désastre total », avec « Total » souligné en rouge, en référence au groupe énergétique français, décrit le site d’information Tout sur l’Algérie (TSA).
C’est le nouveau président en personne qui a relancé la polémique en estimant « nécessaire » l’exploitation de cette énergie non conventionnelle alors qu’il donnait sa première grande interview depuis son élection à plusieurs médias nationaux publics et privés mercredi 22 janvier. « Il faut que toutes les franges du peuple sachent qu’il s’agit d’une richesse dont Allah, le Tout-Puissant, nous a gratifiés et je ne vois pas pourquoi s’en priver, et que son exploitation est à même d’améliorer le niveau de vie », a déclaré Abdelmadjid Tebboune.
S’il voulait finir de se mettre à dos le peuple algérien qui conteste déjà sa légitimité, le président algérien ne pouvait pas mieux s’y prendre en remettant sur la table un sujet aussi explosif qui divise y compris dans les rangs du gouvernement, tant il apparaît destructeur pour l’environnement et la santé publique. Au moins deux ministres actuels sont vent debout et avec constance : le ministre de l’industrie Ferhat Aït Ali et le ministre de l’enseignement supérieur, Chems Eddine Chitour, expert en énergie. Ce dernier, dans une émission de la radio publique, dénonçait cette « calamité » : « On a interdit à Total de faire du gaz de schiste dans le sud de la France, mais il risque de forer en Algérie […]. Le gaz de schiste est une calamité. On va hypothéquer l’avenir du sud. »
La sortie du chef de l’État a non seulement accentué les colères, mais elle a aussi ravivé les inquiétudes et le souvenir de 2015-2016. Lorsque son prédécesseur a tenté l’expérience dans l’extrême sud algérien, provoquant une révolte inédite des habitants qui ont montré leur maturité politique, mais aussi écologique en obligeant Bouteflika à faire marche arrière. Partie d’In Salah, une ville de 50 000 habitants au cœur du Sahara, proche des sites de forage, cette bataille contre le gaz de schiste a payé malgré une répression féroce reste ancrée dans les mémoires.
Elle a mis au jour les inconséquences de l’entreprise pétrolière et gazière publique la Sonatrach et du gouvernement algérien – prêts à sacrifier les précieuses ressources en eau, la nature et la santé des habitants –, mais aussi la voracité des multinationales étrangères. Cinquante ans après les essais nucléaires menés par l’ancien pouvoir colonial dans le Sahara algérien, plusieurs entreprises françaises ont été pointées du doigt, notamment Total accusé de recourir à la fracturation hydraulique en Algérie, alors même que cette technique est interdite en France depuis 2011.
À l’époque, et comme aujourd’hui, le gaz de schiste était érigé en palliatif à l’érosion des réserves nationales en pétrole conventionnel qui guette le pays, qu’importe les dangers, le coût faramineux et la non-rentabilité que représenterait cette exploitation. L’annonce de Tebboune inquiète d’autant plus qu’elle intervient quelques mois après le passage en force de ses prédécesseurs qui ont amendé en octobre dernier la loi sur les hydrocarbures pour autoriser l’exploitation du gaz de schiste et ouvrir le secteur des hydrocarbures aux investissements étrangers.
S’il n’a pas annoncé avoir donné un feu vert à l’exploitation du gaz de schiste, et précisé que « la décision politique viendrait le moment opportun, après le débat avec les spécialistes de la question », Tebboune n’a pas évoqué ce dossier par hasard devant les journalistes. S’agit-il de rassurer les partenaires étrangers de l’Algérie, particulièrement certains pays intéressés par l’investissement dans ce créneau ? La presse algérienne s’interroge et fait défiler les experts du sujet.
« Les raisons de l’entêtement sont dues aux diverses pressions internes et externes que subit l’Algérie, explique à TSA le professeur Lachemi Siagh, non sans rappeler les multiples dangers de cette industrie impopulaire (pollution des nappes d’eau, cancers qui se propagent à cause de produits chimiques cancérigènes injectés dans le processus de fracturation hydraulique, tremblements de terre, etc.). Sur le plan interne, la consommation interne de gaz a presque atteint la moitié de ce que nous produisons. En même temps, les réserves s’amenuisent et il n’y a pas eu d’investissements conséquents au cours des dernières années pour renforcer et consolider les réserves. Sur le plan externe, il y a un risque sérieux de perte de parts de marché. Les Américains jadis importateurs en énergie sont aujourd’hui un net exportateur et démarchent nos clients traditionnels portugais, espagnols et autres. »
Pour les activistes, cela ne fait aucun doute. « C’est la pression des lobbies pétroliers qui en est à l’origine », tranche le militant écologiste Messaoud Leftissi dans El Watan. Pour lui, « les Américains qui ont exploité le schiste avec un ancien équipement cherchent aujourd’hui à le rentabiliser dans un pays riche et sous-développé. L’Algérie en est le parfait profil ».
C’était aussi la position du ministre de l’industrie, Farhat Aït Ali. La maintiendra-t-il maintenant qu’il est au pouvoir ? « Le gaz de schiste n’offre pas de rente, avait-il déclaré. Aux États-Unis, il y a même du dumping, leur stratégie c’est de s’autonomiser du marché mondial, de noyer le marché, mais pas pour gagner, il n’y a pas de marges énormes. Là où les Américains paient 2,5 millions de dollars pour un puits, les Algériens en paieront sept au minimum. Ils tentent de nous vendre leur surplus de technologie invendable ailleurs. Ils insistent pour qu’on exploite du schiste, mais ils ne soumissionnent pas quand on lance des appels d’offres. Les Américains nous ont toujours pris pour des gnous et quelque part ils n’ont pas tout à fait tort. »
Ingénieur pétrolier, auteur de L’Histoire secrète du pétrole algérien (La Découverte) et contributeur d’un livre éclairant à paraître Hirak en Algérie, l’invention d’un soulèvement (La Fabrique), Hocine Malti est l’un des cofondateurs de la Sonatrach dont il fut le vice-président et un expert de la question énergétique. Pour lui, le recours au gaz de schiste est « une idiotie » : « À l’heure actuelle, les États-Unis ont envahi le monde avec leur gaz de schiste produit à très bas coût ; ils sont passés du statut d’importateur à celui d’exportateur de gaz, entre autres vers le marché traditionnel du gaz algérien, l’Europe. Or, le prix de revient du MBtu de gaz de schiste varie entre 2,5 et 2,8 dollars aux États-Unis, par comparaison aux 12 à 15 dollars en Algérie. Dans des conditions économiques normales, et sauf raison politique particulière, je vois mal une compagnie pétrolière américaine venir exploiter du gaz de schiste en Algérie pour y laisser des plumes. »
Il invite aussi le président à revoir les photos prises sur le site du puits de gaz de schiste foré en 2014 à quelques kilomètres d’In Salah « montrant des cigognes, des dromadaires, des oiseaux morts après avoir bu l’eau ayant servi à l’injection ou après avoir tout simplement respiré l’air ambiant ».
Le retour du gaz de schiste à la table des projets montre en tous les cas combien les dirigeants algériens sont incapables de réfléchir à l’après-pétrole, engagés dans une fuite en avant à l’heure où les réserves en pétrole et gaz s’étiolent et où l’économie est maintenue à flot grâce à la planche à billets. L’Algérie étant l’une des plus grosses réserves au monde de gaz de schiste derrière la Chine et l’Argentine, ils espèrent trouver une nouvelle rente.
Dans sa feuille de route, le nouveau gouvernement s’engage à exploiter le gaz de schiste tout en veillant à « préserver la santé du citoyen, les écosystèmes et, en particulier, les ressources hydriques ». Il assure vouloir développer aussi les énergies renouvelables. C’était déjà une promesse au temps de Bouteflika…