Algérie : initiatives pour se réapproprier la politique

Ali Ezhar, Le Monde, 22 août 2019

 

Le 23 août, les Algériens ont marché en masse pour le 27e vendredi d’affilée contre le pouvoir en place. Ces six mois de contestation inédite ont profondément ébranlé une nation qui ne croyait plus en elle. Bien peu auraient misé quelques dinars sur cette nouvelle révolution algérienne à l’ambiance de kermesse. Et pourtant : répression, chantage au chaos ou tractations politiques, aucune manœuvre du pouvoir n’a pu épuiser le hirak, ce « mouvement » populaire pacifique.

Début 2019, c’est plutôt un parfum de résignation qui flotte sur l’Algérie. Le pays semble s’être habitué à la silhouette voûtée de son président, Abdelaziz Bouteflika, plié en deux dans un fauteuil roulant depuis un accident vasculaire cérébral en 2013. A l’image de cet homme de 82 ans qui règne sur le pays depuis près de vingt ans, l’Algérie se désagrège. La rente pétrolière, qui avait un temps masqué sa gestion calamiteuse du pays, a commencé à s’amoindrir.

La jeunesse (la moitié des 42 millions d’habitants a moins de 30 ans) se dit « usée ». Elle voit son avenir miné par le népotisme, le piston et le chômage (officiellement 26,4 % des 16-24 ans). Ni la classe politique dominante ni les intellectuels ne comptent sur elle : on la dit désorganisée, dénuée d’intelligence, incapable de s’impliquer dans un destin national. Comment l’en blâmer ? La « génération Bouteflika » a grandi dans la peur d’être arrêtée à la moindre contestation.

« Le peuple veut la chute du régime »

A cela s’ajoute le traumatisme de la « décennie noire » des années 1990 – plus de 150 000 morts dans une guerre contre le terrorisme islamiste – qui hante les Algériens. Ils sont d’ailleurs nombreux à être reconnaissants envers le président d’y avoir mis un terme au prix d’une douloureuse réconciliation nationale. Pour eux, contester le pouvoir, c’est risquer de replonger dans une période mortifère.

C’est dans cette morosité que se profile l’élection présidentielle du 18 avril. Abdelaziz Bouteflika est censé remporter un cinquième mandat dans une totale indifférence. Au pouvoir depuis l’indépendance en 1962, le parti du Front de libération nationale (FLN) a cadenassé le pays. Le peuple a perdu foi en la démocratie depuis longtemps. Contre toute attente, les Algériens vont pourtant réussir à faire sauter le verrou de la peur. Le déclic a lieu le 9 février : ce jour-là, à Alger, les dirigeants du FLN annoncent la candidature du chef de l’Etat sortant en présentant un… cadre à son effigie.

Pour les Algériens, c’est « l’humiliation » de trop. Quelques jours plus tard, le 16, à Kherrata, petite ville de Kabylie, des centaines de voix osent crier : « Le peuple veut la chute du régime ». Le 19, à Khenchela (Est), un portrait géant de Bouteflika accroché sur la façade de la mairie est arraché. Et le 22, des centaines de milliers d’Algériens défilent dans tout le pays, démentant leur incapacité supposée à se mobiliser pour le bien commun.

Les Algériens se retrouvent, tous unis derrière les drapeaux vert et rouge, et amazigh (berbère), avec une joie déroutante. Cette élection présidentielle qui devait être une simple formalité a déclenché une révolution retransmise sur les réseaux sociaux. Le pouvoir tente de gagner du temps : le 11 mars, un message du président annonce qu’il ne se représentera pas et que l’élection est repoussée. Insuffisant : les manifestants refusent tout plan B.

Sous la pression de la rue et de l’armée, Bouteflika démissionne le 2 avril. Mais la contestation ne faiblit pas : les Algériens veulent que tous les dirigeants « dégagent ». « Pouvoir assassin », martèlent-ils. Certains osent même dire qu’ils ont été, après la France, colonisés par le FLN.

« Y en a marre des généraux »

L’« abdication » du chef de l’Etat a fait craquer le vernis du pouvoir pour en révéler un autre qui tient en réalité le pays depuis l’indépendance : les militaires. Désormais, le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’Armée nationale populaire (ANP), est l’homme fort du pays. Pour calmer la rue, il obtient la tête d’anciens premiers ministres et de grands patrons, aujourd’hui en prison pour corruption. Il essaie de donner des gages en promettant d’« accompagner le peuple algérien ». Les pressions pour qu’une élection présidentielle se tienne le 4 juillet échouent. Faute de candidats, le scrutin est reporté sine die. Le peuple réclame que le général de 79 ans, proche de Bouteflika, « dégage » lui aussi.

Le pouvoir change de technique : il cherche à casser la dynamique révolutionnaire. La police et la justice aux ordres, il fait interdire les drapeaux berbères lors des manifestations, espérant ainsi jouer sur la corde régionaliste et diviser les Algériens. En vain. Des dizaines de personnes sont arrêtées pour « atteinte à l’unité nationale » pour avoir brandi cette bannière. Les opposants à Ahmed Gaïd Salah sont aussi jetés en prison, comme Lakhdar Bouregaâ, 86 ans, héros de la guerre de libération. Les manifestants continuent de scander « Y en a marre des généraux » et exigent « un Etat civil ». Le pouvoir militaire, qui tétanisait les foules, n’a plus d’emprise.

Loin de lâcher prise, le système tente des tractations en proposant aux manifestants une médiation menée par des personnalités qu’il a lui-même cooptées pour organiser des élections au plus vite. Il mise sur la faiblesse de partis d’opposition divisés et de la société civile, mais se heurte au refus catégorique des manifestants. Ceux-ci exigent la libération des détenus d’opinion, puis l’instauration d’une instance neutre capable de gérer la transition et d’organiser les futurs scrutins « libres et démocratiques ».

Les Algériens semblent déterminés à tenir tant qu’ils n’auront pas achevé leur révolution. Leur soulèvement a été galvanisé par la victoire de l’équipe nationale lors de la Coupe d’Afrique des nations, en juillet – une équipe qu’on disait incapable de gagner. Assurément, 2019 est l’année de l’Algérie.

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