Malgré un nouveau camouflet électoral – le boycott massif des élections législatives –, le pouvoir s’obstine à conduire une feuille de route autoritaire qui installe l’Algérie dans l’impasse.
Le premier parti politique en Algérie, c’est l’abstention. Depuis des années. À une époque, les autorités gonflaient les chiffres. Aujourd’hui, il leur est compliqué de les maquiller. Car plus personne n’est dupe, tout particulièrement depuis le « hirak », l’énorme mouvement de contestation qui a déchu l’ancien président Abdelaziz Bouteflika de son règne interminable (20 ans) et qui dure depuis février 2019.
Les dernières élections législatives, samedi 12 juin, les premières depuis le soulèvement populaire, illustrent une énième fois l’abstention massive qui se répète à chaque scrutin, quand elle n’empire pas. Selon les chiffres officiels, la participation s’élève à 23 %, soit 77 % d’abstention. Sur plus de 24 millions d’électeurs, seuls 5,6 millions ont voté, et plus d’un million d’entre eux a choisi un bulletin nul.
L’abstention avait atteint 70 % lors du référendum de novembre 2020 sur la Constitution, qui devait être l’acte fondateur d’une « nouvelle Algérie », d’« une nouvelle République », clé de sortie de l’impasse politique et réponse au hirak, qui réclame un changement radical du « système », « une Algérie libre et démocratique ».
Ce fut un désaveu cinglant pour le pouvoir avec un nouveau record d’abstention depuis l’indépendance du pays en 1962. Certes, le « oui » l’a emporté à 66,8 %, mais la fiabilité d’un scrutin avec une participation aussi faible est posée. Comme l’élection sur fond d’abstention abyssale 11 mois plus tôt, en décembre 2019, d’un nouveau président, Abdelmadjid Tebboune, hué par les foules et imposé par l’armée, qui fait et défait les présidents depuis la libération.
Le climat de défiance et de discrédit qui règne entre le peuple et ses élus est à son comble. Oran, Constantine, Annaba… Ce n’est plus seulement la Kabylie frondeuse qui a basculé dans l’abstention. « Choc et impact », ont titré les journaux, à l’instar de Liberté Algérie, qui quelques jours après, s’affolait : « Ils reviennent par la fenêtre. »
« Ils », ce sont les principales formations du Parlement sortant, brocardées pour être affidées au régime, qui ressuscitent alors qu’elles sont à bout de souffle, tout en révélant l’insignifiance de leur poids électoral : l’ex-parti unique, le FLN, Front de libération nationale, le RND, Rassemblement national démocratique, son éternel allié, et le MSP, Mouvement de la société pour la paix, principale formation islamiste du pays.
S’il enregistre un recul important – plus d’une cinquantaine de sièges perdus –, le FLN contrôle un quart des élus de la nouvelle Assemblée populaire nationale (105 sièges sur 407). Le RND remporte 57 sièges, le MSP, 64. Les candidats dits « indépendants » totalisent 78 sièges. Boycotté par les principaux partis de l’opposition, également remis en cause (Rassemblement pour la culture et la démocratie, RCD, Front des forces socialistes, FFS, Parti des travailleurs, PT), qui dénoncent « une farce électorale », le scrutin dessine une assemblée masculine (seules 34 femmes ont été élues, contre 146 dans l’ancienne formation), emblématique de l’élite au pouvoir que fustige le hirak depuis plus de deux ans.
Un climat de répression accrue
« L’Algérie nouvelle », promise par le nouveau président, ressemble fort à l’Algérie ancienne, d’avant la révolution pacifique et citoyenne. D’ailleurs, ce dernier ne s’émeut pas de l’abstention. « Pour moi, le taux de participation n’a pas d’importance. Ce qui m’importe, c’est que ceux pour lesquels le peuple vote aient une légitimité suffisante », a déclaré le président Tebboune, qui entend imposer la feuille de route autoritaire qui lui a été fixée au sommet de l’État où le déni est de rigueur. Le président de la commission électorale, Mohamed Chorfi, a même soutenu que «la dynamique de changement pacifique a été renforcée ».
La réalité est pourtant tout autre. Le régime, qui ne parvient pas à se débarrasser du hirak, qui a repris en février ses marches hebdomadaires après avoir été contraint à la pause par la pandémie, est aux abois. Les législatives se sont déroulées dans un climat de répression accrue. À l’heure où les Algériens étaient appelés à se rendre aux urnes et où l’Algérie ouvrait ses frontières à quelques journalistes étrangers pour couvrir l’événement, les autorités procédaient à une série d’arrestations de journalistes indépendants (tels Khaled Drareni, El Kadi Ihsane) et d’opposants politiques (tel Karim Tabbou).
Alors qu’en février 2021, à trois jours des commémorations de l’anniversaire du hirak, le président Abdelmadjid Tebboune, de retour après trois mois d’absence pour cause d’hospitalisation à l’étranger après avoir contracté le Covid-19, graciait une trentaine de détenus d’opinion, dont le journaliste Khaled Drareni ou l’opposant Rachid Nekkaz, la répression se poursuivait de plus belle. Les arrestations arbitraires et les condamnations expéditives de militants pro-démocratie demeurent le lot quotidien.
Il n’y a jamais eu, en deux ans de mouvement social, autant de détenus en prison pour avoir exprimé une opinion ou participé à des manifestations antirégime. Selon le Comité national pour la libération des détenus, plus de 200 personnes sont aujourd’hui derrière les barreaux.
L’Algérie apparaît encore plus bloquée. Comme le pointait ici l’historienne Karima Dirèche, « on a d’un côté un régime avec les mêmes principes de gouvernance, d’oligarchie, de réseaux que sous Bouteflika, qui ne peut plus distribuer la paix sociale comme sous Bouteflika car la rente des hydrocarbures s’est anémiée et parce qu’il ne veut pas négocier. De l’autre côté, la contestation n’a pas sauté le pas de la représentativité du hirak, ce qui participe au blocage du système ».
Aïcha habite la banlieue d’Alger. Elle est enseignante, mère de trois enfants tous mariés. Elle n’a pas voté. Ni elle, ni son mari, qui a perdu son travail dans une usine automobile, ni aucun membre de leur famille. Comme avant, au référendum, à la présidentielle et à tous les derniers scrutins sous Bouteflika. « C’est notre manière de rejeter le système », dit Aïcha.
Ils n’ont pas obéi au hirak qui a appelé à boycotter les urnes. Ils ne manifestent plus depuis longtemps, bien avant la pandémie. « Lassés que le hirak ne débouche pas sur une organisation », pas parce qu’il aurait été infiltré par les islamistes ou parce que ce serait un mouvement déconnecté du réel, une Algérie des villes qui parle français déconnectée de l’Algérie profonde qui parlerait arabe et s’en remettrait à Dieu pour tout, contrairement à ce que certaines voix, y compris chez les intellectuels, avancent.
L’une des priorités d’Aïcha ? Que son mari trouve un emploi. Que leur pouvoir d’achat s’améliore, que le dinar arrête sa dégringolade. Que l’eau arrive dans leur robinet, ne soit plus rationnée. La crise de l’eau, que connaît l’Algérie depuis des années du fait d’une baisse des précipitations entre autres, s’aggrave. Comme tant d’autres crises multifactorielles qui acculent le pays.