Lofti Barkati, Médiapart, 27 septembre 2019
Tout se met en place pour que l’élection présidentielle exigée par le général Gaïd Salah se tienne le 12 décembre. Condamnation de la « bande » Bouteflika, répression accrue des manifestants, commission électorale au travail. Deux candidats du sérail, Benflis et Tebboune, sont déjà les favoris. Les Algériens continuent, eux, à manifester contre la tenue de ce scrutin.
Depuis un mois maintenant, ceux que l’Algérie appelle « les décideurs » décident. Il ne s’agit nullement d’un pouvoir civil dévalué et singulièrement absent, mais de l’état-major de l’armée algérienne et de son chef, le général Gaïd Salah, 79 ans. Mis dans les cordes durant de longs mois par un soulèvement populaire pacifique, massif et inédit, le vrai pouvoir algérien est en train de reprendre la main. Alternant menaces, répressions, et timides ouvertures, il est déterminé à imposer sa « solution » : une élection présidentielle le 12 décembre qui lui permette d’installer au pouvoir le candidat de son choix.
Alors que de nouvelles manifestations se tiennent ce vendredi dans toutes les grandes villes du pays, Gaïd Salah a renouvelé l’avertissement jeudi : tous ceux qui se mettront en travers de cette élection seront châtiés. « Ils trouveront une sanction juste et rigoureuse, voire dissuasive, car il n’y a pas de place pour les manigances quand il s’agit de l’intérêt suprême du pays », assure le général. Et pour mieux se faire entendre, il annonce déjà que l’armée sera massivement déployée le jour du scrutin « sur tout le territoire national ». « Nous serons avec la volonté d’Allah Le Tout-Puissant au rendez-vous », a-t-il conclu.
Le général Ahmed Gaïd Salah, 79 ans. © (dr)
Cette détermination à tenir l’élection, annulée d’abord en avril, puis à nouveau en juillet faute de candidats, pourrait confirmer ce qui se disait à Alger ces dernières semaines. L’armée aurait négocié durant l’été, « derrière les rideaux », avec plusieurs forces politiques et candidats potentiels et les différentes factions au pouvoir se seraient mises d’accord sur le nom du prochain président de la République.
C’est bien sûr ce scénario d’un « système qui se régénère » que rejettent une large partie des Algériens qui continuent à manifester contre une élection qu’ils estiment jouée d’avance et qui permettra, estiment-ils, d’écraser à nouveau la société. Depuis début septembre, Gaïd Salah est devenu la cible principale des manifestants. Mardi 24 septembre, ils étaient encore des milliers à Alger à accompagner les étudiants criant les slogans suivants : « pas d’élections, gangs » ; « État civil et non militaire » ; « Les généraux à la poubelle » ; « le peuple veut l’indépendance ».
Le « hirak » demeure certes puissant et décline sur tous les tons l’exaspération du peuple algérien et son rejet du système politique. Mais les partis d’opposition, les mouvements innombrables de la société civile peinent à définir, et plus encore à imposer, une alternative face à un pouvoir qui dispose des principaux leviers. L’armée, cette semaine, a voulu donner des gages en faisant lourdement condamner par un tribunal militaire de Blida les figures les plus honnies du clan Bouteflika.
Au terme d’un procès tenu à huis clos, auquel les journalistes n’ont pas pu assister et qui a duré moins de deux jours, Saïd Bouteflika, le frère du président et « régent » jusqu’au printemps dernier, a été condamné à quinze ans de prison. Quinze ans de prison également pour l’ex-général Mediène, dit Toufik, le tout-puissant chef du service de renseignements de 1990 à 2015, et pour son successeur, le général Athmane Tartag. Ils étaient jugés pour « atteinte à l’autorité de l’armée » et « complot contre l’autorité de l’État ».
L’ancien ministre de la défense Khaled Nezzar, son fils Lotfi et l’homme d’affaires Belhamdine Farid ont, eux, été condamnés par contumace à vingt ans de prison. Ils sont en fuite à l’étranger. Enfin l’armée en profite pour se débarrasser d’une figure de l’opposition, Louisa Hanoune, elle aussi condamnée à quinze ans de prison. Celle qui dirige le Parti des travailleurs (gauche radicale), en détention provisoire depuis le mois de mai, est éliminée pour avoir rencontré pendant une heure Saïd Bouteflika et Toufik au moment de la destitution de Bouteflika, début avril. « Elle était dans son rôle de chef de parti de s’enquérir de la situation du pays », a fait valoir son avocat.
Personne n’est dupe de la parodie judiciaire qui a mené à ces condamnations. Comme l’écrit l’éditorialiste du quotidien Liberté, Mustapha Hammouche, « il est inutile d’épiloguer sur l’aspect procédural et légal d’un procès qui illustre cette habitude propre aux régimes autoritaires : les faits politiques y prennent souvent la forme de faits judiciaires. […] Le procès que les Algériens attendent est le procès du régime et, à travers lui, le procès du système qui a privé le peuple d’une indépendance pourtant chèrement payée ».
Dans le même temps, un tribunal faisait libérer Karim Tabbou, l’une des figures les plus populaires du « hirak », arrêté le 12 septembre et poursuivi pour « atteinte au moral de l’armée ». Moins de vingt-quatre heures plus tard, il était de nouveau interpellé…
Deux anciens hiérarques, Benflis, 75 ans, et Tebboune, 74 ans
Depuis la semaine dernière, Alger est bouclée par les forces de sécurité chaque vendredi, jour des grandes manifestations. L’armée interdit aux habitants de la région et du reste du pays de rejoindre la capitale et, dans le centre-ville, le cortège est étroitement encadré. Il en est de même dans la plupart des grandes villes. Si le pouvoir n’est pas en mesure de faire cesser les manifestations, la plupart des réunions publiques dans les universités ou dans des bâtiments publics sont désormais interdites.
Progressivement, les espaces de liberté gagnés par les Algériens ces derniers mois se rétrécissent. Le plus spectaculaire, outre les arrestations d’activistes, est la reprise en mains brutale des médias d’État, où les journalistes tentaient de s’émanciper de la propagande, et des grands médias audiovisuels privés. Tout cela explique la défiance et l’opposition redoublée d’une partie de la population à la tenue d’une élection présidentielle dans de telles conditions.
Plusieurs responsables politiques ont d’ailleurs fait savoir qu’ils ne se présenteront pas, « aucune des conditions promises » n’étant réunies. C’est par exemple le cas de l’ancien ministre Abdelaziz Rahabi, qui avait coordonné une tentative de dialogue au début de l’été en réunissant, le 6 juillet, un « Forum du dialogue national ». Il en est de même pour un autre ancien ministre, Mohamed Saïd, dirigeant du parti Parti de la liberté et de la justice (PLJ) : « Les données actuelles n’encouragent guère l’organisation d’élections permettant l’émergence d’un président qui, fort de la légitimité populaire, sera capable de jeter les nouvelles bases d’un État démocratique », estime-t-il.
Il reste qu’une cinquantaine de personnalités ont retiré à la commission électorale des dossiers de candidatures. Bon nombre sont inconnues, d’autres loufoques ou totalement déconsidérées mais cela permet à la commission de montrer qu’elle travaille et d’expliquer que, cette fois-ci, le scrutin sera propre. La loi électorale a été modifiée en urgence, les commissions locales s’attaquent désormais à la révision des listes électorales.
Tout cela serait voué à l’échec si l’armée ne tapait pas du poing sur la table et si deux candidats connus et importants ne s’étaient pas officiellement déclarés jeudi 26 septembre. Il s’agit d’Ali Benflis, 75 ans, et d’Abdelmadjid Tebboune, 74 ans. Chacun a été premier ministre de Bouteflika avant de se faire limoger et de basculer dans l’opposition.
Ali Benflis a été chef du gouvernement de 2000 à 2003 avant de se présenter contre Bouteflika en 2004 puis en 2014. Homme du sérail, connaissant tous les rouages et les acteurs du système, il a été un de ces opposants tolérés par le régime et estime depuis cet été qu’une élection présidentielle rapide est le seul moyen de sortir de la crise. Ayant réuni jeudi la direction de son parti, Talaie El Hourriyet, Ali Benflis a expliqué sa volonté de construire « un rassemblement pour une sortie de crise ouvrant la voie à un changement démocratique qui intègre la totalité des revendications et des aspirations de la révolution démocratique pacifique ».
Tebboune et le général Salah se seraient rapprochés à l’occasion de cette bataille perdue contre « la bande ». Mais l’homme, vieux militant du FLN, plusieurs fois ministre, plus technocrate que politique, présente toutes les caractéristiques de ce système que les Algériens veulent renverser. Interrogé jeudi par un journaliste, il s’en est défendu : « Ce que demande le “hirak”, moi j’ai été le premier à le demander. Et j’ai souffert. J’ai été personnellement puni, mon fils a été puni. Ce n’est pas suffisant ? Au Palais du gouvernement, mon portrait a été enlevé. Des sanctions nous ont été infligées qui pouvaient mener à des choses dangereuses. »
Il ne fait guère de doute que la campagne électorale s’organisera autour de ces deux candidatures. Mais il reste au général Salah à franchir le principal obstacle : le refus de voter d’une large partie des Algériens, leur refus de participer à un scrutin organisé de bout en bout par les acteurs inchangés ou presque du régime Bouteflika. Sans une participation correcte et un vote « propre », le futur président de la République n’aura aucune légitimité : surmonter cette défiance sera le principal enjeu des deux mois et demi de campagne électorale.