RACHIDA EL AZZOUZI, Médiapart, 7 décembre 2019
Depuis plus de dix mois, le peuple algérien se réapproprie l’espace public et son destin. Il marche chaque semaine, malgré le durcissement de la répression, contre les arrestations, les condamnations arbitraires, les multiples atteintes aux libertés fondamentales, contre la « issaba » (le gang) et pour « bladna » (notre pays) en scandant « pouvoir assassin » et en réclamant une rupture en profondeur avec le régime Bouteflika pour connaître enfin une « Algérie libre et démocratique », « un État civil, non militaire ».
En face, alors que le rejet est constant, massif, le régime s’enfonce dans le déni, insulte les manifestants à l’image de ce ministre de l’intérieur les traitant de « traîtres, mercenaires, déviants et homosexuels »et passe en force en imposant une élection présidentielle jeudi 12 décembre.
Pour le 42e vendredi de manifestation consécutive, vendredi 6 décembre, des foules impressionnantes comme au plus fort du mouvement au printemps ou encore au 1er novembre – lorsque la marche a coïncidé avec le 65e anniversaire du début de la guerre d’indépendance – ont déferlé dans les rues du pays et répété « Makache vote [« pas de vote »] ». Tandis que Ahmed Gaïd Salah, le chef de l’armée a promis « une fête électorale, à travers laquelle se réalise la volonté populaire », s’exprimant pour la première fois un vendredi depuis le début du Hirak (mouvement).
Entretien croisé avec le politiste Luis Martinez, spécialiste du Maghreb, qui signe un dernier ouvrage éclairant L’Afrique du Nord après les révoltes arabes aux Presses de Sciences Po et le spécialiste de droit public Mouloud Boumghar à quelques jours d’un scrutin que la population compte boycotter. « Même notre droit de vote, ils nous l’ont volé », témoignaient récemment auprès de Mediapart des marcheurs et marcheuses algéroises.
Comment analysez-vous la situation actuelle ?
Luis Martinez : L’armée poursuit son agenda : élimination des réseaux liés au système Bouteflika, élection présidentielle truquée comme toutes celles organisées sous Abelaziz Bouteflika, recherche de « nouveaux » partenaires politiques, élections présidentielles. Une fois ce cycle terminé, le nouveau président annoncera un référendum sur une nouvelle constitution, des élections législatives anticipées, un gouvernement inclusif et la mise à la « retraite » du chef de l’armée Ahmed Gaïd Salah.
Mouloud Boumghar : Aujourd’hui le roi est nu. Avec l’effritement de sa façade civile, le pouvoir apparaît dans son fonctionnement réel jusqu’à la caricature : il y a un monopole militaire sur la décision politique institutionnelle. Les différentes arrestations d’oligarques et d’anciens premiers ministres sont appréciées à leur juste valeur par le peuple : ce n’est que l’écume de l’alternance clanique au sein du régime, un clan qui en remplace un autre.
En effet, les circuits économiques et financiers de la corruption sont toujours en place. Jusqu’à présent, le haut commandement militaire – le cœur battant du régime – n’a jamais fait la moindre concession. Il a simplement sacrifié Bouteflika pour ne pas être emporté par la vague de la contestation. La mobilisation populaire est tenace et elle durera. L’enjeu est bien identifié par les manifestants qui scandent à l’adresse du pouvoir « ya hna ya ntouma » (« c’est soit nous soit vous »). En cas d’échec, les manifestants savent que c’est une dictature arrogante qui les attend.
Comment inverser le rapport de force politique ?
Mouloud Boumghar : Pour inverser le rapport de force politique, il y a une condition que l’on pourrait qualifier de psychologique : faire admettre publiquement au haut commandement militaire qu’il détient le pouvoir et que ce pouvoir n’a aucun fondement en droit.
Cela passe par la sortie du déni de la part d’une partie de la classe politique. En effet, certains partis prétendent être du côté du Hirak mais ont un discours politique ambigu sur l’élection du 12 décembre qui est rejetée catégoriquement par les manifestants.
Toutefois, il apparaît clairement dans le discours de ces partis et personnalités publiques que la nature militaire du régime est un non-sujet pour eux. Il est dramatique de constater que cela reste un tabou chez une partie de la classe politique alors que les slogans « y en a marre des généraux » et « État civil, non militaire » sont massivement présents depuis le mois d’avril. Sortir du déni est une nécessité.
Pour d’autres, c’est la peur de la résurgence d’un islamisme radical et des avatars de l’ex-FIS (Front islamique du salut) qui les poussent à se placer sous « protectorat militaire ».
Ces gens se trompent : la révolution est démocratique et leur place est parmi les manifestants. Leur intérêt est de renforcer les rangs des démocrates et des progressistes au lieu de continuer de défendre un régime condamné et d’être tétanisés. Mais il faut pour cela une adhésion sincère à l’acceptation du pluralisme.
À cet égard, les manifestants ne veulent pas être enfermés dans les discours simplistes sur les causes de la guerre civile ni dans la peur du chaos : « Ma tkhewfounach bel 3echria, nhererou bladna b silmiya », chantent les manifestants (« Vous ne nous faites pas peur avec la décennie (noire), nous libérerons notre pays pacifiquement »).
L’autre condition plus concrète est d’empêcher par tous les moyens, pacifiques et non susceptibles de dégénérer, la reconstitution de la façade civile du régime. Cela passe d’une part par le refus du scrutin du 12 décembre et, s’il a lieu, le refus de reconnaître une quelconque légitimité à un président choisi par la haute hiérarchie militaire.
Que vous inspire les différents candidats à la présidentielle qui ont débattu vendredi 6 décembre lors d’un débat télévisé inédit qui relevait plus de la parodie tant l’absence d’indépendance et de transparence vis-à-vis de l’État est totale ?
Mouloud Boumghar : On considère en effet inédit ce « débat » télévisé mais c’est la profondeur de la crise de légitimité des institutions qui est inédite. Le rejet de ce régime est tel que c’est un non-évènement. Il n’y a, parmi les cinq candidats, que des anciens premiers ministres et ministres de Bouteflika.
Le régime essaie de faire passer une alternance clanique pour une rupture systémique. Or, ce n’est pas parce qu’un ancien premier ministre s’est présenté à une élection contre Bouteflika (Benflis) ou qu’un autre a été humilié par lui (Tebboune) que ce sont des opposants au régime. Et d’ailleurs, même un opposant ne peut avoir les mains libres s’il participe à une élection sous le contrôle du régime en place.
S’agissant des cinq candidats, avoir un compte à régler ou une revanche à prendre sur le clan Bouteflika ne fait pas de vous un opposant au régime. Ces candidats sont soit issus de la matrice de l’ancien parti unique soit de l’autre parti du régime, le RND, soit encore de la clientèle islamiste du pouvoir. En d’autres termes, il y a jusqu’à un certain point une remobilisation de certaines clientèles du pouvoir.
Les cinq candidats promettent le changement, mais Bouteflika aussi promettait le changement en mars 2019 ! Et le haut commandement militaire prétend même avoir satisfait les revendications populaires !
Le fond de l’affaire en ce qui les concerne, c’est qu’aucun de ces candidats ne défend les libertés, aucun ne s’intéresse au sort des centaines de détenus d’opinion et aucun ne remet en cause le rôle du haut commandement militaire dans la vie politique. Aucun d’entre eux ne peut assumer le fait qu’il faut dépolitiser la haute hiérarchie militaire pour démilitariser le système politique algérien. Aucun ne peut le faire parce qu’il n’aurait pas le soutien de ceux qui font les présidents.
Êtes-vous inquiets pour l’avenir de l’Algérie à l’aune de cette confiscation du pouvoir par les militaires et de ce ministre de l’intérieur qui traite les manifestants de « traîtres, mercenaires, déviants et homosexuels »cherchant à perpétuer une mentalité « coloniale » ?
Luis Martinez : La confiscation du pouvoir par les militaires remonte à l’indépendance ! La disqualification des opposants politiques – démocrates, régionalistes, islamistes, civils – est tout aussi ancienne. On constate depuis quelques semaines une stratégie de stigmatisation du Hirak visant à déconstruire son appartenance aux « valeurs de l’identité algérienne ».
C’est un début très dangereux car cela ouvre la porte à son exclusion progressive de la communauté nationale. Ce traitement avait été appliqué au FIS dans les années 90 pourtant à deux reprises d’élections.
Mouloud Boumghar : Aujourd’hui, la police politique est toujours active : elle n’a fait que changer de maître. Les télévisions publiques et privées, à l’exception de deux d’entre elles, sont des outils de propagande au service du régime. Des campagnes de haine sont menées sur Internet contre les Kabyles – pour agiter la menace du séparatisme et de l’ennemi intérieur – et contre les manifestants en général sur des pages Facebook de soutien au haut commandement militaire.
Depuis quelques semaines, le régime a mis ses derniers partisans dans la rue avec des slogans injurieux et ne fait pas grand-chose pour éviter la confrontation avec les manifestants révolutionnaires. Tout porte à croire qu’au-delà de la production d’images de propagande, c’est l’incident propre à justifier une intervention musclée qui est recherché.
La mobilisation populaire révolutionnaire est pacifique et massive depuis l’origine. Dans ces conditions, le régime ne peut se permettre le recours à la force contre les manifestants sans mettre en danger la cohésion interne de l’armée et de l’appareil sécuritaire et sans s’exposer à une condamnation internationale. Ce pouvoir est dangereux et représente un danger pour l’Algérie.
Faut-il craindre une « continuité » du pouvoir à l’identique de l’ère Bouteflika ?
Luis Martinez : Ce ne sera jamais à l’identique : de 1962 à 1986, nous avons le pseudo État-FLN ; de 1986 à 1990, une crise profonde et un échec de la transition politique ; de 1991 à 1999, l’armée et les services à la manœuvre ; de 1999 à 2019, le système Bouteflika avec une armée en arrière-fond.
Aujourd’hui, il est difficile de dire quels seront les futurs partenaires de l’armée. En Égypte, l’armée pactise avec les salafistes ; au Maroc, la monarchie gouverne avec le PJD (Parti de la justice et du développement, islamiste) ; en Tunisie, le nouveau président cohabite avec Ennahda (islamiste) et en Libye, Haftar mène la guerre avec les Madkhalistes (salafistes). L’Algérie se distinguera-t-elle de tout son voisinage ?
Mouloud Boumghar : Le pouvoir a toujours été, in fine, aux mains de la haute hiérarchie militaire. Aujourd’hui, elle exerce le pouvoir seule et sans façade civile – qui s’est effondrée – pour faire tampon entre elle et le peuple. Or, c’est contraire à la tradition de dissimulation du haut commandement militaire.
Par conséquent, la haute hiérarchie militaire a besoin de reconstituer la façade civile du régime dont la figure centrale est le président de la République. Dans le système politique algérien que la révolution en cours veut mettre à bas, c’est le président de la République qui est le représentant de la haute hiérarchie militaire auprès du peuple, il n’est pas le représentant du peuple.
Pour ce qui est de l’ère Bouteflika, nous y sommes encore. Le gouvernement actuel – dont le chef de l’état-major de l’armée fait partie en qualité de vice-ministre de la défense – a été nommé par Bouteflika à la veille de sa mise à l’écart.
Le problème est en réalité plus profond. Le pouvoir cherche à reconstituer le pacte social autoritaire sans même avoir l’habileté de lui donner une nouvelle consistance. Ce pacte reposait sur le contrôle exercé sur la société à travers la coercition exercée par la police politique, sur la rente pétrolière et les modalités de sa redistribution et la compensation de l’absence de légitimité électorale en raison de la fraude par des mesures sociales et la « légitimité historique » d’un président de la République qui devait être un vétéran de la guerre de libération nationale.
Or, les deux ressources de compensation – la rente et la « légitimité historique » – sont l’une en baisse et l’autre en voie d’épuisement. Surtout le peuple a exprimé très clairement la dénonciation de ce pacte qu’il veut remplacer par un pacte démocratique.
Que se passera-t-il le 13 décembre quand les manifestants vont redescendre dans la rue contre ce président illégitime qui aura été imposé ?
Mouloud Boumghar : Nous sommes déjà entrés dans une phase de dissidence politique et de désobéissance civile. Le refus du scrutin présidentiel du 12 décembre, comme le refus de celui du 4 juillet qui n’avait pu avoir lieu faute de candidats de poids, n’est pas le fruit d’une position idéologique abstraite. C’est la conséquence que les manifestants ont tirée du rapport de force politique : le pouvoir continue de contrôler l’administration qui fait les élections, les médias et il n’a fait aucune concession. C’est le refus de tout scrutin avec les tenants du système actuel et sous leur contrôle.
Il ne faut pas oublier que la révolution est sur une trajectoire claire. Les membres de l’actuel gouvernement ne peuvent pas se déplacer dans la moindre petite ville d’Algérie sans provoquer une manifestation populaire hostile.
Les candidats du régime ne peuvent faire d’apparition publique sans faire face à l’hostilité populaire. Ils font campagne dans des salles dégarnies et presque de manière clandestine. Le président désigné par les militaires ne pourra rien faire sinon relayer les ordres de ceux qui l’auront fait roitelet. Et la mobilisation populaire ne cèdera pas.
Il convient cependant de signaler un danger. Comme il y a encore des gens au sein de la classe politique qui n’admettent pas publiquement le caractère militaire du régime, la reconstitution de la façade civile leur permettrait d’accepter plus facilement d’aller « dialoguer » avec le président désigné par les militaires, surtout s’il fait quelques concessions symboliques.
Il donnerait alors une forme de légitimité à ce personnage rejeté par le peuple. Le danger vaut aussi pour tous ceux qui ne conçoivent pas l’action politique autrement que sous « protectorat militaire », de peur d’une résurgence de l’ex-FIS dont certains avatars sont très actifs en dehors d’Algérie. Mais la mobilisation populaire est vigilante.
Grèves massives, générale, débrayages, désobéissance civile, auraient pu être un prolongement du mouvement. Pourquoi cela n’a pas pris ?
Mouloud Boumghar : Nous sommes déjà dans une phase de désobéissance civile avec le refus du scrutin. À défaut de l’empêcher, les manifestants continueront de refuser toute légitimité à « l’élu du haut commandement militaire » et empêcheront la reconstitution de la façade civile.
Pour ce qui est des grèves et autres formes de mobilisation, le peuple y arrivera progressivement. En particulier, une grève dans le secteur des hydrocarbures – la source de la rente – pourrait sonner le glas du système autoritaire.
Enfin, les institutions de transition et le lancement d’un nouveau processus constituant apparaîtront désormais comme les « débouchés naturels » de la contestation. C’est ce que craint le régime qui qualifie de « traîtres » les partisans de ces options.
Luis Martinez : L’économie algérienne dépend de la vente des hydrocarbures (97 % des exportations), seule la paralysie du secteur des hydrocarbures aurait pu infléchir les autorités algériennes. Or, l’UGTA protège ce secteur qui est un État dans l’État. Le faible impact de ces actions sur les autorités souligne la très forte indépendance des autorités vis-à-vis du reste de l’économie et de la société.
L’Algérie n’est pas un pays touristique qui doit soigner son image, ni un eldorado pour les investisseurs étrangers qui doit sécuriser son marché. Ce qui fera flancher les autorités, c’est l’effondrement de l’économie rentière.
Les Algériens en sont à leur 42e vendredi de manifestation de suite. La mobilisation reste constante, massive malgré la répression et les arrestations arbitraires, mais est-ce qu’il n’y a pas une routine problématique qui s’est mise en place, marche des étudiants le mardi, du peuple tout entier le vendredi ?
Mouloud Boumghar : Ce que vous appelez la routine a contribué à la maturation de la révolution qui, rappelons-le, est spontanée en ce sens qu’elle ne répond pas à l’appel d’une avant-garde, de partis politiques ou d’autres groupes. L’irruption du peuple dans l’équation politique a bouleversé le paysage institutionnel et politique.
La contestation est passée du refus du 5e mandat de Bouteflika à l’expression claire du rejet du système politique dans sa globalité. Cette routine a donc permis de faire mûrir et consolider la révolution en cours.
Elle a détruit le pacte social autoritaire et construit progressivement une sorte de « consensus révolutionnaire » à travers des slogans très clairs : « État civil, non militaire », respect des principes énoncés dans les articles 7 et 8 de la Constitution (la souveraineté nationale appartient exclusivement au peuple, il est source de tout pouvoir et il est le pouvoir constituant), « Istiqlal », c’est-à-dire indépendance, qui inscrit le combat d’aujourd’hui dans la continuité de la lutte de libération nationale, après l’autodétermination externe, voici le temps de l’autodétermination interne, et Djazaïr horra dimoqratiya, Algérie libre et démocratique.
Nul ne peut prédire l’avenir, mais ce qui est évident, c’est le décalage entre la mobilisation populaire et une partie de la classe politique et de la société civile qui n’assume pas ses responsabilités en refusant de sortir du déni sur la nature du régime.
« L’année 2020 sera une année périlleuse pour l’économie algérienne »
On demeure dans une impasse politique. Pourquoi aucune force, ni personnalité n’a vraiment réussi à émerger ? Est-ce qu’aujourd’hui l’absence de structuration du Hirak ne devient pas problématique ?
Mouloud Boumghar : 42 semaines, c’est long et éprouvant. Surtout lorsque le poids de la vie quotidienne se fait ressentir plus durement à cause de la situation économique du pays, lorsque la répression vise les manifestants et les opposants politiques et qu’elle fait peser une menace sur tous dans un contexte de raidissement du pouvoir autoritaire.
Certaines personnalités ont émergé au printemps, mais elles ont fait le choix de ne pas assumer le rôle que leur prêtait la rue. C’est leur droit. D’autres parmi ceux aujourd’hui arbitrairement détenus par le pouvoir depuis quelques mois sont incontournables. Ce sont aujourd’hui des figures de ralliement et ces personnalités joueront un rôle lorsque le rapport de force aura été inversé.
La problématique de la structuration est complexe. Elle mène rapidement à une impasse si l’on pense à la création d’une instance de représentation du Hirak. Tout d’abord, parce que la représentation passe par des élections libres et honnêtes.
Or, la création des conditions juridiques et politiques permettant des élections libres et honnêtes passe par la défaite du régime. Ensuite, parce qu’une instance de représentation présenterait le danger d’un scénario à la vénézuélienne dont personne au sein de la mobilisation populaire ne veut.
En revanche, le regroupement des forces en faveur de la rupture systémique et de l’État de droit démocratique est indispensable, il est déjà en cours. Il viserait à créer des espaces politiques autonomes au sein de la société capables de donner un prolongement politique à la mobilisation populaire au-delà des manifestations et il permettrait de modifier le rapport de force.
Un tel regroupement peut se faire à condition de prendre acte du consensus révolutionnaire exprimé dans les manifestations, que j’ai évoqué plus haut.
Il faut le prendre comme base politique au lieu de rechercher un hypothétique consensus avec des groupes qui s’affichent en faveur du Hirak mais qui ne sont pas complètement émancipés psychologiquement et politiquement du régime car ils soutiennent les « solutions » du régime. Il ne faut pas rompre le dialogue avec eux.
C’est eux qui doivent venir à ce consensus révolutionnaire s’ils veulent être en cohérence avec leur soutien affiché au Hirak. Ce ne sont pas les partisans de la rupture systémique qui doivent leur faire des concessions.
Ce n’est qu’au prix d’une analyse claire de la nature de la révolution en cours et de l’adhésion au consensus révolutionnaire exprimé dans les manifestations que les points de vue pourront être rapprochés sur la « sortie de crise ».
Enfin, un tel regroupement ne doit pas être une addition d’appareils politiques, parfois sans consistance, mais faire une place réelle aux énergies et figures neuves issues de la mobilisation populaire.
De nombreuses voix s’alarment de la situation économique de l’Algérie. La crise économique déjà à l’œuvre est aggravée par la crise politique. Quelle est sa réalité ?
Luis Martinez : L’année 2020 sera une année périlleuse pour l’économie algérienne. En décembre 2020 le gouvernement aura presque épuisé les réserves de change (180 milliards de dollars en 2014, 30 milliards en 2020) qui permettent de compenser l’effondrement des recettes en raison de la chute du baril de pétrole.
Les autorités devront réduire les dépenses, supprimer les subventions ou s’endetter à nouveau ! À la crise politique, s’ajoutera un risque majeur d’explosion sociale qui renverra l’Algérie à la période de 1986-1990.
Mouloud Boumghar : La crise économique est une réalité. Elle est ancienne et existait avant le début des manifestations en février 2019. Elle s’est approfondie depuis. Le système économique algérien est tributaire du système politique en place.
Les tenants du pouvoir ne veulent pas de sortie de la dépendance des hydrocarbures car le contrôle de ce secteur, de la rente qu’il procure et de sa redistribution permet de maintenir tous les pans de la société dans la dépendance économique à l’égard du pouvoir politique en place.
Le pouvoir politique n’a aucun intérêt au changement des structures économiques actuelles qui permettent aussi la corruption. Aujourd’hui, le régime veut faire peser la responsabilité de la crise économique sur la mobilisation populaire alors qu’elle est le fruit de la poursuite de ses buts politiques et de son incompétence crasse.
La situation est grave, mais elle n’est pas désespérée. Elle le deviendra si le système politique actuel ne disparaît pas. Sa disparition est une condition sine qua non de la transformation de l’économie algérienne pour qu’elle puisse produire des richesses et des emplois indépendamment du secteur des hydrocarbures et que la justice sociale puisse être garantie.
Cela ne se fera ni facilement ni sans risques. Mais de la même manière que la société est en train de s’émanciper et qu’il y a un foisonnement créatif, la fin de ce système politique pourra jouer un rôle de libération de l’énergie, à condition que les richesses nationales ne soient pas bradées comme elles l’ont été dans certains pays après l’effondrement de l’ex-URSS.
Si un minimum de conditions est créé, des investisseurs algériens et étrangers n’hésiteront pas à miser sur l’économie algérienne. De même, les nombreuses compétences qui sont aujourd’hui marginalisées ou découragées, qu’elles soient en Algérie ou à l’étranger, reprendront confiance et participeront activement à la transformation économique.
Quand on observe les différentes colères planétaires en cours partout dans le monde, on assiste par endroits, comme au Chili, à une remise en cause de l’amnésie sur les dictatures. Est-ce qu’on le voit aussi en Algérie ?
Mouloud Boumghar : Il y a deux impunités à prendre en compte. Celle en matière de corruption et celle en matière de violations massives et graves des droits de l’Homme. Le refus de la première est clairement affiché dans les manifestations à travers de nombreux slogans qui rappellent le caractère prédateur du régime. Et le régime y répond par des procès expéditifs qui n’identifient pas les circuits et les réseaux de la corruption ni ne mènent à leur démantèlement.
L’impunité en matière de droits de l’Homme est encore partiellement un tabou. Il a été levé sur les 126 manifestants tués par les services de sécurité en Kabylie lors de ce qu’on a appelé le « Printemps noir » de 2001.
Le 14 juin dernier, la répression de la grande marche de 2001 sur Alger de manifestants venus de Kabylie, a été commémoré par les manifestants aux cris de « pouvoir assassin », le même que celui des manifestants de 2001. Benflis, candidat à la présidentielle, qui a improprement appelé son parti « l’avant-garde des libertés » était alors chef du gouvernement.
S’agissant des crimes commis durant la guerre civile des années 1990 – et tout le monde en Algérie n’admet pas cette appellation –, ils sont très peu évoqués. Tout le monde perçoit que ce passif pèsera d’une manière ou d’une autre dans le règlement de la crise de légitimité actuelle. C’est l’une des clés d’explication de la position jusqu’au-boutiste du haut commandement militaire.
Parallèlement, on assiste actuellement à une tentative d’avatars de l’ex-FIS de faire passer l’idée dans l’opinion publique algérienne que seule l’armée aurait commis des crimes durant cette période et que les islamistes armés n’en ont pas commis. C’est une vue en miroir de la Charte dite pour la paix et la réconciliation nationale dans laquelle le régime impute au « terrorisme » tous les maux du pays durant cette période qu’elle appelle « tragédie nationale ».
Or, la question de l’impunité ne peut être traitée en fonction de la qualité de l’auteur des crimes mais en fonction de la gravité de ces derniers. En d’autres termes, le principe est valable pour tous les auteurs de violations graves ou massives des droits de l’Homme.