Ronald Cameron
Le 1er janvier 1994, jour de l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) qui, pour le gouvernement mexicain, symbolisait l’entrée du pays dans la modernité et le Premier monde, les populations autochtones en armes sortent de la forêt Lacandone pour occuper quelques villes et villages de l’État du Chiapas. L’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) sortait de la clandestinité avec pour slogan Ya Basta! (Ça suffit!).
Cet événement et plus largement le mouvement zapatiste au Chiapas furent une source d’inspiration pour de nombreux mouvements altermondialistes dans le monde. Nous publions ci-dessous de larges extraits du chapitre qui porte sur cet événement de la publication Altermondialismes, Justice sociale et écologique dans un monde globalisé et qui revient sur le contexte et l’importance de la déclaration de 1994.
Qu’en est-il aujourd’hui de l’enclave zapatiste au Chiapas?
À l’occasion de cet anniversaire, plusieurs analystes ont mis l’accent sur le déclin du mouvement zapatiste. Toutefois, depuis 30 ans, ce mouvement a réussi à maintenir ses positions dans l’État du Chiapas et à organiser la vie sociale et communautaire d’une population principalement autochtone.
Dans une conférence de presse récente à l’occasion de cet anniversaire, Andrés Manuel López Obrador (AMLO), actuel président du Mexique, a rappelé que son gouvernement ne veut pas «harceler, réprimer, censurer ou interférer avec le mouvement zapatiste». Il a toutefois répété que, pour lui, il n’y a pas de base de dialogue avec les directions de l’armée zapatiste. Il leur reproche notamment de ne pas avoir soutenu le projet de transformation sociale que son parti a entrepris, notamment en n’appelant pas à voter pour le changement aux dernières élections. Même s’il reconnaît que les cartels de la drogue sont plus présents au Chiapas, il considère que la situation n’est «ni grave bu répandue», ce qui a fait bondir notamment les ONG mexicaines.
Or, il semble bien que les zapatistes sont confrontés aux violences accrues des cartels qui se disputent le territoire. Pour Raúl Romero, du Réseau universitaire anticapitaliste, le discours d’AMLO encourage «l’impunité et encourage les attaques» à l’encontre des communautés zapatistes.
Les zapatistes réorganisent le territoire sur la base des communs
Les célébrations du 1er de l’An cette année ont été marquées d’une nouvelle intervention d’un responsable de l’EZLN, le sous-commandant Moises à l’occasion des célébrations du 30e anniversaire, alors que des sympathisant.es sont venus du Mexique et d’Europe. Dans sa déclaration, le sous-commandant a élaboré sur une nouvelle organisation communautaire basée sur les principes des communs et de la communauté et réaffirmé que «la propriété doit appartenir au peuple et au bien commun».
Pour en savoir plus :
- Communiqués du site du mouvement zapatiste
- Lundi matin, 13 décembre 2023, Chiapas : 30 ans après le soulèvement armé — Une rébellion têtue s’organise, se réinvente et trace sa ligne.
- Cameron R., Canet R. et Guay N., 2022, Altermondialismes, Justice sociale et écologique dans un monde globalisé, collection sous la direction de Pierre Beaudet, Les Presses de l’Université d’Ottawa.
1er janvier 1994 : Ya Basta!
Ronald Cameron, Raphael Canet et Nathalie Guay
La confrontation armée a été relativement brève, elle n’a duré que 12 jours. Très vite, un cessez-le-feu est décrété. Les zapatistes renoncent à marcher sur Mexico pour renverser le gouvernement et ils prennent le contrôle d’une partie du Chiapas, un territoire grand comme la Belgique qui rassemble 27 municipalités et une population de plus de 250 000 personnes. Depuis, ces territoires sont considérés comme autonomes de l’État mexicain et gérés directement par les communautés zapatistes.
À l’époque, le lien entre toutes ces formes de contestation n’était pas clairement établi. La mondialisation, tout comme le néolibéralisme, demeurait des concepts flous. L’insurrection zapatiste au Mexique en 1994, dont le nom fait symboliquement référence à Emiliano Zapata, héros de la révolution mexicaine (1910-1920) et chef de l’Armée libératrice du Sud et leader des paysans pour la réforme agraire, est venue changer la donne. Pour la première fois, le néolibéralisme était directement dénoncé, une pensée critique synthétique s’élaborait, un besoin de se rassembler par-delà les frontières prenait forme.
L’apport du mouvement zapatiste a été d’avoir fait le lien entre une problématique locale (l’accès à la terre des paysans pauvres et des communautés autochtones qui était remis en question par la révision de l’article 27 de la constitution mexicaine de 1917 qui avait permis de démembrer les latifundia et de redistribuer les terres aux communautés paysannes), une dynamique de contestation continentale (le réveil des mouvements autochtones dans l’ensemble des Amériques autour de la célébration du 500e anniversaire de la «découverte» de l’Amérique par Colomb) et l’émergence mondiale de la critique du néolibéralisme.
Nous sommes le produit de 500 ans de lutte, d’abord contre l’esclavage, durant la guerre d’Indépendance contre l’Espagne menée par les insurgés, ensuite contre les tentatives d’expansionnisme nord-américain, puis pour promulguer notre Constitution et expulser l’Empire français de notre sol, enfin contre la dictature porfiriste qui refusa une juste application des lois issues de la Réforme. Du peuple insurgé formant ses propres chefs surgirent Villa et Zapata, des pauvres comme nous, à qui on a toujours refusé la moindre formation, destinés que nous étions à servir de chair à canon, afin que les oppresseurs puissent piller impunément les richesses de notre patrie, sans qu’il leur importe le moins du monde que nous mourions de faim et de maladies curables; sans qu’il leur importe que nous n’ayons rien, absolument rien, ni un toit digne de ce nom, ni terre, ni travail, ni soins, ni ressources alimentaires, ni instruction, n’ayant aucun droit à élire librement et démocratiquement nos propres autorités, sans indépendance aucune vis-à-vis de l’étranger, sans paix ni justice pour nous et nos enfants.
Déclaration de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN)
Les zapatistes ont aussi cherché à mettre en pratique leur vision d’un autre monde possible. Depuis 2003, le territoire zapatiste est organisé en cinq caracoles, disposant chacun d’un «Conseil du bon gouvernement», qui gère un réseau d’infrastructures communes en éducation, en santé, en écoagriculture et en communication. Ils ont mis sur pied plus de 500 écoles, deux banques, cinq hôpitaux équipés de salles de chirurgie et des dizaines de coopératives. Ils ont aussi inventé une forme inédite de gouvernement, une autre manière d’organiser la vie sociale et de rendre la justice.
Ainsi, en mettant de l’avant l’identité autochtone et la conquête de l’autonomie territoriale, en réaffirmant l’importance de l’ancrage dans la culture locale et la protection des milieux de vie, le zapatisme souhaite démontrer par la pratique, encore aujourd’hui, qu’il est possible de vivre différemment, qu’il existe plusieurs mondes dans ce monde.
Une prise de conscience planétaire
C’est dans le but de faciliter l’émergence d’une compréhension commune des conséquences sociales du néolibéralisme et d’articuler les actions de résistance au-delà des espaces nationaux que sont nées les grandes rencontres altermondialistes. La première du genre a été la «Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme», organisée par les zapatistes durant l’été 1996 au Chiapas, qui a rassemblé quelques milliers de participantes et participants issus de 42 pays. Suivront ensuite les manifestations de Seattle contre l’OMC (1999), puis lors de chaque réunion au sommet des instances de la mondialisation néolibérale (FMI, Banque mondiale, G8, Davos, etc.), en passant par Québec en 2001 contre la ZLEA (voir le chapitre suivant). La plus massive de toutes sera la manifestation contre le G8 à Gênes, en Italie, en juillet 2001. Près de 200 000 personnes prendront part aux différentes actions qui seront alors menées pour dénoncer, comme il était alors d’usage de le faire dans la mouvance altermondialiste, la fracture du monde entre une poignée de pays qui s’arrogent le droit de dominer les autres et les peuples du monde entier. Ceci a été l’apogée des mobilisations qui, depuis 1994, visaient à faire entrave à la marche inexorable vers l’imposition d’un marché mondial libéralisé.
Ouvrages de référence
- Sous commandant Marcos et Yvon Le Bot, Le rêve zapatiste, Paris, Seuil, 1997.
- Jérôme Baschet, L’étincelle zapatiste : insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Denoël, 2002.
Sites Web
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