Gustave Massiah

Un livre de Béatrice Orès, Michèle Sibony, Sonia Fayman

Un livre indispensable, à lire d’urgence1. Un rappel ! Le refus du sionisme a d’abord été mis en avant par des personnes juives et des associations juives. C’est une réponse, argumentée et démontrée, à une campagne qui se déploie et qui a même été relayée par le président de la République française qui n’hésite pas à dire que « l’antisionisme est une forme réinventée de l’antisémitisme ». Elle résulterait d’une alliance entre l’extrême gauche, le nationalisme arabe et l’islamisme. Cette affirmation est fausse du point de vue historique. Elle fonde une nouvelle alliance qui va des sionistes à des milieux de droite et d’extrême droite dont certains cachent mal leur plaisir à défendre une proposition qui éloignerait, de là où ils vivent, encore plus de juifs.

L’antisionisme, une histoire juive

L’antisionisme a d’abord été une histoire juive ; il traverse le judaïsme et la judéité depuis l’apparition du sionisme. Il concerne les différentes approches du judaïsme, diasporiques ou israéliennes, religieuses ou séculaires. Le livre rappelle que beaucoup de juifs ne sont pas sionistes et, aussi, que la majorité des militants sionistes dans le monde sont les chrétiens évangéliques, les héritiers des théories protestantes et évangéliques, millénaristes et antisémites du 17ème siècle.

Le livre rappelle la longue tradition juive diasporique et antinationaliste. La vie en diaspora était réglementée par un principe rabbinique qui définissait la position des communautés juives « face à l’État ». Elle spécifiait que, depuis les Romains, la patrie des juifs était là où sont les juifs et leur Torah. Les liens sont organiques avec l’exil. L’avènement du mouvement sioniste transforme les antinationalistes juifs en antisionistes. Jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des antisionistes étaient juifs. Le diasporisme antinationaliste marque de nombreux intellectuels et révolutionnaires juifs. De nombreux juifs sont antisionistes et sont des militants antiracistes inscrits dans la solidarité internationale. Pour elles et eux, la lutte contre l’antisémitisme nécessite de refuser le nationalisme juif et le régime colonial en Palestine, de défendre le droit au retour des réfugiés palestiniens, d’appeler à l’égalité entre juifs israéliens et arabes palestiniens et à la fin du suprémacisme juif en Israël — Palestine.

Les courants antisionistes.

Quatre courants principaux juifs constituent l’antisionisme : religieux ; patriotique assimilationniste, marxiste internationaliste et/ou révolutionnaire, libéral et/ou démocrate humaniste.

Pour le courant religieux, les juifs constituent une communauté religieuse, voire un peuple, mais non une nation. Pour eux, le sionisme est destiné à faire disparaître le judaïsme. C’est un sacrilège qui veut précipiter l’avènement messianique. L’exil constitue non la condition des juifs, mais qualifie la situation du monde en général, l’imperfection du monde et l’espérance de son changement. Il s’oppose à l’histoire des vainqueurs.

Le courant patriotique assimilationniste s’oppose à l’idée d’une nationalité juive. Il met en avant leur patriotisme et considère que le sionisme veut faire des juifs des étrangers dans leur pays, aux États-Unis et en Europe. Ils refusent la « double allégeance ». Ils refusent la convergence entre le sionisme et les aspirations antisémites européennes.

Le courant marxiste, internationaliste et révolutionnaire tente d’intégrer la question juive par le marxisme révolutionnaire. Le Bund s’oppose au sionisme et considère que la nation juive a sa place au sein d’une fédération des peules de Russie. Otto Bauer théoricien de l’austromarxisme défend l’idée que nation et sentiment national ne sont pas obligatoirement lié à un territoire et des frontières. Rosa Luxemburg considère que l’autodétermination nationale juive est un leurre réactionnaire comme tout nationalisme. Trotsky considère que le capitalisme en déclin déchaîne partout un nationalisme exacerbé dont l’antisémitisme est un aspect. La nation juive va se maintenir, mais certains considèrent qu’une nation ne peut pas exister sans un territoire. Mais les faits démontrent que le sionisme est incapable de résoudre la question juive surtout avec le conflit entre juifs et arabes en Palestine. Daniel Bensaid avance que l’optimisme de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) s’est brisé sous la triple épreuve du nazisme, du stalinisme et de la création d’un « État juif » en Palestine. Dès les années 1960, le Matzpen développe contre le sionisme une position anticoloniale et le soutien au mouvement de libération nationale palestinien.

Le courant humaniste, libéral et/ou démocratique est conscient de la question arabe et coloniale qui s’impose avec les révoltes de 1929 et 1936. Pour les antisionistes, l’avenir doit être judéo-arabe et ils préconisent l’intégration des juifs dans l’Orient arabe. Sigmund Freud exprime ses réticences à un État juif. Et Albert Einstein écrit en 1950, « j’aimerais infiniment mieux un accord raisonnable avec les arabes sur la base de vivre ensemble en paix que la création d’un État juif ».

Une brève histoire de l’antisionisme juif

Le livre propose une brève histoire de l’antisionisme juif avant même le premier congrès sioniste réuni à Bâle en 1897 par Théodor Herzl. Dès la fin de la Première Guerre, la Palestine passe sous mandat britannique et les sionistes créent l’embryon d’un État en Palestine. Stefan Zweig écrit « plus le rêve menace de se réaliser… plus j’aime l’idée de la diaspora, le destin juif davantage que le bien être juif ». La Seconde Guerre mondiale, le nazisme et le judéocide ont détruit le judaïsme européen. De nombreux rescapés considèrent toutefois que la question juive ne peut pas être résolue par le sionisme. Le 29 novembre 1947, les Nations Unies votent la partition de la Palestine. Le groupe Ihud mandate Hannah Arendt pour représenter le mouvement contre la partition de la Palestine, poser la question des palestiniens autochtones et considérer le danger du mouvement national sioniste.

La guerre de 1967 marque un tournant ; elle ravive dans les communautés juives la terreur du judéocide. Le sionisme devient, pour beaucoup de juifs, synonyme de judéité, le nationalisme juif commence à remplacer le judaïsme. Des voix s’élèvent toutefois contre l’expansionnisme d’Israél, notamment celles de Abraham Serfaty, Isaac Deutcher, Maxime Rodinson. En 1982, l’invasion du Liban et les massacres de Sabra et Chatila provoquent l’indignation mondiale. Dans les années 1980, les travaux des nouveaux historiens dévoilent les réalités de la Nakba et des réfugiés palestiniens. Des juifs orientaux se considèrent comme des victimes juives du sionisme et revendiquent la désoccidentalisation. En 1987, la première intifada renforce deux oppositions, celle d’un sionisme de gauche, la Paix Maintenant, et celle de groupes antisionistes, comme l’avait été le Matzpen. L’évolution vers un État d’apartheid se renforce. Il s’oppose au mouvement qui revendique le droit au retour des réfugiés palestiniens et un État binational. En 2005, les palestiniens lancent le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) ; de nombreuses organisations juives vont le soutenir. La rupture est achevée entre la gauche sioniste et le consensus sioniste, à l’image de B’Tselem qui qualifie le régime comme un régime d’apartheid.

Le livre présente alors 51 textes, de 2 à 5 pages, qui expriment les positions des différents courants juifs de la pensée antisioniste. Ils sont regroupés en cinq thèmes : sionisme et judaïsme ; sionisme et question nationale ; sionisme et antisémitisme ; sionisme, impérialisme et colonialisme ; sionisme et après.

Sionisme et judaïsme

Les sionistes se présentent comme la seule voie juive et nient le caractère juif des antisionistes. Le mouvement sioniste nationalise le judaïsme. Il fait de l’État d’Israël l’aboutissement de l’histoire juive. Rabattre l’histoire juive à l’État d’Israël, à un nationalisme, récent comme tous les nationalismes, c’est nier deux à trois millénaires d’histoire et de culture juive sur plusieurs continents. Il renie l’histoire diasporique qui est l’histoire du judaïsme.

Huit textes illustrent cette thématique. La plateforme de Pittsburgh de 1885 ; la conférence centrale des rabbins américains en 1897 ; la déclaration sur le sionisme du rabbin russe Schneerson en 1903 ; le cas de Neturei Karta de Yisroel Domb en 1958 ; l’idéologie sioniste, obstacle à la paix, du rabbin Elmer Berger, en 1981 ; le soulèvement palestinien et l’avenir du peuple juif, de Marc Ellis, en 1989 ; au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme, du rabbin Yakov Rabkin, en 2004 ; Exil et souveraineté, de l’historien Amnon Raz-Krakotskin  en 2007.

Sionisme et question nationale

Le sionisme prétend résoudre le « problème juif » par la normalisation du peuple juif à travers la création de son État-nation. Les antisionistes juifs réfutent le caractère ethnonational du judaïsme et la définition des juifs comme un groupe national. Il s’agit de ramener la notion de peuple d’Israël à une « nation juive » selon le concept d’État-nation européen du 19ème siècle (un groupe ethnique, une culture, une langue, une religion, un territoire). Les antisionistes nient le caractère ethnonational du judaïsme. Les juifs libéraux considèrent que leur nation est celle de leur citoyenneté. Un État exclusivement juif est contraire, par définition, aux principes démocratiques. Pour Pierre Vidal-Naquet, « ceux qui étaient par excellence les exclus sont devenus ceux qui excluent ». La loi de 2018 exclut les non-juifs de la nationalité israélienne et y inclut les juifs du monde entier. 

 Onze textes illustrent cette thématique. La question nationale et le sionisme, déclarations des travailleurs juifs de Lituanie, Pologne et Russie, en 1901, 1903, 1905 ; Mémorandum sur l’antisémitisme du gouvernement britannique, de Edwin Montagu, 1917 ; Protestation contre un État sioniste adressée à Woodrow Wilson, de Julius Kahn et col. 1919 ; Un proche Orient sans romantisme, de Muhammad Asad, 1923 ; Déclaration du Conseil américain pour le judaïsme, 1943 ; Réexamen du sionisme, Hannah Arendt, 1945 ; Le juif non-juif, de Isaac Deutscher, 1968 ; Critiques juives du sionisme, Moshé Menuhim, 1974 ; Le sionisme du point de vue de ses victimes juives, les juifs orientaux en Israël, Ella Shohat, 1986 ; Pour une autre analyse du sionisme, Jacqueline Rose, 2005 ; L’antisionisme pour la nation juive, Daniel Rovarin, 2020.

Sionisme et antisémitisme

Le sionisme se présente comme la seule réponse à l’antisémitisme et Israël comme le seul garant de la sécurité des juifs dans le monde. Il considère que les antisionistes ont « la haine de soi ». Il s’agit de créer un juif nouveau qui s’oppose au juif de la diaspora. Judith Butler, Richard Falk, Joel Kovel et d’autres s’interrogent sur la loyauté à l’État d’Israël comme définition de la seule identité juive possible et sur l’alliance objective et contre nature entre sionisme et antisémitisme.

Six textes illustrent cette thématique. Une couronne pour Sion de Karl Kraus, en 1898 ; Le fléau du sionisme, The American Israelite, en 1902 ; Le sionisme est-il un mouvement d’émancipation démocratique ? de Henrik Erlich, en 1938 ; État-nation et nationalisme : actualité du sionisme, de Michel Warchawski, en 1994 ; Fragments mécréants, mythes identitaires et république imaginaire, de Daniel Bensaïd, 2005 ; Quand le néo-sionisme rencontre le racisme européen, Hilla Dayan, 2015.

Sionisme, impérialisme et colonialisme

Alors que le sionisme se considère comme un mouvement de libération nationale, les antisionistes sont accusés de délégitimer Israël en mettant en avant l’accusation de colonialisme et d’alliance avec l’impérialisme. Le sionisme s’est construit, au 19ème siècle, au moment de la constitution des empires coloniaux européens, en alliance avec ces empires, en faisant le choix de la conquête de la Palestine. L’alliance passe de la Grande-Bretagne à l’Amérique, mais conserve le choix de l’impérialisme dans la région arabe. Les colons juifs installés dans les territoires occupés situent leur action dans la continuité de la colonisation sioniste commencée en 1882.

Douze textes illustrent cette thématique. Le sionisme n’est pas le judaïsme, de Hans Kohn, en 1929 ; Qui sont les diviseurs, de Gershom Scholem, en 1931 ; à propos du problème juif, de Léon Trotsky, en 1934 ; à conception matérielle de la question juive, de Abraham Léon, en 1942 ; Communiqué à l’occasion de la déclaration Balfour, Ligue pour la lutte contre le sionisme, 1945 ; Communiqué de la lutte contre le sionisme à l’attention du peuple irakien, de Yusuk Zilkha, en 1946 ; Manifeste de la Ligue juive contre le sionisme (Égypte), en 1947 ; Lettre à Emmanuel Lévine, de Abraham Serfaty, 1970 ; Peuple juif ou problème juif, de Maxime Rodinson, en 1972 ; Judaïsme et sionisme… à bâtons rompus, de Maxime Rodinson, Israël Shahak et Elie Lobel, 1975 ; En 1948-49, Israël n’était pas mon problème, de Maurice Rajsfus, en 1992 ; Hors du cadre, la lutte pour la liberté académique en Israël, de Ilan Pappé, en 2010.

Le sionisme… et après ?

Les antisionistes revendiquent le soutien au droit au retour des réfugiés palestiniens et les propositions d’un État commun de la mer au Jourdain, fondé sur l’égalité des droits, sous une forme binationale ou autre. Pour les sionistes, c’est la négation de l’État d’Israël qu’ils ont construit. On ne peut imaginer un État qui serait à la fois exclusivement juif et démocratique. Il faut penser les alternatives possibles au sionisme, au colonialisme de peuplement et au régime d’apartheid actuel.   

Dix textes illustrent cette thématique. Deux sortes de sionisme, de Martin Buber, en 1948 ; Contre le sionisme, de Matzpen, 1975 ; Les mythes fondateurs d’Israël à l’épreuve du temps, de Ilan Halévy, en 1988 ; les restes de l’Europe, de Ariella Aïsha et Adi Ophir, en 1998 ; Vers la cohabitation : Judéité et critique du sionisme, de Judith Butler, en 2004 ; L’appel d’Olga, en 2004 ; Un État commun entre le Jourdain et la mer, de Éric Hazan et Eyal Sivan, en 2012 ; Scénarios pour l’avenir Israël — Palestine, de Marcelo Svirsky et Ronnen Ben-Arie, en 2018 ; Gauche ou sionisme, de Gidéon Lévy, en 2019 ; Trouver une façon de changer la donne, de Moshé Béhar, en2020.

Quatre manifestes sont annexés à la fin du livre : Mémorandum de Brit Shalom concernant la politique arabe de l’Agence Juive, 1930 ; Charte du Réseau International juif Antisioniste (IJAN), de 2008 ; L’approche du sionisme de Jewish Voice for Peace (JVP), 2019 ; Charte de L’Union Juive Française pour la Paix (UJFP), 2020.

Quelques réflexions sur la situation actuelle.

Les trois autrices du livre ont choisi, à juste raison, de se concentrer sur le rapport entre le sionisme et l’antisionisme et de se limiter à un siècle et demi d’histoire, entre 1880 et aujourd’hui. Elles ne se sont pas ainsi perdues dans la très longue histoire juive et ont bien démontré que le sionisme est relativement récent et ne se confond pas du tout avec l’histoire juive. Ce qui fascine dans l’histoire juive, c’est qu’elle témoigne encore aujourd’hui d’une longue séquence de l’histoire de l’Humanité et semble relier l’histoire de l’Égypte ancienne et l’histoire romaine à l’histoire contemporaine.

La continuité est peut-être illusoire ; ce qui est plus fascinant c’est la capacité d’adaptation de groupes humains à des situations géographiques et historiques tellement différentes. C’est une situation qui est propre à de nombreux peuples, particulièrement dans le long Moyen-Orient qui a vu se succéder de si grandes civilisations à partir des bassins des fleuves du Tigre, de l’Euphrate et du Nil. C’est ce que me rappelait un ami irakien qui m’a dit un jour : ce qui nous énerve chez les américains, c’est qu’il nous prenne pour des sauvages, alors qu’après tout, leur histoire n’a que quelques centaines d’années alors que nous en avons plusieurs milliers !     

Les débats sur la Question juive prennent une nouvelle tournure avec les révolutions du 18ème siècle et accompagnent la montée en puissance de l’Etat-Nation et de la 1ère Internationale. On ne compte plus les essais sur la Question juive. Rappelons parmi celles et ceux qui s’y sont essayés. Sur la Question juive, de Karl Marx, en 1844 (Ed La Fabrique) est une réponse à La Question juive de Bruno Bauer, en 1843. Abraham Léon, en 1944 (Ed 1980) publie La conception matérialiste de la question juive. Jean Paul Sartre publie, en 1946 (Ed Gallimard) les réflexions sur la question juive. Albert Memmi publie La Libération du juif, en 1966 (Ed Gallimard) ; Edgar Morin, Le Monde moderne et la question juive, en 2006, Ed du Seuil) ; Élisabeth Roudinesco, Retour sur la question juive, en 2009 (Ed Albin Michel). Rappelons aussi la présentation et les commentaires de Daniel Bensaïd en 2006 (éd. La Fabrique) et le livre de Ilan Halévy, Question juive, la tribu, la loi, l’espace, en 1981 (Ed de Minuit).

La question religieuse est absente/présente quand on discute de la question juive. Elle participe des discussions sur la transcendance. La montée des positions d’extrême droite dans l’ensemble des religions, et dans chacune d’entre elles, caractérise la période. À une période marquée par la théologie de la libération, l’islam des lumières, le judaïsme progressiste, l’hindouisme gandhien succède la compétition entre les intégrismes. La question religieuse se combine au durcissement de la question nationale et à la montée des idéologies identitaires et sécuritaires. Cette évolution est caractéristique des périodes de rupture, comme celle des années 1930, qui combinent une rupture dans les caractéristiques des modes de production, des changements géopolitiques et des guerres, avec en plus aujourd’hui la rupture écologique.

La période peut être aussi caractérisée comme celle d’un renforcement et d’une crise des impérialismes. La période historique est celle de la décolonisation qui a commencé dans les années 1920 et qui s’est traduite par les indépendances nationales, à partir de 1944. À la conférence de Bandung, en 1955, en présence de Soekarno, Nehru, Nasser, Chou en Lai déclare : les États veulent leur indépendance, les nations leur libération, les peuples la révolution. L’indépendance des États est à peu près acquise, et on en voit les limites. La Palestine est un des derniers cas de colonisation directe et affirmée, ce qui la rend d’autant plus inacceptable qu’elle rappelle que la décolonisation est inachevée. Les réorganisations géopolitiques sont à l’œuvre dans le monde. Elles accompagnent une revendication des peuples à une désoccidentalisation du monde.  

Au rabattement des peuples sur l’État-nation, la période qui vient approfondira et enrichira les rapports entre peuples, États et nations. On voit bien les difficultés quand on pense aux Nations Unies. Elles s’appellent Nations unies, la Charte commence par Nous les peuples, et en réalité, il s’agit d’une union d’États. Au niveau de la Ligue internationale pour les droits des peuples, nous donnons la priorité à la définition des peuples et nous mettons en avant la définition, donnée par le juriste Charles Chaumont, « un peuple se définit par l’histoire de ses luttes ». L’histoire de la question juive confirme que le rapport entre peuple et territoire ne peut pas être rabattu au rapport entre nation et territoire. Elle confirme aussi que la langue et la culture caractérisent le peuple et qu’on peut donc considérer qu’il y a eu plusieurs peuples juifs. Et que l’internationalisme relève des peuples et non des nations. 

La culture diasporique joue un rôle déterminant dans l’histoire juive. C’est le cas aussi pour plusieurs autres peuples. La mondialisation introduit un nouveau chapitre dans l’histoire des diasporas en élargissant leur horizon à l’organisation du monde. Les migrations redéfinissent le monde, tout en conservant les mémoires des origines. Les migrations remettent en cause la contradiction entre nomades et sédentaires qui a accompagné l’histoire de l’Humanité depuis l’invention de l’agriculture en Mésopotamie. Les populations agricoles passent de la majorité des populations à environ 5 % de la population totale dans tous les pays. Chacune et chacun ont des identités multiples qui ne peuvent être rabattues à la seule identité nationale. L’émancipation des femmes explique que le taux de reproduction se stabilise à 1,7 enfant par femme. Les pays qui n’accepteront pas les migrants seront condamnés à la stagnation.

Nous vivons une période de profonde rupture. Les idéologies identitaires et sécuritaires répondent à l’émergence des mouvements sociaux porteurs de nouvelles radicalités : le féminisme, l’antiracisme et les révoltes contre les discriminations, les peuples premiers, les migrants et les diasporas. La prise de conscience de la crise écologique s’approfondit, elle se combine avec la crise de la pandémie. La crise s’accompagne d’une crise géopolitique, porteuse de multipolarité, qui ranime les gesticulations militaires. Les cultures juives dépasseront l’impasse du sionisme pour participer à l’invention d’un nouvel universalisme.

  1. Béatrice Orès, Michèle Sibony, Sonia Fayman ; L’antisionisme, une histoire juive ; Paris 2023, Éditions Syllepse []
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Gustave Massiah
Gustave Massiah est un militant et intellectuel français, figure de proue de l'atlermondialisme, fervent défenseur de l'écologie et de la justice sociale. Sur le plan des droits humain, il intervient surtout dans les domaines de la solidarité internationale. Il a participé à la création du CEDETIM, Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale, de IPAM, Initiatives pour un autre monde, et du CICP, Centre international des cultures populaires qui est une maison d’associations qui regroupe 85 associations de solidarité internationale. Il a soutenu, dès les années 1950, les luttes de libération au Vietnam, en Algérie, en Afrique du Sud, dans les colonies portugaises. Il a été secrétaire général des comités Chili. président du Centre de recherche et d'information sur le développement (CRID) de 2002 à 2009 et vice-président d’Attac de 2001 à 2006. Membre du Conseil international du Forum Social Mondial depuis 2000, secrétaire général de la Ligue Internationale pour les droits et la Libération des Peuples, membre du Tribunal Permanent des Peuples ; rapporteur à la session sur la dette à Berlin en 1988, membre du jury au Mexique sur les assassinats de journalistes, en 2012 ; membre du jury du Tribunal Russell sur la Palestine de 2010 à 2013, à Barcelone, Londres, Le Cap, New York et Bruxelles.

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