Amérique centrale : le corridor de la sécheresse

Guy Taillefer, Le Devoir, 14 décembre 2019 Chiquimula

Elle s’appelle Maria Vilma Interiano Ramírez et habite dans les montagnes non loin de la ville de Camotán, une région rurale de l’est du Guatemala où l’agriculture de subsistance est la norme. Elle a 34 ans, un fils et une fille de 11 et 5 ans — qui se balancent dans le hamac derrière elle pendant qu’elle nous parle.

La travaille depuis longtemps l’idée de partir aux États-Unis, mais plus encore depuis que le mari de la voisine d’en face a passé la frontière, en juin dernier. Ce n’est pas qu’elle soit jalouse, mais elle voit bien que Rosalba a apporté des améliorations à sa maison.

Les murs et la xénophobie de Donald Trump ne sont pas un facteur de dissuasion. Ni pour elle ni pour personne.

Maria Vilma et son mari ont de la chance : il y a un puits dans la cour de leur maison en pisé, qu’ils ont achetée il y a quelques années. Le vendeur n’en savait rien. Ils pourraient l’hypothéquer ou la vendre à bon prix. La somme couvrirait une bonne partie des frais de 7000 à 10 000 $US que demandent les passeurs — les « coyotes ».

On en croisera plusieurs, des femmes allumées et des hommes vaillants comme elle, pendant notre « road trip » de deux semaines dans le corridor de la sécheresse, cet écosystème de forêt tropicale sèche longeant la côte du Pacifique, aujourd’hui considéré, le phénomène El Niño aidant, comme l’une des régions du monde les plus sensibles aux changements climatiques. Dans ce couloir abritant quelque dix millions de personnes, la sécheresse crée partout en milieu urbain des pénuries d’eau, comme à San Salvador et à Tegucigalpa. Son impact est le plus violent en zones rurales, où la pauvreté est endémique et où les centaines de milliers de petits producteurs de maïs et de haricots qui l’habitent sont sans recours.

Leur vie de misère n’est pas pour autant misérabiliste. « Mes enfants n’ont pas d’avenir ici », dit-elle — et elle le dit avec un mélange de lucidité et d’idéalisation.

Pour une grande partie de la population de ces trois pays — encore largement ruraux — qui forment le « triangle du Nord », le sentiment est prégnant qu’il y a peu ou pas d’espoir de s’en sortir en restant là. « Tout le monde veut partir », entendrons-nous dire partout, tout le temps. Et tout le monde semble connaître quelqu’un ou quelqu’une qui est parti.

Avec le résultat que près d’un million de clandestins ont été interceptés à la frontière américaine, majoritairement des Centraméricains, au cours de l’année fiscale qui s’est terminée le 1er octobre 2019 — plus du double de l’année précédente —, le nombre d’arrestations étant l’une des principales façons de mesurer l’immigration illégale.

La migration illégale, par définition une démarche clandestine, demeure une affaire personnelle, sinon même intime. On nous en parlera très ouvertement, mais aussi avec une certaine pudeur, avec espoir mais non sans tristesse. Pas de hordes de migrants errants ici comme on voit encore des Vénézuéliens marcher sur les routes de la Colombie en traînant leurs valises et leurs enfants.

Aussi, les caravanes de migrants centraméricains qui sont allées frapper aux portes des États-Unis, donnant à M. Trump matière à crier à « l’invasion », étaient un phénomène exceptionnel, en ce qu’elles sortaient cette migration de son historique invisibilité. « L’Amérique centrale d’aujourd’hui, écrivait la revue salvadorienne El Faro en éditorial fin 2018, n’est pas représentée par ses gouvernements : elle est incarnée par ces caravanes qui dressent aux yeux du monde le tableau cohérent et irréfutable de la situation dans la région. »

Si des antidotes existent à cet exil, car ils existent, ils butent contre le mur d’une violence sociale généralisée, celle des gangs extorqueurs et trafiquants de drogue, celle d’États complices et corrompus… Ils se heurtent, par complémentarité, à une dynamique d’injustice économique que des décennies de développement néolibéral ont fini par ériger en système.

Le rôle « indéniable » des changements climatiques

Insécurité et absence de perspectives d’emploi : maux connus et profonds. S’y superpose aujourd’hui une sécheresse qui dure depuis au moins cinq ans et dont peu doutent qu’elle soit aggravée par le dérèglement climatique. Aussi, cette météo dérangée est devenue une cause majeure de la migration en milieu rural, sinon de la migration tout court. De l’insécurité alimentaire à la migration, la corrélation est claire.

Taux de pauvreté rurale au Guatemala, selon la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) : 77 %. Au Salvador : 49 %. Au Honduras : 82 % ! Dans le département de Chiquimula où habite Maria Vilma, le taux de pauvreté est de 71 % ; celui de pauvreté extrême, de 40 %.

« Il est indéniable que les changements climatiques jouent un très grand rôle dans la migration », conclut l’organisation dans son Atlas des migrations, publié en décembre 2018. Aussi, constate le rapport, la majorité des migrants centraméricains proviennent maintenant du monde rural. La FAO s’attend à ce qu’au moins deux millions de personnes dans le couloir de la sécheresse aient besoin d’aide humanitaire d’urgence en 2019, tant les pertes agricoles sont grandes.

C’est dans ce contexte que Donald Trump a gelé en mars dernier l’aide au développement de 615 millions de dollars aux trois pays pour les punir de ne pas en faire assez pour empêcher leurs citoyens de migrer. Or, des 700 projets financés par cette somme, plusieurs visaient à soutenir les agriculteurs et à les aider à se prémunir contre les changements climatiques.

De ceci à cela, nous amorcions à la mi-septembre notre périple en Amérique centrale alors qu’allait s’ouvrir à New York le sommet spécial de l’ONU sur le climat. « Nous sommes en train de perdre la course », prévenait le secrétaire général, António Guterres, dans une entrevue. Et pour cause.

De la capitale, Ciudad Guatemala, à la maison de Maria, il y a environ 180 kilomètres, et quatre heures de voiture jusqu’à la jolie ville de Chiquimula (100 000 habitants) par une autoroute neuve à quatre voies.

Il faut ensuite compter quelques dizaines de kilomètres jusqu’à Camotán par une route asphaltée. Maria habite un peu plus loin, à flanc de montagne, au bord d’un chemin de terre à peine praticable.

Il pleut à boire debout quand nous débarquons chez elle. Peut-être que les pluies arrivent enfin, pour sauver une partie des récoltes. Peut-être que non.

Notre journée avait — ironiquement — commencé au McDonald’s de Chiquimula, où nous avait donné rendez-vous Lizandro Morales, l’agronome qui allait nous faire voir les projets de la FAO. Sans blague. En musique de fond, une jolie chanson de Jack Johnson. On est un peu déjà aux États-Unis, non ? Et on se dit que, pour les familles qui vivent dans les montagnes derrière Camotán, à 50 petits kilomètres de là, le McDo de Chiquimula, c’est loin comme la frontière américaine.

QU’EST-CE QUE LE COULOIR DE LA SÉCHERESSE?

Le corredor seco est cette large bande côtière longeant le Pacifique depuis le nord du Guatemala jusqu’au nord du Costa Rica, sur quelque 1500 kilomètres. Le phénomène ancien et récurrent qu’est El Niño, combiné aux conséquences de la crise climatique, fait que cette région est affectée depuis cinq ans par de graves sécheresses provoquant des pertes agricoles à grande échelle et créant par conséquent des conditions alarmantes d’insécurité alimentaire. Les pays les plus touchés sont le Guatemala, le Salvador et le Honduras. En principe, la saison des pluies dure ici d’avril à octobre, avec un intervalle de temps sec en juillet et août appelé canicula — une particularité régionale impliquant deux courtes récoltes. Or, les caniculas ont eu tendance à s’étirer. Elles devraient durer une vingtaine de jours en temps normal. Elle a été d’une quarantaine de jours cette année. Ensuite, le problème n’est pas seulement qu’il cesse de pleuvoir, mais qu’il pleut de façon erratique. Il arrive trop souvent que des pluies diluviennes s’abattent subitement sur des terres durcies par des semaines de sécheresse. Faute de constance, et la déforestation aidant, la pluviosité surabondante que le sol n’arrive pas à absorber crée des torrents qui arrachent et emportent les plantations de maïs et de haricots (frijoles), qui sont à la base de l’alimentation. Alors, la pluie qu’on attendait n’arrange rien.
Le Guatemala a eu son « printemps guatémaltèque » en 2015. En quatre mois, un vaste mouvement citoyen anticorruption obtenait la démission du président Otto Pérez Molina et de sa vice-présidente Roxana Baldetti après que la Commission internationale de lutte contre l’impunité au Guatemala (CICIG), soutenue par l’ONU, eut mis au jour leur implication dans un vaste scandale de fraude douanière. Dans la foulée d’une guerre civile (1960-1996) qui a fait 200 000 morts, la CICIG, créée en 2006, a joué un rôle crucial dans la moralisation de la vie politique : démantèlement de 70 structures criminelles, plus de 400 condamnations, baisse de la criminalité… Le successeur du général Pérez, l’humoriste et « outsider » Jimmy Morales (2016-2020), a mis fin cette année au mandat de la CICIG quand la Commission l’a accusé de financement électoral illicite et ouvert une enquête pour fraude sur son frère et son fils. Le nouveau président élu en août, Alejandro Giammatei, a lui-même passé dix mois en prison — et été libéré faute de preuves — après avoir été accusé par la CICIG de l’exécution extrajudiciaire de sept prisonniers alors qu’il dirigeait le service pénitentiaire. L’un des candidats favoris du dernier scrutin, l’ancienne juge anticorruption et ex-procureure générale Thelma Aldana, a fui aux États-Unis sous les menaces de mort. Emmené par une « coalition mafieuse » (politique, financière et militaire), le Guatemala continue d’être profondément corrompu, écrit la CICIG dans son dernier rapport publié en août 2019 et intitulé « Guatemala, un État captif ». La fin de la Commission, a déclaré l’un de ses membres, ouvre la porte au risque évident que « le pacte des corrompus reprenne le contrôle du pays ». Il a été décidé de démolir le siège de la CICIG pour le remplacer par un centre commercial.