Entretien avec Franck Gaudichaud avec Rosa Moussaoui, Contretemps, 8 avril 2021
Quelle est la trame politique commune de ce que vous désignez comme les « expériences progressistes » du début du XXIe siècle en Amérique latine ?
Cette caractérisation est certes floue. Si nous la reprenons, c’est que les concernés eux-mêmes l’utilisent, des Kirchner en Argentine à Alvaro Garcia Linera en Bolivie. Ces acteurs, dans leur diversité, ont construit un espace politique commun qu’ils ont choisi de nommer « progressiste ». Cette catégorie nous apparaît de ce fait légitime, même si ces gouvernements « de gauche », progressistes recouvrent des expériences très différentes. D’un côté, les expériences « nationales populaires » plus ou moins « radicales », au Venezuela, en Équateur, en Bolivie. Et de l’autre, des expériences plutôt orientées vers le centre gauche, jusqu’à des formes de social-libéralisme, parmi lesquelles on retrouve le Front large d’Uruguay (entre autres, sous les mandats de José « Pepe » Mujica), le Brésil de Lula puis de Dilma Rousseff. Mais au-delà de la catégorie, on retrouve bien des points communs durant « l’âge d’or » des progressismes : retour de l’État, critique du néolibéralisme, visée développementiste. Avec des pratiques politiques en effet très hétérogènes.
Quels furent les ressorts de la longévité de ces gouvernements, dans des contextes traditionnellement marqués par l’instabilité politique ?
Maintenant que nous avons davantage de distance critique sur ce « cycle » qui s’est étendu peu ou prou de 1998 (élection de Chávez ) à 2016 (destitution de Dilma Rousseff au Brésil), et qui est en fait loin d’être clos, on peut constater qu’il coïncide sur une longue période avec des cours élevés des matières premières. Cette manne liée aux exportations de rentes a rendu possible sur le moyen terme un retour des programmes sociaux (parfois qualifiés d’assistancialistes), des plans de lutte contre la pauvreté, des politiques de développement. Il y avait donc une conjoncture économique favorable sur la scène internationale, et en même temps une quête de réponses à la crise d’hégémonie qui a frappé le néolibéralisme à la fin des années 1990. Dans ce contexte, un certain nombre de forces politiques progressistes ont tenté de renouer ou de créer de toutes pièces des liens avec les mouvements populaires, de s’appuyer sur une nouvelle base sociale et plusieurs révoltes plébéiennes (en Bolivie et en Equateur particulièrement) pour affronter les droites néolibérales et conservatrices.
Des politiques de redistribution, d’inclusion sociale pourraient donc se déployer seulement dans les phases de prospérité économique ?
En tout cas, c’est l’une des contradictions, l’un des talons d’Achille de ces récentes expériences latino-américaines. Ce qui a pris forme alors, ce n’est ni une perpétuation du néolibéralisme, ni une transformation à visée anticapitaliste. Au fond, c’est la mise en place d’un nouveau pacte social, certes plus redistributif, mais associant jusqu’aux classes dominantes, qui ont très largement bénéficié du boom économique (celles-ci se sont beaucoup enrichies au Brésil, en Équateur et ailleurs). Avec ce nouveau pacte ou équilibre sociopolitique, des réponses positives à l’urgence sociale ont pris corps, les oligarchies traditionnelles ont été déplacées nettement dans certains pays (Venezuela par exemple). Mais cet équilibre était fragile, avec le maintien des frontières sociales et des dominations de classe (mais aussi de « race » et de genre). Avec, aussi, la forte dépendance de ces politiques redistributives à la conjoncture internationale dans le cadre d’une division international du travail profondément violente.
Qu’est-ce qui a entravé la sortie de la dépendance aux matières premières, en particulier à la rente pétrolière et gazière ?
C’est l’autre grand débat, parfois conduit de façon un peu caricaturale. L’alternative n’est pas entre l’extractivisme déchaîné au nom du développement, d’un côté, et le « tas d’or » sur lequel on resterait assis en se résignant à la pauvreté de l’autre, pour reprendre une expression de l’ex-président équatorien Rafael Correa. Les travaux de l’économiste Pierre Salama, mais aussi bien d’autres, mettent en évidence un grand paradoxe. Historiquement, en Amérique latine, la gauche était opposée à la dépendance, aux rapports hérités du colonialisme. Or, ces dix, quinze ans de progressisme ont renforcé la matrice extractiviste. L’État a certes gagné du terrain sur les acteurs privés. Mais la dépendance aux matières premières s’est trouvée renforcée, les multinationales ont tiré leur épingle du jeu, on a même pu constater des effets de désindustrialisation précoce et financiarisation de l’agriculture intensive, en particulier en Argentine et au Brésil. Évidemment, les devises ont afflué. Mais au prix de sérieux impacts sociaux, politiques et environnementaux. Car le problème n’est pas seulement économique : l’extractivisme est un régime politique qui favorise l’autoritarisme, encourage la corruption, génère des tensions avec les mouvements sociaux et indigènes, dévaste des territoires, fragmente les classes populaires. En revanche, il est évident qu’aucun pays latino-américain ne peut sortir seul de l’extractivisme et du néocolonialisme, du jour au lendemain. Ce qui pose la question des coopérations régionales et internationales. Demander à la Bolivie de laisser tout son lithium dans le Salar d’Uyuni, de renoncer ainsi, sans alternatives concrètes, à des revenus lui permettant d’affronter l’urgence sociale serait absurde. C’est donc la question des transitions écosociales et technologiques à construire qui reste posée.
Ces expériences progressistes ont souvent pris une tonalité souverainiste. Dans cet élan politique, en quoi l’aspiration à l’indépendance nationale a-t-elle été décisive ?
La question nationale a été centrale face à l’agenda des États-Unis, du néolibéralisme, contre le consensus de Washington tel qu’il s’est imposé dans les années 1990 et au tournant du millénaire. Il y a eu une réaction nationale et populaire. Ainsi, le chavisme s’inscrit bien dans une généalogie historique latino-américaine, celle des grands mouvements comme le péronisme en Argentine ou le cardénisme au Mexique. Il y a donc, dans ces expériences, une dimension « populiste » au sens historique. La presse use de ce terme de façon péjorative et normative, pour disqualifier, mais si l’on prend cette question au sérieux, le « populisme de gauche » a été au cœur de ces processus, dans la lignée des théories d’Ernesto Laclau. D’où l’intérêt de prêter attention aux débats et mésusages que cette notion suscite. Peut-on se réclamer du « peuple » sans prendre en considération ses contradictions ? Le populisme de gauche peut-il aplanir les différences de classe ? À mon avis, non. C’est là l’une des tensions qui ont travaillé ces expériences politiques. La question du « caudillisme », l’hyperprésidentialisme, l’incarnation exclusive par un chef charismatique pose aussi problème quand on parle d’autonomie des mouvements sociaux, de participation et d’invention démocratique. Même si des figures comme celles de Hugo Chávez, d’Evo Morales, de Rafael Correa, de Lula ont permis de cristalliser des moments de basculement politique anti-oligarchique, à un moment donné.
Les processus constituants des années 2000 en Bolivie, en Équateur ont consacré l’État plurinational. Quelles en ont été les implications, en pratique ? Ont-ils ouvert la voie à d’authentiques efforts de décolonisation ?
La reconnaissance de l’État plurinational a marqué une nette avancée en ce sens, avec la reconnaissance de la diversité linguistique, de droits communautaires. Mais il y a encore beaucoup à faire. L’historienne bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui résume ainsi l’enjeu : « Le décolonial est un néologisme à la mode, le postcolonial est un désir, l’anticolonial est une lutte. » Tout reste à encore construire, et les changements constitutionnels ne sont qu’une étape. En se gardant aussi d’essentialiser le mouvement indigène, qui est aussi pluriel et contradictoires dans ses options politiques, dans ses façons de fonctionner, comme on peut le constater en ce moment en Équateur à la faveur de la campagne présidentielle.
Des images frappantes nous sont parvenues de Mexico ce 8 mars : celles du palais présidentiel dans lequel se barricadait Andres Manuel Lopez Obrador en prévision des manifestations peignant sur ces palissades les noms de milliers de femmes assassinées. Pourquoi la gauche latino-américaine, au pouvoir, est-elle si souvent restée sourde aux revendications féministes, qui ont pourtant donné corps, à de puissants mouvements sociaux ?
Ces gouvernements n’ont pas réussi à surmonter les réflexes patriarcaux, voire masculinistes, dans des sociétés restées très conservatrices, où les Églises conservent un poids politique décisif, où il n’est pas forcément populaire de se ranger du côté des féministes. Les mouvements féministes se sont construits dans et par l’autonomie, souvent dans la confrontation avec les forces de gauche, qui peinent à se défaire d’une culture machiste (en interne comme dans leurs discours). Mais ceci, hélas, n’est pas propre à l’Amérique latine. De ce point de vue, la légalisation de l’IVG en Argentine signe un tournant. Cette conquête est bien celle des femmes mobilisées : c’est sous la pression d’un puissant mouvement que le kirchnerisme, qui a longtemps cultivé l’ambiguïté sur ce sujet, a fini par assumer ce geste politique. La force des féministes chiliennes est aussi exemplaire à ce propos.
Quels chemins peuvent ouvrir le soulèvement populaire au Chili et le processus constituant en cours, dans un pays qui fut le laboratoire du néolibéralisme pour le continent et même pour le monde ?
La force du soulèvement d’octobre 2019 a déplacé toutes les frontières, de façon imprévisible. Cette irruption populaire a complètement refaçonné le paysage politique et fait trembler l’oligarchie, à commencer par le président conservateur Sebastian Piñera. Mais paradoxalement, une grande partie des représentantes et représentants du mouvement social pourrait être exclus de la future Convention constitutionnelle, en raison de la conclusion, au sommet, entre une majorité des forces politiques représentées au Parlement, d’un « accord pour la paix sociale et la Constitution », en novembre 2019, avec l’objectif de diluer dans des cadres institutionnels la force de cette rébellion populaire, mais aussi de limiter la portée de la future élection constituante. Une partie de la gauche s’est prêtée à ce jeu – pas le Parti communiste chilien. Tout a été mis en œuvre pour restreindre la représentativité des forces mobilisées et des candidates et candidats indépendants, assurer l’hégémonie des « grands partis ». La droite s’est surtout assuré une minorité de blocage au sein de la Convention qui sera élue à la mi-avril, car tout article devra être validé par une majorité qualifiée des deux tiers des constituantes et constituants… Pour que le néolibéralisme hérité de l’ère Pinochet et que le pouvoir sans partage des classes dominantes soient réellement menacés au Chili, c’est la construction d’un rapport de force considérable qui est nécessaire. Surtout que les niveaux de répression et violence d’Etat ont été, et sont, extrêmement élevés. Des horizons émancipateurs restent toutefois ouverts : les féministes chiliennes, par exemple, ont décidé de s’inscrire dans ce processus, en portant des candidatures, tout en dénonçant les limites de cette Convention constitutionnelle, et en insistant sur la nécessité de continuer à s’organiser « par en bas », au travers d’assemblées territoriales. Ce n’est que le début d’un très long chemin.
Le Venezuela, qui donnait le « la », à l’aube de ces expériences de transformation sociale en Amérique latine, est aujourd’hui désigné par la droite néolibérale comme le pire des épouvantails. L’échec stratégique de la droite insurrectionnelle emmenée par Juan Guaido est aujourd’hui manifeste. Peut-on espérer, avec l’alternance à Washington, un allègement, ou même une levée des sanctions qui étranglent le pays, préalable à toute sortie de crise ?
Le pays est aujourd’hui pris dans une impasse et une crise terribles, c’est tout le drame vénézuélien. D’abord, effectivement, la stratégie de blocus impérial (et illégal) choisie par les États-Unis est un échec et celle de l’auto-proclamé « président par intérim » Juan Guaido a conduit l’opposition au naufrage. Les secteurs de la « droite insurrectionnelle » soutenue par Trump ont échoué : fort du soutien des forces armées et du contrôle serré de l’appareil d’Etat, Nicolas Maduro est bien plus résilient que ce que leurs calculs leur laissaient entrevoir. Dans le même temps, cette crise vénézuélienne a sérieusement abîmé les perspectives, la légitimité et les propos de la gauche latino-américaine, en particulier celle qui refuse encore d’ouvrir les yeux. La crise a évidemment des raisons externes et géopolitiques centrales : l’agression états-unienne, la stratégie de boycott économique adoptée par Washington. Mais il y a aussi la puissante affirmation des tendances clairement autoritaires, bonapartistes et régressives du madurisme, l’enrichissement par la corruption de nouvelles classes dirigeantes, qui a conduit à l’émergence d’une « bolibourgeoisie », avec des centaines de millions de dollars sortis du pays chaque année, le rôle des forces de police dans le quadrillage des quartiers populaires, la criminalisation des dissidences. Outre les pratiques d’extractivisme massif et de concessions minières sur les rives de l’Orénoque, le gouvernement se livre ces derniers mois à une véritable politique d’ajustement néolibéral et de privatisations, un paradoxe criant pour qui dit se revendiquer de la « révolution bolivarienne ». La « loi antiblocus » d’octobre 2020, destinée à attirer les investissements étrangers, est aussi une législation « supraconstitutionnelle » qui ouvre le pays encore davantage aux capitaux privés (particulièrement chinois, iraniens et russes) et à la dérégulation-privatisation des biens communs sous contrôle public. Cette tendance pourrait être consolidée avec l’annonce récente de la création de nouvelles « zones économiques spéciales », ce qui est aussi une façon de reconnaitre l’incurie généralisée dans la gestion de plusieurs grandes entreprises publiques, dont la firme pétrolière PDVSA. On ne peut pas penser les alternatives au néolibéralisme en Amérique latine en se contentant de dénoncer les odieux diktats de Washington, et en fermant les yeux sur la situation interne et sur le drame que vit le peuple vénézuélien.
La crise vénézuélienne a donné lieu à un exode massif. La pauvreté, les inégalités, la fréquence des catastrophes naturelles liées au changement climatique donnent aussi lieu à de vastes mouvements migratoires, en direction du mirage états-uniens. Ces mouvements migratoires sont-ils appelés à s’accélérer ?
Tout porte malheureusement à croire que oui. Des études récentes de la Commission économique pour l’Amérique Latine (CEPAL) de l’ONU font état de ce désastre humanitaire et d’une accélération de ces mouvements migratoires. En dix ans, le nombre d’immigrant.e.s et d’émigrant.e.s dans la région s’est trouvé décuplé. D’abord du fait de la crise vénézuélienne, avec environ cinq millions de personnes qui ont quitté le pays, la plus grande migration intra-latino-américaine de l’histoire ! Plus de 40 millions de personnes sur le continent vivent aujourd’hui hors de leur pays, avec un nombre impressionnant de départs depuis l’Amérique centrale vers les États-Unis. Ces immigrants sont les proies de violences multiples, ils sont à la merci de réseaux criminels, souvent liés au narcotrafic ou à la prostitution. Et les femmes, et les enfants sont au cœur de la tourmente. La crise climatique dont les effets se font durement sentir en Amérique latine va amplifier, dans le futur, ces phénomènes. Et c’est là encore aussi la responsabilité des pays des Nord qui est engagée.
Dans l’équation de ce que vous diagnostiquez comme un « épuisement » de ces expériences alternatives, quelle est la part des ingérences extérieures et celle des facteurs politiques internes ?
C’est une des grands débats qui traverse la gauche latino-américaine depuis bientôt une décennie. Où placer le curseur ? Il faut penser de manière dialectique et à plusieurs échelles, ce n’est pourtant pas très original que de dire cela, mais une certaine prégnance de la « focale géopolitique » tend à écraser le reste dans les analyses de certains observateurs ou militants. Il y a eu reflux, voire crise des gouvernements progressistes, même si ce n’est une « fin de cycle » – on assiste même à un rebond notable (Bolivie, Argentine, Mexique, demain peut-être l’Équateur ou le Brésil). Nous parlons néanmoins de la fin d’un « âge d’or », combinant rentes élevées, croissance économique, baisse de la pauvreté, articulation entre mouvements et gouvernements, nouvelles intégrations régionales et coopération Sud-Sud, recul de l’influence étasunienne, etc. Certains imputent unilatéralement ces replis et revers à l’impérialisme et à la politique étrangère des États-Unis, dans une perspective « campiste ». D’autres – et j’en suis – estiment réducteur d’en rester à ce diagnostic et attirent l’attention sur des contradictions internes et impasses : perte de lien avec les mouvements populaires, bureaucratisation ou émergence de nouvelles castes, autoritarisme, néo-extractivisme forcené. Une « gauche » qui voulait changer le pouvoir a été attrapée par la verticalité de la machine étatique, par le capitalisme d’Etat aussi, qui a aspiré une partie des forces vives issues des mouvements sociaux. Il faut citer, encore, le problème de la corruption, parfois massive, qui a fait beaucoup de mal. Autant d’éléments qui ont contribué à tendre les relations entre ces exécutifs et ceux qui les avaient portés au pouvoir : les classes populaires mobilisées, les mouvements indigènes et paysans, les syndicats de travailleurs, les féministes et les intellectuels critiques, les écologistes. Dans les cas les plus extrêmes, ces tensions se sont traduites par des phénomènes de répression étatique soutenue, comme dans le cas du Nicaragua de Daniel Ortega. Dans d’autres par un essoufflement relatif du consensus social-démocrate, comme avec le Front Large en Uruguay. Entre les deux, il y a mille nuances de gris.
Sous les mandats de Donald Trump, et même, déjà, sous Barack Obama, les États-Unis ont engagé un relatif désinvestissement du Moyen-Orient, tout en replaçant des pions en Amérique latine, qu’ils tiennent pour leur « arrière-cour ». Quelles furent, sur le continent, les conséquences politiques de ce mouvement ?
C’est vrai qu’il y a eu de la part de Washington une volonté de réinvestir le terrain latino-américain, pour tenter d’endiguer la concurrence chinoise et de réactiver la doctrine Monroe. La politique de l’administration Biden qui se dessine sur ce terrain doit être lue, elle aussi, à la lumière de cette guerre économique sans merci avec Pékin. Les coups d’État « institutionnels » qui ont commencé dès 2009 et 2012 au Honduras, au Paraguay ont été finalement légitimés par les États-Unis. Il y a aussi l’agression sans trêve contre le Venezuela (et la Bolivie) qui a des conséquences criminelles sur la population, ou encore le maintien du blocus infame envers Cuba. Il faut aussi analyser le maintien d’un réseau dense de bases militaires dans toute la région, le rôle de l’OEA (dans la destitution de Evo Morales par exemple) ou encore le déploiement de la quatrième flotte. Mais, au risque d’insister, cela n’épuise pas la question des contradictions stratégiques des progressismes. La blessure que constitue la crise du processus bolivarien est évidemment à analyser en ce sens.
Vous évoquez la concurrence féroce qui oppose Pékin et Washington en Amérique latine. La Chine réplique-t-elle là la stratégie déjà déployée ailleurs dans le Sud, en particulier en Afrique ?
Oui, une stratégie proche semble à l’œuvre, avec des enjeux géopolitiques encore plus « lourds » qu’en Afrique, puisque la Chine vient disputer aux États-Unis des opportunités économiques et géostratégiques dans ce qui est leur « arrière-cour » historique : il s’agit de concurrencer sur son propre terrain le géant nord-américain. Pékin vient de dépasser l’UE pour se classer au rang de second partenaire commercial du sous-continent. Elle est désormais le premier partenaire commercial du géant brésilien, du Chili, et se place au second rang des volumes d’échanges avec le Mexique, qui est pourtant lié aux États-Unis par un traité de libre-échange, ce qui n’est pas rien. Xi Ji Ping projette 250 milliards de dollars d’investissements supplémentaires d’ici 2025 en Amérique latine : le mouvement s’accélère de façon vertigineuse. Au-delà des investissements, ce que convoite la Chine, ce sont les matières premières, mais également désormais le contrôle d’entreprises clefs et des marchés sur le sol latino-américain, et de là sur tout le continent, États-Unis y compris. Et sur ce terrain, les pratiques déployées par l’Empire du milieu relèvent bien plus de l’hégémonie et de l’asymétrie agressive que de la « solidarité sud-sud », malgré les beaux discours. La différence avec les États-Unis, c’est – à ce stade – que les Chinois n’implantent pas de bases militaires dans la région.
Avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison blanche, faut-il s’attendre à une inflexion des politiques états-uniennes en Amérique latine ?
La défaite de Trump inflige certainement un revers aux déclinaisons les plus outrancières de la droite et de l’extrême droite dans les Amériques, Bolsonaro en tête. Cela dit, il n’y a aucune illusion à nourrir sur cette alternance. Ce n’est pas un jugement de valeur : il suffit d’écouter ce que disent Joe Biden et son secrétaire d’Etat Antony Blinken. Ils sont décidés à reprendre pied en Amérique latine face à la Chine, de manière interventionniste. C’est pour eux un enjeu géostratégique central. Ils maintiennent le blocus contre Caracas, en pleine pandémie, asphyxiant encore un peu plus le système de santé de ce pays et continuent à reconnaître le putschiste Juan Guaido comme représentant légitime du Venezuela, assumant ainsi une ligne de continuité avec Trump. Quant à l’embargo contre Cuba, il n’est pas question, pour l’heure, de l’assouplir réellement. En fait, derrière les discours aux accents multilatéralistes de Blixen, destinés à séduire les alliés de l’OTAN, les fondamentaux restent et la « doctrine Monroe 2.0 » prévaut toujours en Amérique latine : soutien au plan Colombie, politique d’agression contre les gouvernements jugés hostiles, visées hégémoniques sur le tout continent, maintien d’un immense déploiement militaire, renforcement du « soft power et soutien à diverses organismes de la société civile au nom de la « démocratie », etc.
Dans cette stratégie d’hégémonie de Washington, la Colombie est-elle appelée à rester un pivot ?
Washington s’appuie sur des gouvernements « amis », dont Santiago du Chili, Bogota et Brasilia pour ancrer son influence dans la région. Les États-Unis cultivent aussi leur influence via l’OEA. La Colombie, où le président Iván Duque a mis au sol les accords de paix de La Havane conclus en 2016 avec les ex-guérilleros des FARC, offre toujours aux États-Unis, sur le plan militaire, une plate-forme stratégique fondamentale pour toute la région (ce qui n’est pas le cas du Brésil, différence notable). La Colombie est une tête de pont essentielle et reçoit à ce titre des centaines de millions de dollars aussi bien sur le plan militaire qu’au titre de la coopération entre États ou via des ONG. Des cénacles comme le Groupe de Lima traduisent aussi la volonté de promouvoir des groupes d’influence, réunissant des pays alignés sur Washington. Mais avec l’alternance au Mexique, le retour de la gauche en Bolivie, bientôt peut-être en Equateur, éventuellement à terme au Brésil (avec le retour dans le jeu politique de Lula), ces calculs sont fragilisés. L’administration étasunienne voit de ce fait avec une certaine crainte le possible retour de structures d’intégration régionale plus autonomes (comme l’UNASUR et la CELAC) si jamais se réactive un « axe progressiste ». Mais rien ne dit qu’une nouvelle dynamique s’enclenche réellement en ce sens alors que la crise économique et la pandémie font des ravages et que le chacun pour soi règne entre pays.
La restauration néolibérale s’est partout traduite par le désastre économique, la récession, l’explosion de l’endettement toxique. L’efficacité économique appartient-elle désormais au camp progressiste ?
S’il faut porter un regard critique sur le bilan des expériences progressistes pour penser l’avenir, il faut constater que celui de la restauration néolibérale-conservatrice est catastrophique. La droite se montre incapable de créer les conditions de la stabilité économique, et elle se conforme à des pratiques toujours plus néolibérales autoritaires. C’est un échec complet : qu’elle reprenne la main par les urnes comme en Argentine avec Mauricio Macri ou en Uruguay, qu’elle s’empare du pouvoir par un coup d’État, comme en Bolivie, qu’elle le fasse suite à des mois de déstabilisation institutionnelle et démocratique, comme au Brésil. Cela ouvre ainsi la porte au retour des progressismes, qui apparaissent alors comme une alternance « désirable » ou tout du moins possible pour des millions de personnes. Et lorsque ces droites se maintiennent au pouvoir (au Chili ou en Colombie par exemple), elles doivent faire face à un retour de grandes mobilisations populaires. C’est tout le problème pour les classes dominantes, dans cette période de crise profonde et de pandémie : les droites n’incarnent plus une alternative crédible, gage de stabilité pour le capital. Ou alors lorsqu’elles l’incarnent, c’est sous la forme d’une droite extrême et fascisante, comme celle de Jair Bolsonaro au Brésil. Néanmoins, l’arrivée de progressismes « tardifs » comme au Mexique avec Lopez Obrador ou le retour électoral du centre-gauche dans certains pays ne sont aucunement synonyme d’une garantie d’un retour à une période de croissance et stabilité : l’Amérique latine – comme le reste du monde – est entrée dans une période de fortes turbulences, où se combinent une gigantesque crise économique, la crise sanitaire, l’approfondissement de la crise de la biosphère et une nouvelle polarisation sociale, politique et idéologique. Ceci, avec en toile de fond une dangereuse montée en force des réactionnaires, des évangéliques et des extrême-droites « alternatives », qui mobilisent de plus en plus massivement au sein des couches populaires. L’enjeu démocratique est là, aussi bien pour les gauches émancipatrices que pour les mouvements sociaux.
Franck Gaudichaud est professeur d’histoire et étude des Amériques latines contemporaines à l’université Toulouse-Jean-Jaurès, membre de la rédaction de la revue ContreTemps et coprésident de l’association France Amérique Latine (www.franceameriquelatine.org).