Aurélie Leroy, Alternatives Sud, 14 janvier 2020
À la croisée des puissances chinoise et indienne, l’Asie du Sud-Est déconcerte par ses performances économiques et ses contrastes sociaux. De nouvelles formes d’autoritarisme y gagnent du terrain, délégitimant les résistances et réprimant les luttes. En dépit des poussées conservatrices, des restrictions sécuritaires et des logiques inégalitaires, des dynamiques collectives émancipatrices continuent néanmoins à viser la justice sociale.
L’Asie a de quoi donner le tournis. Côté pile, elle se démarque par ses performances. La région de l’Asie du Sud-Est, tirée par la Chine, constitue l’un des principaux pôles de croissance dans le monde et une base d’exportation pour les autres continents. Partie de si loin il y a trente ans à peine, elle a accéléré sa cadence et apparaît désormais comme un espace économique en pleine ébullition, intégré dans les chaînes de valeurs de l’économie mondiale. À la croisée des chemins et des puissances, elle est courtisée par les géants économiques et enviée de tous.
Côté face, cet ensemble de pays déconcerte par l’ampleur de ses contrastes. Le PIB par habitant à Singapour est l’un des plus élevés au monde, tandis que le Laos, le Cambodge ou le Myanmar campent en queue de peloton. Si la pauvreté a fortement reculé au cours des deux dernières décennies, les dégâts -socio-environnementaux ont atteint un point critique et les inégalités ont quant à elles explosé entre riches et pauvres1, entre hommes et femmes, entre petite paysannerie et urbains de la classe moyenne. Nœud gordien, ces écarts sont à la fois exploités comme moteur de la croissance – la compression des salaires agissant comme un avantage comparatif –, mais constituent également des goulots d’étranglement pour les économies de la région.
Sur le plan politique, le continent est, comme ailleurs, le théâtre d’un reflux démocratique. Les récents processus électoraux au Cambodge, en Indonésie, aux Philippines, en Thaïlande semblent avoir piégé la démocratie elle-même, en établissant des dirigeants populistes, nationalistes et autoritaires. Le nettoyage ethnique contre les Rohingyas au Myanmar et la guerre brutale contre la drogue aux Philippines témoignent, quant à eux, de l’extrême détérioration de la situation des droits humains dans la région.
L’Asie du Sud-Est : un enjeu de puissance
L’Asie du Sud-Est, qui va retenir l’essentiel de notre attention dans cet ouvrage, regroupe dix États2. Au-delà de la diversité des régimes politiques, des économies, des populations, elle se distingue par sa « centralité ».
Centralité géographique d’abord. Cet espace de 650 millions d’habitants – plus que l’Union européenne – est calé entre les deux géants indien et chinois. Il est, au-delà de l’histoire récente, un carrefour des flux culturels et commerciaux. Aujourd’hui, plus de 60% du commerce maritime mondial émane de l’Asie (Granger et Caouette, 2019). De longue date ensuite, la région a été un lieu de rencontres et de conflits entre les puissances : dans le cadre des impérialismes européens du 17e au 20e siècle, puis durant la Guerre froide, où elle a constitué l’épicentre de la confrontation Est-Ouest (Vietnam, Corée). Avec l’émergence de la Chine, les luttes d’influence s’y redéploient.
Centralité économique et commerciale aussi, car si les instances de la gouvernance mondiale demeurent dominées par les nations occidentales et si la supériorité américaine reste de mise dans les domaines technologique et militaire, l’Asie – Chine en tête – entend rebattre les cartes et bousculer les normes édictées par les États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale (à travers la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce, etc.).
Une fenêtre d’opportunité s’est d’ailleurs présentée en janvier 2017, lorsque le président Trump, fraîchement élu et dopé par son « America First », s’est retiré du Partenariat transpacifique (PTP)3, craignant des retombées négatives pour les emplois américains. Ce partenariat lancé par Barack Obama en 2015 avait pour intention de contrebalancer l’influence croissante de la Chine dans le commerce mondial et en éloigner d’elle les États du sud-est asiatique. Deux ans plus tard, ce traité – rebaptisé Accord global et progressif de partenariat transpacifique (CPTPP) – a été signé par onze pays de l’Asie-Pacifique, sans Washington, laissant les coudées franches à la Chine et affaiblissant du même coup la capacité américaine d’imposer ses règles de conduite.
En réaction à ce positionnement protectionniste, Pékin a saisi l’occasion de relancer le Partenariat économique régional intégral (RCEP), dont elle était là l’une des parties prenantes. Cet accord de libre-échange concurrent, chapeauté par l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) qui en est l’architecte et le leader a priori, a été repris en mains par la Chine, qui en a imposé les principales conditions. Dans le cadre des deux accords commerciaux CPTPP et RCEP, la priorité des nations du sud-est asiatique n’a jamais consisté à choisir un camp, mais à s’insérer au mieux de leur intérêt dans les structures d’un ordre mondialisé. L’enjeu était de « projeter une image de neutralité entre Pékin et Washington et d’assurer une position de centralité dans la région » (Philip, 2019).
La région est régulièrement comparée à un « bol de nouille », en raison d’un enchevêtrement complexe et peu lisible d’accords commerciaux bilatéraux et plurilatéraux, souvent conclus avec des partenaires extérieurs à la région. 161 accords signés ou en vigueur impliquant des États de l’ASEAN étaient dénombrés en 2018 (Granger et Caouette, 2019) ! Une superposition d’accords peu maniables, que le RCEP a pour ambition de rationaliser.
Si ce nœud géographique est au centre des recompositions internationales, sa capacité d’action collective peut être questionnée. De sérieux obstacles l’empêchent de former un tout cohérent, un bloc régional4 ou une communauté économique. À l’heure qu’il est, force est de constater que l’Asie du Sud-Est est davantage « un enjeu de puissance qu’un acteur » (Boisseau et Nicolas, 2016).
Aucun pays d’Asie n’échappe à l’influence de l’Empire du Milieu, qui poursuit des projets titanesques à l’échelle de la région. Grâce à sa supériorité économique et à sa « diplomatie du carnet de chèques » (Jetin, 2018), Pékin s’est donné les moyens « d’arrimer les nations de l’Asie du Sud-Est au « rêve chinois » » (Granger et Caouette, 2019) et d’asseoir son statut de puissance mondiale. Quarante milliards de dollars au « Fonds de la route de la soie », près de trente milliards de dollars injectés dans la Banque asiatique d’investissements dans les infrastructures (BAII). En ouvrant son portefeuille et en assurant que « tout le monde sera gagnant », Pékin a non seulement agi au mieux de ses intérêts économiques (trouver de nouveaux débouchés, accéder à des gisements de ressources naturelles), mais s’est aussi offert un pouvoir d’influence auprès de partenaires, désormais redevables, pour atteindre ses objectifs géostratégiques.
La relation ambivalente qui lie les pays du sud-est asiatique à la Chine exacerbe les tensions dans une région déjà divisée en raison de l’asymétrie des niveaux de développement, des trajectoires politiques et économiques. La crainte des impacts d’une libéralisation accrue sur les économies des pays les plus faibles et sur les droits et les moyens d’existence des populations, en particulier des communautés rurales, a soulevé de vives inquiétudes au sein de la société civile, qui appelle au rejet du RCEP, comme l’explique Joseph Purugganan dans cet ouvrage. L’influence exercée par un tel accord couvrirait le commerce des biens, les services, les investissements, les droits de propriété intellectuelle et le commerce électronique.
Les droits des paysans aux semences ; les droits des femmes à la terre, aux ressources naturelles et aux services publics ; le droit à la santé et à l’accès aux médicaments génériques, ou encore le droit à un travail décent seraient menacés par un projet commercial inéquitable et taillé sur mesure pour les entreprises. Enjeux globaux et géostratégiques, locaux et de survie se croisent et s’opposent, mettant en évidence le déséquilibre des rapports entre les forces en présence.
Fin des parenthèses démocratiques, aube des autoritarismes
Une tendance régionale
Autre source d’inquiétude dans ce vaste ensemble de pays : la montée des autoritarismes. En Europe et aux États-Unis, le paysage politique a été remodelé de Rome à Budapest, de Varsovie à Washington. Autoproclamés « représentants du peuple », des leaders populistes dirigent ou participent à plus d’un quart des vingt-huit gouvernements de l’Union européenne (Dieckhoff, 2019). La focalisation sur cette déferlante « illibérale » en Occident a toutefois occulté des développements similaires dans d’autres régions du monde. Dans leur grande majorité, les pays de l’Asie du Sud-Est « semblent ainsi être désormais tous, ou presque, tombés d’accord pour renoncer au modèle de la démocratie à l’occidentale » (Philip, 2018).
« Renoncer », le terme est sans doute trop fort pour des démocraties dont les assises étaient encore insuffisamment consolidées et donc plus vulnérables. Mais même dans un pays autrefois présenté comme « la plus grande démocratie du monde », l’opposition indienne accuse son premier ministre « d’avoir tué la démocratie » (Jaffrelot, 2019).
De nouvelles formes d’autoritarisme gagnent du terrain en Asie. Ce glissement n’est en soi pas inédit, mais son développement diffère des processus ayant ponctué la deuxième moitié du vingtième siècle. Si le mode de neutralisation le plus classique des démocraties était le coup d’État, depuis les années 2000, une autre voie tend à s’imposer. La monopolisation du pouvoir s’opère en effet davantage depuis l’intérieur de l’appareil d’État. Les gouvernements préfèrent désormais tirer parti de leur accès au pouvoir pour consolider leur contrôle et étouffer les oppositions. L’heure est moins à la rupture nette qu’au démantèlement progressif.
« Les élections », expression même de la démocratie, « peuvent être ainsi instrumentalisées pour faire vaciller la démocratie », comme l’analyse Walden Bello dans son article. Habituée aux coups d’État, la Thaïlande a tenté de faire illusion en organisant un scrutin pour et par les militaires en mars 2019. Cette mise en scène orchestrée dans les détails a permis la reconduction du général Prayuth au pouvoir, mais n’a toutefois pas suffi à asseoir la légitimité de son gouvernement, renforçant encore la polarisation sociale et politique du pays.
À l’inverse, les hommes forts à la tête de l’Inde et des Philippines sont entrés en fonction à la suite d’élections relativement libres et équitables. Et ce n’est qu’une fois en place qu’ils ont tiré parti de la grogne populaire pour se défaire des contraintes démocratiques qui limitaient leur marge de manœuvre. Ils ont ensuite façonné un environnement favorable à la consolidation de leur pouvoir et hostile à toute forme d’opposition.
Les conditions du succès des populismes autoritaires
Trois dimensions concourent aux succès de ces configurations politiques. Tout d’abord, une distanciation par rapport aux élites « régnantes » vues comme immorales, corrompues et déconnectées des préoccupations ordinaires. Et de manière imbriquée, un rejet du pluralisme, qui positionne le populiste comme seul à incarner la volonté du peuple, comme l’« authentique voix des masses » (Kurlantzick, 2017). À cette rhétorique anti-élitiste et antipluraliste, se greffe souvent une verve nationaliste et identitaire qui accentue les lignes de divisions entre « eux » et « nous », entre « moral » et « immoral », permettant du même coup de détourner l’attention des vrais enjeux. « Au fond, le débat ne porte plus sur ce que les gouvernements […]devraient faire, mais sur le type de nations que ces pays devraient être » (Grunstein, 2019).
Deuxième dimension, la sacralisation d’un homme fort et providentiel, d’un leader charismatique à même de rétablir et d’assurer la sécurité, la moralité publique ou l’authenticité culturelle et religieuse. À ces conditions, le rejet des institutions et des politiques traditionnelles est encouragé et les pratiques les plus autoritaires et répressives, tolérées et soutenues.
Quelques exemple : l’instauration de la loi martiale et la guerre contre la drogue de Rodrigo Duterte, le « punisseur », aux Philippines (et de Thaksin Shinawatra en Thaïlande) ; les tactiques populistes à l’extrême de Prabowo Subianto – rival aux dernières élections du président indonésien « Jokowi » – attisant les dissensions entre Indonésiens musulmans et Sino-Indonésiens ; ou encore les discours de haine et les lynchages contre les musulmans en Inde depuis l’accession de Narendra Modi au pouvoir en 2014, destinés à les reléguer dans un statut de seconde zone et à les déshumaniser. Dans la même veine, la révocation soudaine à haut risque de l’autonomie du Cachemire, État majoritairement musulman et hautement militarisé, pour le « libérer du terrorisme » selon Modi, découle d’une instrumentalisation politique des identités.
Enfin dernier aspect, et non des moindres, approfondi par Walden Bello dans ces pages, « à l’épicentre de ce tremblement de terre, se trouvent des citoyens mécontents qui voient dans ces personnalités peu orthodoxes non seulement des agents du changement, mais aussi le moyen d’assouvir leurs passions tumultueuses ». Les échecs de plusieurs décennies de politique néolibérale, les promesses non tenues de la croissance inclusive et du ruissellement des richesses, mais aussi le manque d’alternatives concrètes de la gauche traditionnelle en matière de redistribution des ressources, de réforme agraire, d’instauration d’un revenu de base, etc. ont produit un rejet généralisé de la classe politique et créé un attrait nouveau pour les solutions autoritaires et excluantes de ces faux messies. Au Sri Lanka, après les espoirs de changement suscité par les élections de 2015, « la population se retrouve à nouveau dans le même dilemme et certains en viennent à souhaiter l’avènement d’un régime autoritaire ou militaire », comme le relate Hemantha Withanage dans son article.
Un mode opératoire bien rôdé
Au-delà des ressorts communs aux succès de ces formations politiques, des convergences peuvent également être observées quant aux méthodes déployées par les dirigeants autoritaires pour asseoir leur pouvoir.
Le noyautage politique de l’appareil d’État. En Inde, si un culte de la personnalité s’est développé autour du chef de file du Parti nationaliste hindou (BJP), celui-ci s’est accompagné d’un rapprochement de ses loyaux serviteurs du RSS5 des organes décisionnels. Un domaine de prédilection des nationalistes hindous a été l’éducation nationale, qui leur a offert une voie royale pour réécrire l’histoire du pays et modeler les esprits afin que les hindous apparaissent comme les seuls « fils du sol » et le cœur de l’identité indienne.
La neutralisation des médias et des journalistes critiques. Face aux menaces d’intimidation et de persécution, Harsh Mander nous explique dans cet ouvrage que « la plupart des médias de la presse écrite et télévisée se sont effondrés, réduits au rôle de meneurs d’applaudissements des agendas majoritaires et militaristes de la classe dirigeante ». Une attention accrue a aussi été portée par les autorités de la région aux réseaux sociaux, qui a donné naissance à un véritable « vigilantisme numérique » (Jaffrelot, 2019). D’une part, les populistes ont utilisé les outils numériques à leur disposition comme un mode de propagation de leur message permettant ainsi « d’être directement en relation avec les masses » (idem). D’autre part, comme le décrit Aim Sinpeng dans les pages qui suivent, « les « cyber-soldats » et les trolls parrainés par des États ont été utilisés comme des moyens pour manipuler l’opinion publique ».
Le travail de sape des oppositions. Dans le champ des organisations indépendantes, plusieurs acteurs sont particulièrement visés. Les universités par exemple, avec les mouvements étudiants et les intellectuels critiques, ont été perçues comme des viviers d’activistes, devant être mis au pas. En Inde, le puissant syndicat étudiant du RSS tente depuis 2014 de faire la loi sur les principaux campus universitaires, avec la bénédiction des autorités du BJP. Kiren Rijiu, secrétaire d’État à l’Intérieur, a déclaré en ce sens que « la liberté d’expression, dans ce pays, ne signifie pas que quiconque a le droit de transformer les campus universitaires en repaires d’activités antinationales » (cité dans Jaffrelot, 2019). D’autres opposants, comme des journalistes indépendants, des leaders communautaires et leurs soutiens, ou des ONG, font également l’objet d’une attention renforcée des gouvernements.
Les autorités recourent de plus en plus aux poursuites judiciaires et à l’adoption de nouvelles législations pour restreindre les marges de manœuvre des sociétés civiles. La stratégie du « rêve chinois » formulée par Xi Jinping lors de son entrée en fonction comme secrétaire général du parti en 2012 s’inscrivait dans un contexte de ralentissement économique. Le gouvernement a resserré son contrôle et privilégié le bâton à la carotte en renforçant la répression de toute forme de dissidence au nom du nationalisme et des intérêts de l’État. Chris Chan, dans sa contribution, rappelle qu’à partir de 2015, Pékin a établi de nouvelles règles juridiques destinées à restreindre les marges d’action de la société civile, notamment à travers la loi sur la sécurité nationale en 2015, sur les organisations caritatives en 2016 et plus récemment, en 2017, sur la gestion des ONG étrangères.
« Les mesures visant à contrôler les ressources des organisations sont l’épine dorsale des réglementations », nous dit Rosalia Sciortino dans son article sur l’étranglement financier de ces acteurs. Cette méthode n’est pas propre à la gouvernance chinoise, elle se rencontre dans de nombreux pays d’Asie et se décline sous plusieurs formes : « retenue de fonds publics, limitation des types d’activités faisant l’objet d’un financement, taxation des donations, obligation pour les donateurs de se déclarer auprès d’agences de l’État, instrumentalisation des mesures contre le blanchiment d’argent, le trafic et plus récemment le terrorisme ».
Ces coups de matraque portés aux ONG notamment ont affaibli les sociétés civiles dans des contextes où les fonds domestiques sont quasi inexistants et où ces structures ne peuvent dès lors survivre sans apport extérieur. La méfiance à l’égard de ces organisations bénéficiant de fonds étrangers a conduit des gouvernements (au Laos, au Cambodge, en Malaisie, en Inde, etc.) à les stigmatiser, les poursuivre et parfois les incriminer, en les présentant comme des agents de l’Occident, hostiles aux valeurs et aux intérêts nationaux.
Délégitimer les sociétés civiles
Régression politique et capacité de résistance
Plus de dix ans après l’entrée en vigueur de la charte de l’ASEAN, la situation des droits humains en Asie du Sud-Est a basculé d’un optimisme prudent à une situation désespérée (Euroseas, 2019). Dans son préambule, la charte affirmait « adhérer aux principes de la démocratie, de la primauté du droit et de la bonne gouvernance, du respect et de la protection des droits humains et des libertés fondamentales » (Forum Asia, 2018). Or, force est de constater que ces engagements initiaux sont à présent lettre morte. Les Rohingyas au Myanmar sont considérés comme « la minorité la plus persécutée au monde », selon les Nations unies. Des violences intercommunautaires ont poussé à l’exil des centaines de milliers d’entre eux, en particulier depuis 2016, soit après la fin de la dictature militaire et la « victoire » de la démocratie. Aujourd’hui, le pouvoir du nombre semble avoir remplacé le pouvoir des armes.
Au-delà de ce cas dramatique, l’Asie du Sud-Est et ses voisins sont tristement connus pour les atteintes nombreuses aux libertés et les abus en matière de droits : exécutions sommaires, disparitions forcées, arrestations arbitraires, libertés d’expression et d’association entravées, discriminations fondées sur la religion, l’ethnie, le genre, que celles-ci soient « simples » ou croisées. Dans son dernier discours sur l’état de la nation, le président philippin n’a pas manqué de tancer ses opposants qui osaient critiquer sa guerre violente contre la drogue, en arguant : « vos préoccupations sont les droits humains, les miennes sont les vies humaines [celles des victimes de crimes violents] » (Purugganan, 2019). Suivant cette logique, Rodrigo Duterte a aussi appelé au rétablissement de la peine de mort pour les infractions liées aux stupéfiants. Et dans d’autres circonstances, il a incité ses soldats « à tirer dans le vagin » (Bastamag, 2019) de femmes rebelles communistes, normalisant la misogynie et les violences faites aux femmes.
Autre lieu, même constat. Au Vietnam, la colère et les résistances des paysans se sont révélées impuissantes face à la stratégie du rouleau compresseur du Parti communiste, ne laissant personne contrarier son pouvoir et ses privilèges. Contester l’exploitation économique et les crimes d’accaparement des terres et des ressources y est généralement assimilé à de la criminalité politique. Or, l’essor à tous crins du développement de l’immobilier, de l’urbanisation et de la spéculation s’y est opéré au détriment de l’environnement, de l’agriculture traditionnelle et des millions de familles qui en vivent.
Les populations affectées ne s’avouent toutefois pas vaincues- et usent de stratégies « mêlant travestissement, subterfuges et contournement », nous dit le duo d’auteurs de l’article sur le Vietnam. Néanmoins, « les résistances paysannes […] peuvent, au mieux, ralentir certains projets. Dispersés à travers le pays, sans possibilité légale de s’organiser en mouvement, les récalcitrants apparaissent ridiculement faibles face au pouvoir coercitif de l’État » (Daum, 2019).
Les reconfigurations politiques et économiques en cours sur le continent mettent majoritairement à mal les dynamiques sociales contestataires. Les contributions de cet ouvrage – Asie : des pouvoirs et des luttes – relèvent cet état de fait et dressent un panorama général des principaux enjeux traversés par cette région, à partir d’éclairages nationaux et thématiques. Elles offrent également un état des lieux des mobilisations et des scènes protestataires, qui varient, selon les contextes et les niveaux de contrainte exercés par les dirigeants. Relevons à présent les principaux éléments et forces en présence qui sous-tendent ce processus d’affaiblissement des sociétés civiles asiatiques.
Contrôle gouvernemental resserré
Ces dernières années, on l’a dit, la plupart des gouvernements de la région ont durci le ton et adopté des politiques restrictives à l’égard des organisations de la société civile. Une attitude qui n’est pas en soi neuve, mais qui témoigne d’un repli par rapport à la décennie des années 1990, marquée dans nombre de pays, par une poussée des revendications sociopolitiques et des exigences de réformes qui ont découlé notamment de l’onde de choc provoquée par la crise financière de 1997 et le départ forcé du président Suharto. Les agendas sociaux y avaient alors davantage été pris en compte par les élites politiques, y compris par des « gouvernements autoritaires ou semi-autoritaires qui concédaient du terrain, voyant l’ « intérêt » procuré par une société civile sous contrôle »(Leroy, 2012).
Avec la floraison des environnements politiques nettement conservateurs, les sociétés civiles ont perdu en aura et en légitimité. « Les vertus d’une société civile vibrante pour le développement et la démocratie »(Sciortino, dans ce livre), autrefois admises et boostées par un climat international favorable, sont aujourd’hui contestées. Dans le « modèle chinois », qui a fait des adeptes auprès des régimes autoritaires voisins, l’idée d’une corrélation positive supposée entre croissance économique et démocratisation a été évacuée ; et la société civile semble avoir perdu du même coup un rôle significatif.
Modification du paysage de l’aide au développement
Un autre élément – plus en amont – à l’origine de la contraction des espaces de la société civile asiatique est la chute de l’aide au développement au niveau mondial. Phénomène attisé par « la défiance croissante de politiciens conservateurs et du public pour les dépenses à l’étranger » (ibid.) dans un contexte général d’austérité.
Double conséquence de cette lame de fond. Tout d’abord, une instrumentalisation de l’aide mise au service de la politique extérieure et commerciale, qui s’est accompagnée d’un déplacement des acteurs du développement. Les organisations locales, les mouvements de base – femmes, paysans, indigènes, etc. – ont été progressivement désinvestis, au profit d’entrepreneurs et d’agences privées. La contribution au « développemen », financée par de grands bailleurs internationaux, repose ainsi aujourd’hui plus sur des partenariats publics-privés que sur des mouvements ou des acteurs sociaux. « En lieu et place d’une « société civile dynamique », une nouvelle vision encourage « un secteur privé dynamique » » (ibid.).
Ensuite, devant le retrait des donateurs occidentaux, la Chine s’est affirmée comme la principale source de financement du développement dans plusieurs pays asiatiques (au Cambodge, au Laos, au Vietnam, au Myanmar, en Indonésie ou au Sri Lanka pour prendre des cas emblématiques). Dons, aide bilatérale et régionale, prêts de la Banque asiatique d’investissement, incitations financières dans le cadre des « nouvelles routes de la soie » : un déploiement de moyens destinés à répondre à des enjeux économiques et à financer pour une bonne part la construction d’infrastructures. Toutefois, ce qui différencie l’aide chinoise de celle des pays de l’OCDE est qu’elle n’est, officiellement du moins, assortie d’aucune conditionnalité, d’aucun garde-fou politique (bonne gouvernance, respect des droits humains) ou économique.
Cette réorientation de l’aide et les montants chinois accordés ont séduit des États autoritaires ou d’autres qui ont souffert de l’instabilité provoquée par une application stricte du « consensus de Washington ». Mais ils se sont révélés être une « malédiction » pour des populations qui ont eu à subir l’incurie et l’incapacité des gouvernements à assurer une redistribution des « largesses » de la coopération chinoise. Tandis que « les décideurs estiment que la reconversion des territoires est indispensable au développement et à la croissance économique », Shalmali Guttal rappelle dans cet ouvrage que « les populations locales, en revanche, profitent rarement des transformations de leurs paysages et de l’apparition de nouveaux marchés. Dans la plupart des cas, elles perdent leurs moyens de subsistance, leur domicile, leur culture et l’accès aux ressources naturelles ; elles sont souvent expulsées, relogées de force et obligées d’accepter du travail précaire et mal payé ».
Avec le repositionnement des acteurs de l’aide, l’accent est mis plus que jamais sur le renforcement des considérations économiques et sur le « droit de la collectivité au développement » (Delcourt, 2018) plutôt que sur la défense des droits sociopolitiques, environnementaux et culturels portée par les sociétés civiles.
Des sociétés civiles remodelées
Le rétrécissement de l’espace (« shrinking space ») dévolu à la société civile est une préoccupation mondiale au regard de la répression dont font l’objet des organisations, des mouvements ou des activistes en lutte. Ces restrictions sécuritaires sont perpétrées variablement par des États, des entreprises ou des groupes réactionnaires divers (religieux, ultraconservateurs ou ultralibéraux). L’« espace » auquel il est ici fait écho est à comprendre comme un « espace politique pour s’organiser, fonctionner, avoir une voix légitime, protester et exprimer sa dissidence » (TNI, 2017). La « société civile » n’est pas une entité monolithique. Il existe en effet un large éventail d’activistes, d’initiatives et d’organisations sous cette appellation commune.
Devant la diversité et la complexité des acteurs en présence, « l’espace de chacun » ne se réduit pas de la même façon. Tous ne se retrouvent pas dans le viseur des autorités. Certains, considérés comme « apolitiques », « quiétistes » ou « consentant » (à l’ordre établi) ne font pas l’objet d’une surveillance aussi rapprochée que des organisations de défense des droits des travailleurs, des communautés paysannes, des organisations de femmes ou d’étudiants, ou des associations environnementalistes.
L’expression « shrinking space » suggère aussi une vision idéalisée et romancée des sociétés civiles, qui se baserait davantage sur ce que l’on croit qu’elles sont plutôt que sur ce qu’elles font. Rappelons-le ces acteurs ne sont pas tous progressistes, vertueux, non violents et autant de « havres pour la démocratie » (Wischermann, 2019). Ils ne sont pas « bons » ou « mauvais » par nature. Ils peuvent être des acteurs de changement démocratique ou des gardiens de l’ordre établi.
Pour illustrer ce paradoxe apparent, faisons référence à une composante du mouvement « localiste » – nativiste et identitaire – à Hongkong, dont les postures antichinoises et le discours xénophobe détonnent avec les revendications de jeunes militants soucieux de l’avenir démocratique et de la justice économique sur leur territoire et en Chine continentale. Ou encore, en Indonésie, ces mouvements de femmes aux orientations ultraconservatrices, dont parle Dyah Ayu Kartika dans sa contribution, qui ont défié activement les mouvements et les revendications féministes, en particulier dans le contexte des élections de 2019, reflétant un environnement politique polarisé et mis à mal par la montée de la politique identitaire et de l’intégrisme.
Les espaces de la société civile sont mouvants. Ils dépendent de l’environnement politique général et des valeurs de ceux qui le contrôlent, témoignant que la société civile n’est pas un électron libre détaché de l’État, du marché ou de la société. Des interactions multiples les animent pouvant aller dans le sens du conflit, du compromis ou de la coopération.
L’« espace de la société civile » n’est donc pas indistinctement raboté. Il est remodelé au gré des contextes et des intervenants. Les dirigeants populistes exploitent les outils à leur disposition de façon sélective. Des restrictions au financement étranger sont imposées aux voix de l’opposition perçues comme hostiles et opposées au régime, mais sont levées pour des acteurs et des programmes non contestataires ou affiliés au pouvoir. La criminalisation qui est faite de luttes populaires, des acteurs de base, de syndicats, de communautés paysannes ne s’applique pas, là non plus, à toute la société civile. Même si ces offensives tendent à se propager comme une tâche d’huile à des acteurs de plus en plus nombreux…
La reconquête des espaces d’expression démocratique ne se résoudra pas à travers des appels pieux au respect des droits humains ou par l’autoconviction d’idéalistes selon laquelle de tels populismes s’autodétruiront du fait des politiques irresponsables menées. La machine répressive qui bat son plein et les démocraties illibérales qui se donnent à voir sur le continent asiatique sont des symptômes des excès de politiques économiques néolibérales qui ont favorisé la financiarisation, les inégalités et l’exclusion. Pour contrecarrer cette déferlante, il est temps de reconnaître que les populistes ont raison sur un point : « le système doit changer » et l’entame d’une riposte est de « reformuler le discours dominant dans un langage intelligible par les masses » (Rimbet, 2019) fondé sur l’inclusivité et dénonçant le système sclérosé. En poursuivant les luttes par le bas, au plus près des réalités, des acteurs sociaux et populaires nous montrent la voie et démontrent que les espaces politiques des résistances, aussi réduits et malmenés soient-ils, existent toujours bel et bien.
Aurélie Leroy6
Alternatives Sud : Asie : des pouvoirs et des luttes
Centre tricontinental -Editions Syllepse, Louvain-la-Neuve (Belgique) et Paris 2019, 178 pages, 13 euros