À Hong Kong, en Thaïlande, en Birmanie, les plus jeunes ont pris la tête de la contestation face à des régimes qui réduisent l’espace démocratique. Mettant en péril leur propre avenir.
Benja Apan espérait faire des études d’ingénieur aux États-Unis et dégoter un emploi chez Elon Musk. Aujourd’hui, elle risque soixante ans de réclusion pour outrage au roi de Thaïlande. Ei Thinzar Maung rêvait de décrocher un siège au Parlement birman pour défendre les droits des femmes et des minorités ethniques. Elle se terre en ce moment dans la jungle pour échapper à la junte militaire birmane, qui a tué et emprisonné des milliers de gens comme elle. Ivan Choi étudiait la chimie à Hong Kong lorsqu’il a rejoint un mouvement de contestation réclamant davantage de libertés à la Chine. Il a dû fuir à Taïwan, où il vit désormais en exil, et pourrait bien ne plus jamais revoir sa maison et sa famille.
Ces trois militants – tous dans la vingtaine – semblaient destinés à une vie pleine de promesses. Mais ils ont osé défier les pouvoirs parmi les plus indéboulonnables d’Asie, et sont pour cette raison devenus des fugitifs. Leur histoire est révélatrice des bouleversements du continent, où les voix réclamant plus de démocratie ont été réduites au silence dans des régimes marqués par la corruption, les inégalités croissantes et l’influence du “modèle chinois”, mélange de répression et de prospérité.
Un mouvement citoyen transfrontalier
Une partie de la jeunesse asiatique atteint l’âge adulte à l’heure où les libertés civiles reculent. Ainsi, à Hong Kong, en Thaïlande et en Birmanie, les partis d’opposition ont été bannis, la contestation ouverte est interdite et les manifestations sont réprimées. La Birmane Ei Thinzar Maung, 27 ans, soupire :
“Tout régresse. Je voulais juste avoir une vie normale, mais je ne peux pas. On se retrouve obligés de se battre pour notre avenir.”
S’appuyant sur la technologie et les codes de leur époque, cette génération contestataire a trouvé des soutiens au-delà des frontières. En témoigne, notamment, l’usage du “salut à trois doigts”, emprunté à la saga dystopique Hunger Games. Ou leur rassemblement au sein de l’Alliance du thé au lait [Milk Tea Alliance]. Ce mouvement citoyen, créé sur Internet, mêle amour partagé pour cette boisson et dénonciation des régimes autocratiques, mobilisant les jeunes de Bangkok à Manille, à une échelle inimaginable autrefois.
Contrairement à leurs aînés, beaucoup de jeunes d’aujourd’hui ont connu les élections libres, l’ascenseur social, Internet et l’ouverture sur le monde extérieur. Garantir les libertés sera le combat de leur vie. “La démocratie perd du terrain dans toute la région, mais cette génération laisse entrevoir l’espoir d’un renouveau démocratique, estime Thitinan Pongsudhirak, professeur de sciences politiques à l’université Chulalongkorn de Bangkok. Les jeunes éprouvent un besoin fondamental d’ouverture lié au mode de vie auquel ils aspirent. C’est pourquoi, d’ici dix ou vingt ans, nous verrons sans doute une résurgence de la démocratie. Elle est très malmenée ces temps-ci, mais elle n’est pas enterrée pour autant.”
Découvrir les limites de son pays
Benja Apan avait 15 ans lorsque le commandant de l’armée thaïlandaise, le général Prayuth Chan-o-cha, s’est exprimé à la télévision, en [mai] 2014, proclamant que l’armée prenait les rênes du pays. C’était le treizième coup d’État en Thaïlande depuis la fin de la monarchie absolue, en 1932, et il est presque passé inaperçu à Nakhon Ratchasima, d’où est originaire Benja. La famille de la jeune fille est royaliste. Elle considère les militaires comme les gardiens de la monarchie. Benja n’aurait jamais imaginé qu’un jour elle penserait différemment. C’était une étudiante appliquée. Rien ne l’intéressait plus que la conquête spatiale.
Il a fallu qu’elle s’installe pour ses études à Bangkok pour commencer à se poser des questions : pourquoi la Thaïlande n’a-t-elle pas sa propre industrie aérospatiale ? Comment s’est-elle retrouvée prise dans la spirale de l’instabilité politique ? Elle entend alors parler de défenseurs des droits humains disparus et s’étonne que le roi Maha Vajiralongkorn – monté sur le trône en 2016 – s’enrichisse du jour au lendemain en faisant main basse sur l’agence chargée de gérer les biens de la couronne. Des biens estimés à 60 milliards d’euros.
Son éveil politique se poursuit en 2019 lorsque Prayuth Chan-o-cha s’empare du fauteuil de Premier ministre à l’issue des élections législatives. L’armée a modifié la Constitution pour assurer sa victoire. L’année suivante, un tribunal dissout le nouveau parti d’opposition Future Forward [Parti du nouvel avenir], qui avait galvanisé Benja et la jeunesse du pays en dénonçant la monarchie, l’armée et les élites économiques. Benja et des milliers d’étudiants descendent dans les rues de la capitale pour réclamer une nouvelle Constitution et un nouveau Parlement. L’impensable se produit : les manifestants s’en prennent nommément au roi.
Un engagement coûteu
En octobre dernier, Benja se sent suffisamment courageuse pour organiser une manifestation demandant la mise en examen du souverain. Elle fait ensuite parler d’elle en janvier dernier en se faisant gifler par un vigile dans un centre commercial huppé tandis qu’elle tient une pancarte critiquant la collusion entre le propriétaire du complexe et le gouvernement.
Ces manifestations, les plus courageuses en Thaïlande depuis des lustres, se sont éteintes avec la propagation du Covid-19, la dissolution des groupes contestataires et l’arrestation des organisateurs. [Les rassemblements ont repris fin août.] Benja dit ne rien regretter. “Les jeunes n’en peuvent plus de ce vieux modèle de société, confie-t-elle. Autrefois, on ne nous apprenait pas à avoir l’esprit critique. On nous empêchait d’avoir accès à l’information. Le monde a changé et le pays doit aller de l’avant.”
Un tel engagement a un prix.
“Je crois que j’encours un maximum de soixante ans de prison.”
Elle énumére sur ses doigts les charges retenues contre elle : crime de lèse-majesté, sédition et attroupement illégal. Elle poursuit ses études et combat ces accusations avec l’aide d’un avocat spécialiste des droits humains.
Des étudiants en première ligne
Durant les premiers mois des manifestations thaïlandaises, Benja et d’autres étudiants se sont abreuvés des vidéos des manifestations à Hong Kong [du printemps 2019, contre la loi sur la sécurité nationale, un texte conduisant à une reprise en main par Pékin et à la fin du principe en place depuis la rétrocession en 1997, “un pays, deux systèmes”]. Ils s’inspiraient des contestataires [hongkongais] s’égaillant à la vue de la police pour réapparaître plus loin sans une égratignure, “fluides comme de l’eau”. Fluide comme de l’eau, Ivan Choi, 22 ans, l’a été. Lorsque des manifestations éclatent au printemps 2019, il est étudiant en deuxième année de chimie à l’université polytechnique de Hong Kong.
Ivan rêve alors d’intégrer la classe moyenne et de parfaire son éducation, lui dont la mère, célibataire et femme de ménage, a grimpé les échelons jusqu’à devenir directrice d’hôtel. Plus la Chine tente d’imposer sa volonté à Hong Kong, moins Ivan croit en son avenir. À l’été 2019, la contestation prend un tour plus violent. Les manifestants exerçant des professions intermédiaires préfèrent rester chez eux, remplacés par des lycéens et des étudiants vêtus de noir et portant casques, lunettes de protection et masques à gaz. On les appelle les “premières lignes”. Ivan est du nombre.
Quitter Hong Kong sans retour
La nuit du 1er juillet, sa vie bascule. Les “premières lignes” sont frustrées que les manifestations pacifiques ne produisent pas les résultats escomptés. Le groupe prend d’assaut le Conseil législatif de Hong Kong et met le bâtiment à sac, fracassant les portraits des politiciens pro-Pékin et traçant des slogans à la bombe sur les murs, comme “Hong Kong n’est pas la Chine”. La police les déloge et, dans le feu de l’action, Ivan est blessé à la jambe. Il est exfiltré, mais une vidéo permet à la police de l’identifier. Son arrestation étant imminente, ses amis l’exhortent à plier bagage et à prendre le large.
Quelques jours plus tard, Ivan réserve un vol pour Taïwan, dont les relations sont tendues avec la Chine et qui offre l’asile aux manifestants. Il cache à sa mère les vraies raisons de son départ, lui dit simplement qu’il part pour ses études. Ivan se désole :
“J’ai pleuré tout le trajet de la maison à l’aéroport. Tant que le PCC [Parti communiste chinois] sera là, je ne pourrai pas rentrer.”
Il a appris que la police était venue le chercher chez lui quelques semaines après son départ. Les premiers mois à Taïwan sont les plus durs. Rongé par la culpabilité, il suit les directs montrant les affrontements à Hong Kong entre les manifestants et la police antiémeute. Le traumatisme de ces semaines en première ligne déclenche des cauchemars récurrents dans lesquels il voit ses amis se faire rafler et passer à tabac par la police. Son état s’améliore grâce à un traitement. Mais Hong Kong est devenu méconnaissable. [Depuis, toutes les voix contestataires ont été muselées par les politiques pro-Pékin. Plus de 10 000 personnes ont été arrêtées en lien avec les manifestations. Des journaux indépendants ont dû fermer.]
Retour en arrière en Birmanie
Ivan a adopté son pays d’accueil. Il y étudie les sciences politiques en vue de pouvoir défendre la démocratie dans la région. À Taïwan, les défenseurs des droits humains jouent un rôle important dans l’Alliance du thé au lait. Mais l’avenir de Taïwan demeure incertain, le président Xi Jinping ayant annoncé être prêt à prendre l’île par la force si besoin. Si invasion il y a, dit Ivan :
“je me battrai. J’ai fui la guerre, mais je ne fuirai pas une seconde fois.”
Les camarades de lycée d’Ei Thinzar Maung à Mandalay l’avaient baptisé “la rebelle” [dans les années 2010] en la voyant débarquer de l’État Kachin [situé dans l’extrême nord de la Birmanie, connu pour sa rébellion contre le pouvoir central birman depuis des décennies]. Elle ne se reconnaissait pas dans ce surnom. Ei Thinzar Maung se trouvait, au contraire, chanceuse de grandir à l’époque de bouleversements historiques pour la Birmanie. La dictature militaire était en train de desserrer son emprise sur le pouvoir pour la première fois depuis cinquante ans. Des prisonniers politiques, dont la Prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi, avaient été relâchés [en 2010]. La censure se faisait moins sentir. Tout à coup, elle découvrait des libertés qu’elle n’avait jamais connues.
Ei Thinzar Maung, la première de sa famille à décrocher un diplôme universitaire, décide alors d’en profiter pour défendre les minorités ethniques marginalisées. Elle organise, en 2015, une marche pour dénoncer une réforme de l’éducation nationale excluant les langues minoritaires et resserrant la vis sur les syndicats étudiants. À la fin de la manifestation, elle est rouée de coups par la police et jetée en prison pendant plus d’un an.
Risquer sa vie
Peu avant l’aube, le 1er février dernier, l’armée arrête des membres du gouvernement civil dirigé par Aung San Suu Kyi, ruinant ainsi dix années de fragiles réformes démocratiques et rétablissant le régime militaire. Des milliers de jeunes n’ayant pas subi les traumatismes des soulèvements réprimés de 1988 [contre une junte précédente] et [la “révolution de safran”] de 2007 descendent dans la rue [contre ce coup d’État]. Ils organisent la mobilisation. Ils défilent avec des pancartes en anglais destinées à devenir virales, comme : “I want a relationship, not a dictatorship” [“Je veux une histoire d’amour, pas une dictature”]. Ils s’inspirent de la Thaïlande, reprenant le salut à trois doigts, et adoptent la stratégie des Hongkongais d’une contestation sans chef, évitant ainsi que l’armée ne brise leur élan en arrêtant les têtes du mouvement. Cette mobilisation est relayée à l’étranger grâce, notamment, au hashtag #Milk Tea Alliance.
Un mandat d’arrêt est émis contre Ei Thinzar Maung, organisatrice d’une grande manifestation d’ouvrières du textile à Rangoon, la capitale économique, qui a exhorté les fonctionnaires à se mettre en grève [dans les jours suivant le coup d’État]. Elle prédit :
“Ils [les militaires] me tueront si jamais ils me prennent.”
Quel avenir ?
Fille de commerçants, Ei Thinzar Maung dit avoir eu une enfance douillette à Mogaung, une ville du Nord, près de la frontière avec la Chine. Pour autant, l’injustice l’a toujours dérangée. C’est l’une des rares militantes birmane à s’en prendre à Aung San Suu Kyi et à dénoncer la complicité de son gouvernement dans le massacre et le déplacement forcé de centaines de milliers de musulmans de la minorité rohingya par l’armée à partir de 2015.
Sa vie se résume désormais à passer de cachette en cachette, dans la montagne, en compagnie de vétérans de la rébellion. Ei Thinzar Maung se dit prête pour le jour, sans doute lointain, où la Birmanie retentera la démocratie. Elle explique :
“Notre génération a grandi sous une démocratie et c’est notre force. On a goûté à la liberté. On a pu communiquer avec le monde extérieur. On avait des espoirs et des rêves plein la tête. On ne veut pas revenir à la dictature militaire.”
Fugitive sans regrets, la jeune femme bouge d’un lieu à l’autre. Sans savoir ce que l’avenir lui réserve.