Un faible contingent canadien-français
En août 1914, lors de l’entrée en guerre du Canada, alors dominion de l’Empire britannique, la population du pays est appelée à prendre part au conflit. En l’espace de deux mois, un premier contingent de volontaires est constitué et embarque pour l’Europe. Parmi ces hommes, les anglophones représentent la grande majorité. Plus de 60 % d’entre eux sont d’ailleurs des immigrants récents nés au Royaume-Uni, qui répondent à l’appel de « la mère patrie ». À l’inverse, les Canadiens-Français – vivant au Québec ou dans d’autres régions francophones du pays – se montrent dès le début du conflit très réticents à l’égard de ce recrutement. « Les sources officielles de l’époque mentionnent qu’ils représentaient moins de 3,5 % du premier contingent du corps expéditionnaire canadien envoyé en Angleterre entre le 29 septembre 1914 et le 31 mars 1915, soit 1 245 volontaires sur 36 267 », détaille à FRANCE 24 Béatrice Richard, professeure au Collège militaire royal de Saint-Jean-sur-Richelieu, et invitée au colloque de Paris.
Les affiches de recrutement placardées sur les murs des villes québécoises n’y font rien. Les Canadiens-Français sont peu nombreux à choisir de porter l’uniforme. Pour Béatrice Richard, plusieurs raisons permettent de comprendre ce refus. « Depuis la cession du Canada à l’Angleterre en 1763, la population canadienne française n’entretient pas de liens avec la France et n’a donc pas développé de sentiments patriotiques à son égard », explique cette historienne spécialiste de cette période. « Cela s’explique aussi en grande partie par le fait que pour cette population majoritairement rurale, s’engager dans une guerre lointaine et prolongée met en péril l’économie familiale. Si les hommes valides partent, qui s’occupera de la terre ? »
À l’époque, les Canadiens-Français craignent également d’intégrer une armée nationale dont le cadre est de tradition britannique. Comme l’explique Marcelle Cinq-Mars, archiviste principale à Bibliothèque et Archives Canada, elle aussi participante du colloque des Invalides : « L’entraînement et les ordres sont donnés en anglais. Sauf quelques très rares exceptions [comme le 22e bataillon constitué de Canadiens-Français, NDLR], les unités canadiennes au front sont uniquement anglophones. On comprend aisément le malaise d’un Canadien-Français ne parlant que le français pour s’enrôler ».
« Le commencement d’une révolution »
Mais en 1917, l’heure n’est plus au volontariat. Les batailles de la Somme et de la crête de Vimy ont décimé les rangs canadiens, respectivement 24 000 et 3 000 morts. L’armée du pays manque cruellement de soldats. Sous la pression des Britanniques, le gouvernement du Premier ministre conservateur Robert Borden décide d’adopter en août 1917 une loi sur le service militaire obligatoire. Cette décision creuse encore un peu plus le fossé entre les différentes communautés dans le pays. Alors que les médias anglophones critiquent les francophones pour leur « lâcheté », l’élite canadienne-française affirme son opposition à la conscription. Le chef nationaliste québécois Henri Bourassa fustige alors l’impérialisme britannique en déclarant que « les ennemis de la langue française, de la civilisation française au Canada ne sont pas les boches mais les anglicisants du Canada anglais » et en annonçant que la conscription marquera « le commencement d’une révolution ».
Mais en décembre, Robert Borden est réélu à la tête du gouvernement canadien et la conscription est bien mise en place. Un mois plus tard, les premiers conscrits sont appelés. Sur 400 000 hommes âgés de 20 à 35 ans, seuls 20 000 se présentent. Alors que la plupart d’entre eux ont pour des raisons valables bénéficié d’une exemption, d’autres ont tout simplement choisi de disparaitre dans la nature. « Un total de 68 % des réfractaires se concentrent au Québec, soit 18 827 hommes sur un total de 27 631 pour tout le Canada. Ces hommes ont fui les autorités par tous les moyens, certains se cachant dans des camps de bûcherons », précise l’historienne Béatrice Richard.
Un défilé anti-conscription dans les rues de Montréal en mai 1917
Cinq morts à Québec
Les tensions culminent au printemps 1918. À Québec, un jeune conscrit est arrêté le 28 mars car il ne porte pas sur lui son certificat d’exemption. Même s’il est relâché rapidement, la foule se masse pendant plusieurs jours dans la ville pour protester contre la conscription. Pour réprimer l’émeute, le gouvernement autorise l’envoi de troupes. « Mille deux cents soldats étaient arrivés de l’Ontario, alors que d’autres étaient dépêchés des provinces de l’Ouest. Lorsque quelques coups de feu éclatèrent, les troupes ouvrirent le feu sur les émeutiers. Les rapports officiels font état de 32 blessés et 5 morts parmi la foule, dont un adolescent », raconte Marcelle Cinq-Mars, qui a étudié les documents de l’époque. Le 2 avril 1918, la population de la province se réveille sous le choc. « Les militaires font leur œuvre de mort tandis que pierres, glaçons, briques volent de tout côté. Le règne de la soldatesque », titre ainsi le journal « La Presse ».
La Une du journal « La Presse » après les émeutes du 1er avril 1918
Les appels au calme lancés à travers le pays finissent toutefois par faire revenir l’ordre. Les manifestations hostiles à la conscription prennent fin, et le 22e bataillon « canadien-français » (qui compte 1 074 morts et 2 887 blessés sur un effectif total de 5 919 militaires) est même célébré à son retour du front en 1919. Mais le souvenir de ces événements restera pour longtemps gravé dans la mémoire du Québec, et les tensions seront ravivées au cours d’une nouvelle crise de la conscription en 1942 en pleine Seconde Guerre mondiale.
Pour certains historiens, comme Desmond Morton, les désaccords de la Grande Guerre ont ainsi transformé le Canada en « un pays formé de deux nations ». Pour Marcelle Cinq-Mars, ce jugement est cependant à relativiser : « On retrouve la notion de deux nations au Canada bien avant la Première Guerre mondiale. Il faut certes reconnaître que la crise de la conscription a envenimé et exacerbé la division ». Un avis partagé par son homologue Béatrice Richard : « Cette crise n’a fait que révéler au grand jour le fossé socio-économique, culturel et religieux qui séparait les deux communautés depuis la Conquête de 1760 ».
Malgré l’impact de ces événements sur la société québécoise, la Grande Guerre reste un sujet assez méconnu dans cette province en comparaison avec la Seconde Guerre mondiale. « À quelques exceptions près, les historiens canadiens-français n’ont commencé à écrire qu’assez récemment sur la Première Guerre mondiale, disons à partir des années 2000″, note Béatrice Richard. » Le centenaire, je l’espère, incitera les historiens à rattraper le temps perdu. »