Interview de Christophe Ventura – IRIS, 2 janvier 2020
Arrivé au pouvoir démocratiquement il y a
quatorze ans, Evo Morales déclarait « Somos présidente », nous sommes président,
pour désigner la base populaire et les organisations sociales. Son combat
contre des inégalités profondes et sa politique de nationalisations n’ont pas
fait que des adeptes. Elu pour la quatrième fois à la majorité le 20
octobre 2019 contre son principal opposant Carlos Mesa, avec un peu plus de 10
% d’écart, le premier président indigène était contraint de démissionner le 10
novembre sous la pression de l’armée. Chercheur à l’Institut de relations
internationales et stratégiques, Christophe Ventura livre son analyse.
Quels sont selon vous les
éléments qui permettent de parler d’un coup d’Etat ?
Ce qui s’est déroulé en Bolivie n’est pas
directement un putsch militaire, mais à partir du moment où ce qui s’est passé,
à savoir une rupture de l’ordre constitutionnel, est le résultat d’une
intervention de l’armée dans un conflit politique civil, on peut parler d’un
coup d’Etat. L’armée s’est ingérée dans une sphère qui ne lui appartient pas.
Quand elle « suggère » – c’est l’expression utilisée par le chef d’état-major –
la démission d’un président élu et en fonction, on est dans ce qu’on appelle un
coup d’Etat. De plus, que pouvait faire Evo Morales lâché par l’armée ?
Décliner sa « suggestion » ? Cette invitation à démissionner était un ultimatum
qui disait implicitement « si vous restez à la présidence, nous ne vous reconnaîtrons plus ». L’intervention des
militaires a facilité la mise en place de nouvelles autorités non élues, à la
tête desquelles est installée une présidente de droite autoproclamée. Ce
nouveau gouvernement est de surcroît fortement tributaire de l’armée et des
forces de police. Il leur donne des pouvoirs de répression disproportionnés,
incompatibles avec les standards démocratiques traditionnels.
Evo Morales, paysan, Aymara,
syndicaliste… Etait-ce trop pour certains ?
Manifestement oui. Son élection n’a jamais été
acceptée par une partie de la population, plutôt blanche, aisée, de la classe
moyenne supérieure, bourgeoise. La confrontation couvait depuis longtemps. Pour
sa part, Evo Morales qualifie ce coup d’Etat de raciste contre les Indiens. Une
des caractéristiques de la période Morales est que sous ses présidences, les
élites de l’administration et de l’appareil d’Etat ont été partiellement
remplacées. Ainsi, il y a eu, dans les espaces de pouvoir et d’accès aux
ressources de l’Etat, la mise en place d’une nouvelle élite issue du mouvement
indigène. Les élites traditionnelles, blanches et issues de la période
post-coloniale, n’ont pas supporté ces évolutions et l’esprit de revanche est
puissant parmi elles. Mais la difficulté pour Evo Morales est que ces dernières
années, il a également perdu des soutiens significatifs au sein de ses bases
populaires et des nouvelles « classes moyennes » issues de ses politiques
économiques et sociales. Ces dernières ont rejoint le mouvement de contestation
politique et électoral, critiquant notamment le fait de sa nouvelle candidature
en 2019, c’est indéniable. Mais ce mouvement est dans son ensemble
politiquement dirigé par son noyau de l’ultra-droite désormais au pouvoir.
Peut-on voir un lien avec le coup
d’Etat du Honduras en 2009 qui a renversé Manuel Zelaya, les évictions de
Fernando Lugo au Paraguay en 2012 et de Dilma Rousseff au Brésil en 2016 ?
Je serais prudent. Il n’y a pas de modèle type.
On voit bien sûr toujours un peu les mêmes acteurs qui se coalisent contre un
gouvernement « progressiste ». La droite proche des militaires, le soutien des
médias dominants, du secteur privé et, sur le plan géopolitique, de Washington.
Mais chaque scénario est différent et répond à des configurations spécifiques.
Quel est le véritable enjeu de
ce coup d’Etat ?
Le vrai enjeu est de récupérer l’appareil
d’Etat. Le but est de casser le pouvoir mis en place depuis quatorze ans. La
présidentielle de 2019 amenait à cinq ans de plus… Derrière, cela signifie :
qui accède aux élites, à la mobilité sociale, au contrôle et à la gestion des
ressources naturelles du pays, qui décide des alliances stratégiques que le
pays va développer au niveau régional : avec le Venezuela, Cuba, les pays de
l’Alba, avec les pays de droite, Brésil, Chili, l’opposant Juan Guaido au
Venezuela, au niveau international, avec les Etats-Unis, la Chine, la Russie.
Les années Morales ont
pourtant été une réussite à bien des égards…
On peut parler des performances de l’économie
bolivienne, une des plus importantes en Amérique latine en termes de
croissance, 4 % par an, d’équilibre des comptes budgétaires, de maîtrise de
l’endettement, etc. A partir de 2006, Evo Morales a commencé à nationaliser ou
renforcer l’implication de l’Etat dans des secteurs stratégiques, comme
l’extraction des hydrocarbures, les mines, l’eau, le téléphone, l’électricité…
Les priorités ont été émises sur les salaires, les programmes sociaux, la
santé, l’enseignement, les infrastructures. La classe moyenne a bénéficié de tout
cela, mais les classes privilégiées, plus favorables aux Etats-Unis, sont
opposées à des rapprochements trop marqués avec la Chine ou la Russie. Les
alliances avec les pays de l’Alba, le Venezuela, Cuba, elles n’en veulent pas.
D’ailleurs, une des premières décisions de Jeanine Anez, autoproclamée
présidente par intérim, a été de reconnaître Juan Guaido, qui s’est
autoproclamé président du Venezuela pour contrer Nicolas Maduro.
Peut-on faire un parallèle
avec le Chili d’Allende ?
Je ferais juste une remarque. Pour une gauche au
pouvoir, qui entend réellement transformer la politique et la société
démocratiquement, notamment politiques, économiques et sociales, c’est très
difficile. Il faut constamment faire face aux oppositions politiques
représentatives d’une fraction importante de la population, et aux autres
pouvoirs de fait et puissants de la société qui peuvent les soutenir activement
: secteur privé et financier, médias dominants, appareil d’Etat. Il y a aussi
d’autres interférences et tentatives de déstabilisation extérieures. Tous ces
acteurs, souvent coalisés, disposent d’un registre d’intervention qui peut
osciller, selon les stratégies et les moments de la confrontation, entre
l’action démocratique et la déstabilisation. Tout cela entrave, assèche,
épuise, retarde, détourne, crispe, altère… S’il n’y a plus de mobilisation
permanente de leurs bases organisées et militantes, s’il n’y a plus de
vigilance collective pour consolider et défendre le cas échéant les avancées
partielles, s’il n’y a pas de démocratisation continue de l’organisation de la
société, ces gauches parvenues au pouvoir d’Etat sont souvent très fragiles
lorsqu’elles sont attaquées par l’oligarchie. Mais ces niveaux d’exigence
sont-ils possibles et praticables en permanence ?
Tout est-il perdu pour Evo
Morales ?
Des élections ont été annoncées en mars 2020 et
le régime en place décide qui a le droit de participer. Le parti d’Evo Morales,
le Movimiento al Socialismo (MAS), peut se présenter, mais sans avoir le droit
de présenter ses éléments les plus fédérateurs. Evo Morales a annoncé qu’il
acceptait cette décision, mais qu’il souhaitait être le coordinateur de la
campagne pour son parti. Le pourra-t-il ? Cela sera-t-il suffisant ?
Que peut-on attendre dans
l’immédiat ?
Le pays plonge dans une crise politique que la
prochaine élection pourrait ne pas solutionner. On risque d’avoir un pouvoir
revanchard qui peut détricoter brutalement ce qui a été construit durant les
années Morales, sauf si le MAS réussit à l’emporter. On peut penser que la
crise bolivienne est encore devant nous et qu’elle va continuer sous d’autres
formes après les élections. Des plaies sont ouvertes, qui ne vont pas se
refermer en quelques semaines ou mois. Le MAS est décapité et déstabilisé, des
divisions peuvent surgir en son sein. Mais d’autres peuvent également poindre
parmi les nouveaux maîtres du pays, entre les franges les plus radicales et
fondamentalistes de la droite aux avant-postes et les autres composantes de
cette opposition idéologiquement plus modérées. Leur principal point de
ralliement, l’élimination de Evo Morales, est atteint. Il n’est plus là. Le
plus dur commence aussi pour eux.