Bolivie : les fragilités du MAS

 Emily Achtenberg, Rebel Currents, NACLA, 10 janvier 2020

Les Boliviens se rendront de nouveau aux urnes le 3 mai pour la première élection présidentielle en 18 ans sans Evo Morales comme candidat.

Le vote de « relance » – pour le président, le vice-président et les membres de l’Assemblée législative plurinationale (ALP), qui sera bientôt suivi par les élections régionales – a été convoqué par la présidente de transition bolivienne, Jeanine Añez, qui a pris le pouvoir après la démission forcée de Morales le 10 novembre dans un coup d’État civico-militaire. Une loi adoptée le 24 novembre a annulé les résultats de l’élection contestée du 20 octobre qui a conduit à l’éviction de Morales, tout en garantissant une place pour son parti le Mouvement vers le socialisme (MAS) au scrutin. Mais elle a également ratifié la disposition constitutionnelle existante qui interdit aux candidats, y compris Morales, de briguer plus de deux mandats consécutifs.

La loi sur les élections a été adoptée à l’unanimité par la législature contrôlée par le MAS, dans le but de désamorcer la violence meurtrière qui a convulsé le pays pendant des semaines après le vote contesté du 20 octobre. Au moins 35 personnes ont été tuées et 700 ont été blessées dans le conflit postélectoral, presque toutes après le coup d’État.

Parallèlement à la loi électorale, les négociations menées par l’Église catholique, l’Union européenne et les Nations Unies ont forcé le gouvernement Añez à retirer ses troupes des zones de conflit civil et à annuler un décret controversé accordant l’impunité aux militaires pour réprimer les manifestations sociales. En échange, les manifestants anti-coup d’État ont levé les barrages routiers massifs qui avaient paralysé les livraisons de nourriture et de gaz aux villes pendant des semaines, permettant ainsi de déclarer une trêve effective avec la promesse d’élections imminentes.

Les partisans d’Añez prétendent que les élections seront une étape importante vers le rétablissement de la normalité politique et de la démocratie en Bolivie. En réalité, alors que les massacres et les affrontements violents ont cessé, le pays reste très polarisé et politiquement instable, avec des tensions explosives mijotant sous la surface. Cela est dû en grande partie au discours de confrontation et aux actes de vengeance d’un régime de facto qui gouverne largement en dehors de son mandat de «gardien», alimentant la division et érodant les perspectives d’une réconciliation politique pacifique.

Les errements du nouveau gouvernement

Comme cela a été rapporté, Jeanine Añez, une obscure sénatrice de droite de la région des basses terres de Beni, a accédé à la présidence à cause d’un vide du pouvoir – créé par la démission de plusieurs dirigeants massistes de leurs postes responsables dans l’ALP à la suite du départ de Morales. Le parti d’Añez n’avait obtenu que 4% des suffrages en octobre et elle-même n’a pas été candidate. Selon certains témoignages, la direction du MAS a accepté sa succession dans un moment de désespoir, en échange de la promesse d’un passage sûr de Morales hors du pays.

Añez a assumé la présidence avec le soutien de l’armée et de la Cour constitutionnelle – la même institution qui avait auparavant confirmé le « droit » de Morales de briguer un quatrième mandat présidentiel. Cependant, elle n’a pas obtenu le quorum législatif requis par la Constitution pour la succession présidentielle. Selon des récits contradictoires, les députés du MAS ont boycotté la session ou, préoccupés par les menaces à leur sécurité, sont restés à l’écart. Malgré son mandat limité en tant que président « intérimaire » chargée uniquement de préparer le pays à de nouvelles élections, Añez a remplacé le cabinet de Morales par une nouvelle équipe dirigeante étroitement liée aux secteurs de droite. Au cours des huit dernières semaines, un régime élu par personne a lancé une campagne agressive et vindicative pour saper le MAS en renversant sa politique, en persécutant ses dirigeants et en intimidant ses partisans. Dans ce qui n’est évidemment pas une coïncidence, ces tactiques ont servi à dynamiser la base conservatrice du régime avant les prochaines élections.

Répression

Pour commencer, Añez a déployé les forces armées pour réprimer les manifestants anti-coup d’État autochtones à Sacaba et Senkata, faisant 19 morts et plusieurs centaines de blessés. Dans son récent rapport , la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) a qualifié ces incidents de massacres, avec des violations massives des droits de l’homme commises par l’armée en vertu du décret gouvernemental sur l’impunité illégale. À ce jour, le gouvernement intérimaire a refusé d’accepter la responsabilité de ces homicides. La CIDH a appelé à une enquête indépendante. Le régime a émis un mandat d’arrêt d’Interpol contre Morales, l’accusant de terrorisme et de sédition pour avoir prétendument incité au « siège des villes» mené par des manifestants affiliés au MAS après le coup d’État. Morales, actuellement réfugié politique en Argentine, a réuni une formidable équipe de défense juridique internationale avec l’aide du président argentin Alberto Fernández, qui inclut le célèbre juriste espagnol Baltazar Garzón.

Chasse aux sorcières

Pendant ce temps, neuf anciens responsables du MAS sont enfermés dans l’ambassade du Mexique à La Paz, après s’être vu refuser un passage au Mexique par le gouvernement Añez. Añez a récemment provoqué un tollé international en expulsant trois hauts diplomates espagnols et mexicains qui auraient comploté l’évasion des demandeurs d’asile.

À ce jour, plus de 100 fonctionnaires du MAS ont été arrêtés ou font face à des accusations criminelles, allant du terrorisme à la fraude électorale en passant par l’utilisation abusive des ressources de l’État. Añez a annoncé que plus de 600 personnes associés à l’ancien régime font l’objet d’enquêtes. Dans le Chapare, la région où on cultive la coca, qui a toujours été un bastion du soutien du MAS, et qui est l’épicentre de la résistance anti-coup d’État, les résidents font face à de sévères représailles de la part du gouvernement. À la suite de la mutinerie policière des 7 et 8 novembre – un événement clé menant au coup d’État – les manifestants ont incendié un hôtel touristique local appartenant à Arturo Murillo (aujourd’hui ministre de l’Intérieur) et incendié les neuf commissariats de police, provoquant la fuite de la police et l’abandon de responsabilités pour les opérations de sécurité aux gardes de la fédération des syndicats de coca. Murillo a menacé de priver de leurs droits toute la région lors des prochaines élections si la police n’était pas autorisée à rentrer. Au vu du discours anti-drogue pur et dur émanant désormais du palais présidentiel, les producteurs de coca anticipent une répression qui pourrait compromettre leurs moyens de subsistance et le système réussi de production de coca sous contrôle communautaire inauguré par Morales[1].

Censure

La censure de la presse s’accroît sous le nouveau régime. TeleSUR, Russia Today et d’autres réseaux médiatiques étrangers ont été supprimés du réseau câblé national, tandis que 53 stations de radio communautaire ont été fermées. Alors que la nouvelle ministre des Communications a renoncé à son engagement antérieur de réprimer la liberté d’expression, trois journalistes ont été arrêtés le 1er janvier et accusés de terrorisme et de sédition pour avoir critiqué le gouvernement sur les réseaux sociaux.

Retournement de la politique étrangère

Le régime a révisé la politique étrangère du gouvernement MAS, déplaçant les allégeances au Venezuela du président Maduro au chef de l’opposition rebelle Juan Guaidó, rétablissant les relations diplomatiques avec les États-Unis et Israël et expulsant 700 médecins cubains qui étaient l’épine dorsale du système de santé publique de Morales. Il a retiré la Bolivie des alliances de gauche ALBA et UNASUR et rejoint le groupe de Lima soutenu par les États-Unis. Pendant ce temps, l’administration Trump a levé une interdiction de longue date de l’aide étrangère à la Bolivie, imposée lorsque Morales n’avait pas coopéré avec les efforts américains de lutte contre les stupéfiants.

Les vieux démons du racisme

Le ministre du Développement d’Añez a déclaré son soutien à la privatisation des entreprises publiques et à la réduction de l’État, suscitant le spectre d’un retour aux politiques d’austérité passées et au contrôle de l’économie – y compris des ressources naturelles telles que le lithium – par les sociétés transnationales. De plus, le discours raciste de la présidente par intérim – allant des tweets antérieurs méprisant les célébrations autochtones « sataniques » aux commentaires plus récents qualifiant les dirigeants du MAS de « sauvages » – suggère à de nombreux Boliviens autochtones que les gains importants réalisés dans le cadre des politiques de décolonisation de Morales sont à risque d’être démantelés. 

Le MAS face à l’élection

Le calendrier électoral établi par le gouvernement intérimaire, plus long que prévu initialement, laisse davantage de temps à Añez pour faire des dégâts. Par ailleurs, les délais pour l’enregistrement des partis (24 janvier) et la sélection des candidats (3 février) sont relativement courts.

Face à tous ces défis de taille, le MAS a du mal à se réaligner et à identifier une nouvelle liste présidentielle. On pouvait s’y attendre, sans Morales en tant que force charismatique d’unification et de contrôle du parti, des factions concurrentes ont émergé, ainsi que des expressions de dissidence qui n’étaient pas visibles dans le passé.

Pourtant, Morales reste très visible en tant que directeur de campagne officiel du parti opérant depuis l’Argentine, commentant fréquemment les médias sociaux. Depuis le coup d’État, une aile dissidente plus modérée du parti a pris de plus en plus d’importance, en particulier à l’Assemblée législative, où la nouvelle présidente du Sénat, Eva Copa, a mené des négociations avec le gouvernement Añez. Copa, 32 ans et représentant la ville autochtone d’El Alto, a ouvertement critiqué l’aile dure du MAS la plus proche d’Evo en Argentine, comme un « groupe privilégié » qui a endommagé le parti. Elle a accusé Adriana Salvatierra, qui a démissionné de son poste de direction du Sénat après le coup d’État, d’avoir cédé la présidence à l’opposition dans le but de sauver son père (un ancien ministre du MAS) de poursuites judiciaires. Copa défend son pragmatisme législatif – attaqué par certains de complicité avec le régime – comme une stratégie nécessaire pour sortir de la crise politique actuelle. « Nous n’avions pas d’argent pour nous échapper », dit-elle, «nous devons donc faire face aux conséquences.» Elle a nié tout intérêt à briguer la présidence, tout en mettant au défi les dirigeants du parti de s’assurer que sa politique ne soit pas dictée de l’Argentine, de sorte qu’elle reflète un consensus populaire rejoignant les bases du parti en Bolivie.

L’opposition divisée

Les forces de l’opposition sont également divisées, mais elles tentent de prendre des mesures vers une plus grande unité. Trois candidats qui ont participé aux élections d’octobre ont déclaré leur intention de se présenter à nouveau : Carlos Mesa, l’ancien président de centre-droit qui était le principal rival de Morales (il avait obtenu 36,5% des voix), Chi Hyun Chung, un conservateur évangélique qui avait reçu 8,8% des scrutins et Félix Patzi, gouverneur Aymará de La Paz (il avait obtenu 1,25%).[2]

Parallèlement, Luis Fernando « Macho » Camacho, le chef civique charismatique de Santa Cruz catapulté au premier plan comme le visage populaire du coup d’État contre Morales, a annoncé sa candidature. Cette personnalité bien connue de la nouvelle élite économique de Santa Cruz, est à la tête d’une entreprise familiale opérant l’assurance, l’agro-industrie et la distribution de gaz naturel. Camacho a des liens étroits avec l’extrême droite, en tant qu’ancien directeur de l’ Union Juvenil Cruceñista, un groupe de jeunesse paramilitaire proto-fasciste connu pour avoir battu et humilié publiquement des peuples autochtones à Santa Cruz pendant la révolte sécessionniste de 2006-2008. Camacho, surnommé « le Bolsonaro de Bolivie », est également associé aux chrétiens évangélistes de droite. Lorsqu’il a pénétré dans le palais présidentiel à la suite du départ de Morales, il a posé une bible sur le drapeau, C’est la combinaison agressive de la « bible et des balles », selon les analystes politiques Pablo Stefanoni et Fernando Molina, qui a réussi à radicaliser les protestations régionales dirigées par la classe moyenne contre Morales et à les canaliser dans un coup d’État national policier-civique-militaire. Dans le processus, le leadership de centre-droit plus modéré de Mesa a été éclipsé.

Camacho a également fait preuve d’une compétence politique considérable pour tendre la main aux secteurs populaires disparates qui ont accumulé des griefs contre Morales, notamment les cultivateurs de coca dissidents des Yungas, les mineurs, les travailleurs des transports et même certaines organisations paysannes. Plus particulièrement, son colistier désigné pour le vice-président est Marco Pumari, le fils d’un mineur autochtone qui a mené une longue lutte populaire autour de l’extraction du lithium à Potosí, ainsi que les récentes manifestations anti-Morales dans la région. La candidature Camacho-Pumari a été annoncé en grande fanfare avec un programme en 14 points pour une « Bolivie unie, avec dignité, liberté et démocratie », offrant l’image de l’unité populaire est-ouest pour démentir ses racines élitistes et revanchistes.

Selon l’ anthropologue Nicole Fabricant, pour vaincre les forces ascendantes de droite boliviennes nourries et fortifiées par le régime Añez, il faudra un large front uni des groupes de gauche, au-delà de la division historique pro et anti-Morales. Pour le MAS, le choix d’une liste présidentielle plus indépendante de Morales pourrait aider à séduire les secteurs d’opposition populaires. Pour la gauche anti-Morales, qui est restée étrangement silencieuse concernant les abus du régime d’Añez, prendre position contre la persécution politique, le discours raciste et l’érosion de la démocratie sous le gouvernement de facto pourrait largement contribuer à la réconciliation.


[1] À ce sujet voir Linda C. Farthing and Kathryn Ledebur, Habeas Coca: Bolivia’s Community Coca Control.

[2] Patzi depuis s’est retiré de la course.