Bras de fer États-Unis – CHINE : nécessité d’un non-alignement numérique

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Par Parminder Jeet Singh, dans le dernier numéro d’Alternative sud: Impasses numériques trouvé sur CETRI, publié le 16 avril 2020

En dépit de la prépondérance des acteurs états-uniens, la Chine a réussi à s’imposer comme l’autre puissance mondiale de l’ère numérique. Sur fond de bouleversement de l’ensemble de l’économie sous l’effet de la numérisation, un bras de fer géopolitique est à l’œuvre entre les deux géants. Pour s’en affranchir, une stratégie de non-alignement et de mise en place d’une écologie numérique ouverte doit être menée par les autres pays.

L’événement pourrait bien être historique. Alors que le monde est en plein boom numérique, les États-Unis ont inscrit Huawei sur liste noire. Au-delà de leur prédominance dans le domaine des systèmes de communication et d’information, quelques sociétés Internet américaines ont, au cours de la dernière décennie, commencé à mettre la main sur des secteurs physiques tels que la vente au détail et le transport, et à s’imposer dans d’autres secteurs tels que la santé et l’éducation. À l’instar de la mécanisation lors de la révolution industrielle, à l’ère de l’économie numérique, l’intelligence basée sur les « données » bouleverse totalement la plupart, si pas tous les domaines et secteurs de l’activité économique.

Prenant appui sur un réseau Internet à l’échelle mondiale, l’économie numérique, et ses flux de données majoritairement sans frontière, s’est construite comme un espace unique. Même si l’intelligence numérique basée sur les données est son principal moteur, elle repose sur de nombreuses couches, allant des réseaux physiques en passant par les puces informatiques et les dispositifs utilisateurs jusqu’aux logiciels et applications. Or, jusqu’à présent, pratiquement toutes ces couches étaient aux mains de sociétés américaines, faisant des États-Unis le noyau autour duquel gravite l’économie numérique mondiale. C’était sans compter la Chine qui est venue troubler la fête…

La Chine a en effet réussi à s’imposer comme puissance mondiale dans le secteur du numérique. Après une phase de panique de la part des instances politiques sur le rôle potentiellement perturbateur d’Internet, des stratégies savamment élaborées ont permis d’exploiter celui-ci afin de promouvoir l’industrie numérique nationale chinoise. Une combinaison de plusieurs facteurs a entraîné l’émergence en apparence soudaine de géants numériques chinois dans quasiment tous les secteurs : le « Grand Firewall de Chine », le milliard et quelque de locuteurs chinois, la solidité de la toute nouvelle classe moyenne aisée et entrepreneuriale issue d’une révolution industrielle très réussie, l’étroit soutien du gouvernement, etc.

Après s’être emparée de l’énorme marché chinois avec brio, ces entreprises sont désormais en passe de conquérir le monde. Leur génie industriel a déjà permis au pays de s’approprier le marché des appareils et des équipements de télécommunication. À présent, les entreprises chinoises spécialisées dans les plateformes numériques à base de données s’aventurent sur les marchés asiatiques et bien au-delà, ébranlant par là-même la domination des États-Unis.

La concurrence entre Amazon et Alibaba, ou encore entre Uber et Didi, a rendu la scène économique internationale très intéressante. Tout à coup, le monopole numérique américain devait faire face à de la concurrence, un phénomène en principe positif pour l’économie mondiale. Les entreprises numériques des deux pays sont entrées dans des batailles féroces aussi bien au sein qu’à l’extérieur de leurs frontières. En effet, les marchés tant états-unien que chinois, et la totalité des chaînes d’approvisionnement, revêtent une importance capitale pour bon nombre d’entre elles. Cela a notamment conduit à la formation de réseaux et d’alliances numériques sino-américains. Le partenariat conclu par Baidu avec Ford pour son application de transport en est un bon exemple.

Bras de fer géopolitico-numérique

Le numérique est tout sauf un secteur comme les autres. Il englobe d’importants enjeux économiques et sociaux. Son contrôle entraîne une concurrence sur les plans politiques et stratégiques telle qu’aucune entente entre les deux superpuissances n’est envisageable sur le long terme. Le leadership mondial au niveau économique est un sujet déjà très sensible. Mais les intérêts stratégiques, sécuritaires et même militaires à long terme impliqués par l’économie numérique entraînent encore plus de contentieux.

Hors caméras, les gouvernements des deux superpuissances numériques jouent une sorte de jeu d’échecs géopolitique. Des sociétés telles que Google et Microsoft sont connues pour soutenir les intérêts des États-Unis. C’est aussi Jeff Bezos, le patron d’Amazon, qui, pour justifier sa collaboration avec l’armée américaine, a récemment déclaré que les intérêts d’un si grand pays devaient être défendus. Même son de cloche pour le PDG de Google, Sundar Pichai, qui a assuré que Google s’engageait à soutenir l’armée américaine, et non l’armée chinoise. Quant à la Chine, son capitalisme d’État et ses aspirations mondiales ne sont plus un secret pour personne.

En 2017, la victoire de l’intelligence artificielle (IA) de Google contre le champion du monde de Go, un jeu chinois plus complexe que les échecs, a ébranlé l’opinion publique du géant asiatique. Quelques mois plus tard, la Chine rendait publique sa stratégie d’innovation en matière d’IA, annonçant par là-même son intention de dominer ce marché pour 2030. Une telle déclaration aurait pu sembler trop prétentieuse. Pourtant, très rapidement, les exploits chinois en matière d’intelligence artificielle et sa course à la suprématie contre les États-Unis ont fait la une des médias occidentaux.

Comme souligné par la revue états-unienne Wired, les chinois publient plus de travaux de recherche dans ce domaine que les américains et la qualité de ceux-ci devrait en outre égaler celle de leurs homologues d’ici 2020. Il s’agit là d’une ascension remarquable pour un pays pas très évolué en matière de logiciel ou de numérique sur le plan mondial il y a quinze ans d’ici et dont la qualité des produits faisait souvent la risée de tous. Aujourd’hui, alors que les produits Huawei sont les moins coûteux, cette société détient plus de brevets 5G que toute autre entreprise au monde et se voit généralement considérée comme le leader de cette technologie à l’échelle planétaire. Si, comme le dévoile un document du Conseil de sécurité national américain jusqu’à présent classé secret, la Chine parvient à dominer l’industrie des réseaux de télécommunication, « elle deviendra la grande gagnante tant sur les plans politique et économique que militaire ».

En mettant Huawei sur liste noire, les États-Unis ont directement frappé les deux points faibles de sa chaîne de valeur numérique, communs à l’ensemble des entreprises chinoises du secteur. D’une part, Google a privé Huawei de l’utilisation de son système d’exploitation mobile Android et des services connexes. D’autre part, la société britannique ARM, dont les puces équipent la plupart des mobiles de la marque, a mis fin à toutes ses livraisons.

Le géant chinois ne s’est pas pour autant laissé abattre. Huawei est en effet en train de développer son propre logiciel d’exploitation mobile et a déclaré disposer d’un stock amplement suffisant de puces électroniques. De fait, il y a quelques années, la Chine s’est rendu compte de sa vulnérabilité en la matière. Des milliards de dollars de fonds publics et privés ont dès lors été investis dans la production sur le territoire national. Il ne lui faudra donc pas longtemps avant de combler ses lacunes et de maîtriser complétement la chaîne de valeur numérique de bout en bout. Le « Huawei Gate » ne fera qu’accélérer le processus en marche. Il permet à la Chine, tout comme aux États-Unis d’ailleurs, de justifier des investissements massifs dans des infrastructures nationales de classe mondiale pour tous les secteurs du numérique.

Les services de « cloud computing » d’Alibaba talonnent déjà ceux du leader mondial Amazon. Les moteurs d’intelligence artificielle de Baidu rivalisent quant à eux avec les meilleures technologies de Google, d’Amazon, de Microsoft et de Facebook. Beaucoup clament que l’effervescence numérique et le rythme de l’innovation dans ce secteur sont bien supérieurs en Chine que dans le monde occidental.

Le cas de Huawei n’est que le dernier en date d’une longue série de mesures similaires prises par les États-Unis pour contrer l’émergence de la puissance numérique chinoise. L’année dernière, par exemple, les Nord-Américains ont interdit au groupe Alibaba d’acheter MoneyGram, une entreprise états-unienne de transferts de fonds, et ont imposé un embargo sur les ventes de fournitures à la société chinoise de téléphonie mobile ZTE. Ce nouvel incident constitue toutefois un point d’inflexion important dans les relations numériques sur le plan mondial.

Intégration verticale dans l’espace numérique

Le monde du logiciel et d’Internet s’est construit autour de différentes sociétés fabriquant des puces, du matériel, des réseaux et des applications. Aujourd’hui, les géants américains tels que Google, Amazon et Facebook fabriquent leurs propres puces. Au-delà du clivage géopolitique, les grandes entreprises numériques craignent de devoir dépendre d’une autre société pour l’approvisionnement en maillons critiques de leur chaîne de valeur. Ceci illustre bien l’importance des enjeux du numérique et explique la férocité de la concurrence à la suprématie.

Récemment, l’opinion publique occidentale, y compris américaine, s’est largement mobilisée pour exiger la maîtrise, voire le démantèlement, des méga-firmes numériques. La menace chinoise s’est révélée utile pour les entreprises ciblées, qui prétendent que de telles mesures pourraient réduire à néant la suprématie des États-Unis. Elles en ont par là même appelé leur pays à adopter une posture géopolitique en matière d’économie numérique, et non une approche purement tournée vers leurs concitoyens. Inutile par ailleurs de douter des étroites connexions entre les sociétés chinoises et leur gouvernement. Tout en devenant de plus en plus intégrée, l’offre numérique mondiale va probablement s’organiser autour des deux pôles principaux que sont les États-Unis et la Chine et scinder le monde virtuel en deux. Il s’agit là d’une logique structurelle émergente mais fondamentale de la numérisation mondiale.

Tous les autres pays se trouvent dès lors confrontés à un dilemme d’une ampleur considérable. L’intelligence numérique basée sur les données et les plateformes correspondantes sont essentielles pour la réorganisation et le contrôle de presque tous les secteurs. Le cœur de ces derniers repose sur un véritable arsenal numérique composé de puces, d’équipements réseaux et d’appareils personnels, de logiciels et d’applications multiples, etc. Ces pays devront donc peut-être faire le choix d’un alignement numérique soit avec les États-Unis, soit avec la Chine. Au début, il pourrait être question d’une solution mixte. Mais petit à petit, alors que même les normes techniques se diversifieront selon l’axe géopolitique, les options numériques auront tendance à se réduire en poussant au rapprochement vers l’une ou l’autre superpuissance.

L’omniprésence du digital a fait des applications de sécurité numérique un facteur clé de la sécurité globale, constamment au cœur des préoccupations de toute nation. La sécurité numérique oriente en effet fortement leur choix en matière de puces, de dispositifs, de réseaux, de logiciels, d’applications, d’intelligence artificielle et de plateformes pour les principaux secteurs. Vu que tout raisonnement et choix au niveau de la sécurité restent géopolitiquement stratégiques, il en sera de même pour l’ensemble de la chaîne de valeur numérique. Les sphères économique, sociale, culturelle, politique et sécuritaire d’une société reposant toutes sur des bases infrastructurelles identiques, le choix qui s’effectuera au niveau du géo-alignement numérique sera donc complet et unitaire.

Malgré une détente temporaire probable vis-à-vis de Huawei et un assouplissement des tensions entre les États-Unis et la Chine, une logique à plus grande échelle et des forces en puissance nous conduisent vers un gouffre numérique dont il sera difficile de sortir. Il est effrayant d’imaginer à quoi ressemblera un monde scindé en deux sur le plan digital. Sans compter la dépendance aiguë dont souffriront les pays vis-à-vis de leur divinité numérique qui sera soit chinoise, soit américaine. Une fois que l’intelligence numérique qui gère les secteurs d’un pays sera détenue et contrôlée par des agents externes, les pays se retrouveront dans une situation de dépendance sans issue, bien pire qu’à l’ère industrielle.

Non-alignement numérique et écologie digitale ouverte

Dans de telles conditions, quelles options s’offrent à toutes ces nations qui ne sont pas des superpuissances numériques, telles que les pays européens ? Nous n’aborderons pas ici les idéaux romantico-nostalgiques du vieux continent persuadé de toujours détenir des atouts cachés lui permettant de l’une ou l’autre façon de reprendre la main sur la suprématie numérique. L’orientation appropriée serait de combiner une approche géopolitique de non-alignement numérique et une approche pratique d’encouragement et de mise en place d’une écologie et d’une chaîne de valeur numériques ouvertes bien encadrées. S’inspirant du mouvement de non-alignement de la période de la guerre froide, le non-alignement numérique signifierait des investissements économiques et politiques bien réfléchis permettant de garder l’économie et la société numériques à une certaine distance des produits et services digitaux provenant des deux superpuissances.

Comme lors du mouvement original de non-alignement, un aspect très important serait d’utiliser la force collective pour, d’une part, résister au pouvoir et aux incroyables attraits numériques auxquels ces pays seront soumis et, d’autre part, façonner soi-même des options numériques plus mixtes et ouvertes. Pour ce faire, il faudra encourager les industries nationales à participer de plain-pied et se garder assez de possibilités au niveau de la réglementation numérique.

Sur les plans technique, politico-juridique et économique, une écologie numérique plus ouverte est le complément idéal du non-alignement géopolitique. Il est urgent de développer des normes techniques ouvertes et publiques pour toutes les couches de la chaîne de valeur numérique. Cela inverserait la tendance à privilégier des normes propriétaires, qui courent le risquent d’être fractionnées, du moins dans une certaine mesure, par le fossé existant entre les États-Unis et la Chine. De telles normes ouvertes contribueraient également à atténuer les intégrations verticales, qui doivent absolument être contrées par des mesures réglementaires strictes et sans ambiguïté. Afin que tous les pays puissent facilement les mettre en œuvre, toutes les réglementations visant à promouvoir l’ouverture numérique devront être élaborées à l’échelle mondiale. Un ancrage politico-juridique sera vital pour protéger et permettre un développement du numérique au niveau local, notamment par le biais de lois mais aussi de moyens permettant à chaque pays de détenir et de partager des données.

Pour terminer, le commerce numérique transfrontalier et mondial appelle à des modèles économiques plus ouverts et plus innovants. Grâce à cela, les entreprises et les économies nationales se doteront de véritables capacités numériques qu’elles maîtriseront, au lieu de simplement les exploiter. Dans un premier temps, de tels modèles internationaux ouverts peuvent voir le jour dans des pays présentant actuellement de meilleures compétences numériques, comme certains pays européens, ainsi que dans de grands pays en voie de développement, comme l’Inde.

Huawei et la Chine étaient préparés au chantage numérique des États-Unis, et pourraient même l’utiliser à leur avantage. Par contre, à terme, d’autres nations fortement numérisées et dépendant de l’une ou l’autre de ces superpuissances se retrouveraient complètement démunies si elles devaient faire face à de telles menaces ou subir un chantage similaire. Il est fort probable qu’elles devront alors céder à toutes les exigences qui leur seront imposées. Il est peut-être encore temps d’anticiper et de se préparer à un tel avenir, voire de l’éviter. Même s’il semble se rapprocher à grands pas.