Christophe Ventura, IRIS, 10 octobre 2018
Alors que le premier tour des élections présidentielles brésiliennes s’est déroulé le dimanche 7 octobre, quel bilan pouvons-nous établir tant sur les résultats que sur les candidats ? Alors que Jair Bolsonaro, représentant l’extrême droite, et Fernando Haddad, candidat du Parti des Travailleurs (PT) s’affronteront au second tour, que proposent ces deux candidats et de quels soutiens bénéficient-ils ? Enfin, sur fond de crises morale et politique, quels sont les principaux défis que devra relever le vainqueur de cette élection ? Le point de vue de Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS.
Quel bilan tirez-vous de ce premier tour des élections présidentielles ? Que disent les résultats du Brésil d’aujourd’hui ?
Les résultats du premier tour confirment un certain nombre de préoccupations que nous anticipions avant le vote, mais qui les accentuent. En effet, le score du 7 octobre vient confirmer une ascension et une performance tout à fait impressionnantes de la part de Jair Bolsonaro. Avec plus de 49 millions de voix obtenues (sur un corps électoral de 149 millions de personnes – et 20% d’abstention qui correspondent à près de 30 millions de voix), le candidat du Parti social libéral (PSL) établit un nouveau record. Il est en effet d’ores et déjà le candidat qui a obtenu le plus de votes au premier tour d’une présidentielle brésilienne.
Bolsonaro a ainsi obtenu 46% des voix et prend donc une option solide vers une victoire au deuxième tour. Il arrive premier dans 17 États (dont ceux de São Paulo ou de Rio de Janeiro, ainsi que dans le sud et le centre-ouest du pays continent) sur les 26 que compte le Brésil. C’est considérable ! Fernando Haddad et le Parti des travailleurs (PT) arrivent en tête dans neuf autres (notamment dans le Nordeste, fief du « lulisme »).
La cartographie nous apporte un premier renseignement : Bolsonaro a d’abord réalisé sa performance en aspirant l’électorat de la droite traditionnelle brésilienne, en particulier du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) et du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB).
Ces deux formations politiques étaient au cœur du gouvernement non élu sortant de Michel Temer. Leurs deux candidats, Geraldo Alkmin et Henrique Meirelles, peinent à eux deux à dépasser les 6% du vote. Jair Bolsonaro a siphonné cet électorat sur la base d’une offre politique de droite radicalisée. Ceci est un point important dans l’élection : Jair Bolsonaro est un produit de la crise démocratique démarrée le 31 août 2016 avec la destitution de Dilma Rousseff – et de la crise économique des cinq dernières années -, suivie par deux ans d’activité d’un gouvernement non élu. Cette séquence, à laquelle Bolsonaro a participé – il a voté la destitution – et qui a été largement initiée par le PMDB et le PSDB, échappe in fine aux deux formations. C’est cette séquence qui a engendré le phénomène Bolsonaro.
Une autre manière de comprendre le vote de Bolsonaro est de voir qu’il exprime une forme d’insurrection, de jacquerie électorale, en particulier des classes moyennes brésiliennes, mais aussi d’une partie des classes populaires qui aspirent à entrer dans ces classes moyennes ou qui avaient eu accès ces dernières années à une plus forte mobilité sociale (consommation, crédit, etc.). Cette jacquerie a ciblé tous les partis et personnages politiques sortants, à la fois de la droite traditionnelle au pouvoir, et du Parti des travailleurs (PT). Ici par exemple, l’élimination sèche de Dilma Rousseff à l’élection sénatoriale dans l’État du Minas Gerais – alors qu’elle arrivait en tête dans les sondages avant le vote – est emblématique d’un phénomène porteur au Brésil, qu’incarne et manie systématiquement Jair Bolsonaro : le ressentiment et la haine contre « la gauche » et plus particulièrement le « pétisme », assimilé chez lui et son électorat à la crise économique, la corruption, la mal gouvernance, les problèmes de violences et de délinquances, la promotion des droits des minorités.
C’est donc tout cela que Bolsonaro a réussi à agglomérer autour d’un discours contenant la convergence de trois conservatismes au service d’un projet libéral-autoritaire. Le premier conservatisme est celui qui est le plus traité par les médias, notamment en France. Il s’agit d’un conservatisme sociétal. Ainsi, Bolsonaro a réussi à lier autour de lui des forces allant des églises évangéliques – ces dernières encadreraient environ un tiers de l’électorat et articulent un agenda très conservateur sur les questions de mœurs et de famille, et ultralibéral (théologie de la prospérité) sur le plan économique – aux mouvements droitiers de la population urbaine et aisée du Brésil, ceux qui ont animé les rues du pays contre la corruption et le PT en 2015 notamment.
Les second et troisième conservatismes, beaucoup moins commentés et pourtant centraux pour comprendre la « fusée Bolsonaro », sont économiques et sociaux. En effet, Jair Bolsonaro a inscrit son discours dans la continuité et même l’intensification des politiques d’austérité, et plus largement des politiques ultralibérales. Il a donc pu, dans la dernière ligne droite, s’adjoindre l’appui explicite d’une partie du secteur industriel et financier brésilien. L’économiste orthodoxe Paulo Guedes, qui serait son futur ministre de l’économie, incarne cette dimension du « bolsonarisme ». De nombreux indices montrent qu’un futur gouvernement Bolsonaro comprendrait de nombreux banquiers et représentants d’industries.
De ce point de vue, le « bolsonarisme » n’est pas en ligne avec l’histoire de la dictature brésilienne à laquelle on le compare. Cette dernière a développé l’État brésilien. Bolsonaro a pour projet de le réduire drastiquement et de privatiser tous azimuts.
En cela, il répond par ailleurs aux exigences des investisseurs et des marchés internationaux : réduction du déficit budgétaire, coupes claires dans les services publics et le système de retraite, accroissement de la flexibilisation du marché du travail, etc.
Bolsonaro est ainsi le nom d’une alliance entre plusieurs secteurs et attentes : des militaires réservistes, les églises évangéliques, le monde de l’industrie – par exemple le lobby de l’agronégoce – et de la finance, une strate importante des classes moyennes (et une partie des classes populaires).
Que proposent les deux candidats en tête pour le second tour ? De quels soutiens disposent-ils ?
Il y a aujourd’hui, pour les deux candidats, deux options avec un second tour très polarisé. D’un côté, Jair Bolsonaro va cultiver sa posture antisystème en disant qu’il est un homme libre, qu’il n’est pas lié à un parti installé comme le PT, riche du fait de la corruption, etc. Il va jouer intégralement la carte anti-gauche et anti-pétisme. Dans cette perspective, il ajoutera le fait que choisir Bolsonaro, c’est éviter que le Brésil devienne un nouveau Venezuela gouverné par des communistes. Il développera également un discours d’ordre. Il s’affirme comme celui qui l’incarne face à la « violence et la corruption généralisées ». Son profil rencontre ici celui d’un autre dirigeant, le Philippin Rodrigo Duterte. Enfin, il va compléter ce positionnement par une défense de la liberté et de la propriété, d’un point de vue économique libéral.
De l’autre côté, Fernando Haddad, 29.3% du vote, plus de 31 millions de voix. Il est clairement « outsider » aujourd’hui. Son résultat n’est pourtant pas catastrophique dans le sens où il limite la casse pour le PT, qui conservera le premier contingent de députés à la Chambre (juste devant celui du parti de Bolsonaro qui opère une percée puissante). Dans le Nordeste – un tiers des électeurs -, où il l’a emporté dans huit des neuf États en jeu, Haddad garantit l’hégémonie de son parti. Le PT reste le premier parti politique brésilien. Mais dans le cadre du système politique local – dit de « présidentialisme de coalition » -, il serait englouti, en cas de victoire de Bolsonaro, par les alliances entre le PSL et d’autres formations (de droite et du centre) présentes au Congrès. Trente sont représentées à la Chambre en 2018, dont onze qui disposent de 28 à 56 députés (sur 513 au total).
Le discours de Haddad aura deux axes majeurs. Il appellera les Brésiliens à voter pour lui s’ils veulent défendre la démocratie au Brésil, quelle que soit leur obédience politique. Il proposera un front républicain face à un régime autoritaire qu’incarnerait Bolsonaro. Ici, il cherchera à convaincre une partie de l’électorat du centre-droit – ces 6 ou 7% qui ont voté PSDB et PMDB – à se rallier à lui au nom de la question démocratique. Que vont-ils faire ? Par ailleurs, plus de 8% des votes ont été blancs ou nuls au premier tour (plus de 10 millions de bulletins). Qu’en sera-t-il au second ? Même question pour les abstentionnistes du premier tour. Certains iront-ils voter le 28 octobre ?
L’autre axe de son discours sera la question du modèle de développement économique et de la justice sociale. Il va chercher à polariser le débat contre Bolsonaro sur cette question de la justice sociale.
Que peut-on attendre du second tour de l’élection présidentielle brésilienne ? Quels sont les principaux défis que devra relever le vainqueur de cette élection ?
Les principaux défis concernent les questions économiques et sociales, puisque le Brésil va mal. Plus particulièrement, la situation sociale se dégrade de jour en jour pour des pans de plus en plus importants de la population. La lutte contre l’insécurité en est un autre. Ici Bolsonaro et son discours militarisant et ultra-répressif risque de séduire, mais si nous savons par avance que ce type de politique engendre très souvent le pire, une radicalisation et une sophistication des violences, ainsi que leur expansion sur des pans du territoire qui en étaient relativement épargnés.
Enfin, l’autre défi qui sera posé au vainqueur des élections est la prise des rênes d’un pays qui n’est pas du tout pacifié, qui n’a pas dépassé sa crise démocratique. Ce vainqueur devra gouverner dans une situation de polarisation qui continuera à s’exprimer les mois qui viennent. Le Brésil pourra-t-il rester gouvernable dans ces conditions ? La question est posée.
Et que fera ce pays face à la crise régionale ou au dossier du changement climatique ? Bolsonaro a prévenu. En cas de victoire, il adoptera une « ligne dure » contre le Venezuela et sortira son pays de l’accord de Paris.