Brésil : qui a tué Marielle Franco ?

Eliane Brum, El Pais Brasil, 20 mars 2019

 

 

Je venais d’arriver d’Anapu, la ville où a coulé le sang de Dorothy Stang [1], lorsque j’ai appris que Marielle Franco avait été assassinée. Quatre tirs avaient fait voler en éclats la jolie tête de Marielle, ainsi que ce sourire qui faisait que même moi, qui ne l’avais jamais rencontrée, avait envie de rire avec elle. J’en ai toujours envie aujourd’hui quand je vois sa photo. C’est pourquoi je ne pleure pas. J’écris.

Je me trouvais encore en Amazonie lorsque la nouvelle me parvint, mais j’étais sur le point de prendre un avion pour São Paulo. Je portais en moi l’horreur du constat que la violence contre les petits agriculteurs du Pará était, à ce moment-là, pire qu’en 2005, année de l’assassinat de Dorothy. Il y avait alors, à Anapu, les traces rouge sang de 16 travailleurs ruraux exécutés depuis 2015. Ces gens n’avaient pas la citoyenneté américaine pour attirer l’attention de la presse.

Deux jours avant, en route pour Anapu, j’avais appris la nouvelle de l’assassinat de Paulo Sérgio Almeida Nascimento, directeur de l’Association des Caboclos , des Indigènes et des Quilombolas d’Amazonie (Cainquiama). Paulo avait reçu des menaces à cause de son action et avait demandé une protection policière à plusieurs reprises. Il réclamait des mesures de la part du gouvernement fédéral, du gouvernement du Pará et de la mairie de Barcarena au sujet de l’activité de la compagnie minière norvégienne Hydro Alunorte qui, comme cela a été prouvé, a pollué l’eau des rivières de la région et mis en péril l’environnement et la vie de la population. Paulo a été assassiné deux jours avant Marielle.

A Anapu, j’ai entendu le Père Amaro Lopes dire qu’il savait qu’il se tramait quelque chose contre lui pour stopper le combat qu’il menait. Dans la région, il était considéré comme le successeur de Dorothy Stang dans la protection des droits des travailleurs ruraux et de la forêt amazonienne. Selon moi, il est évident que les véritables successeuses de Dorothy étaient les religieuses qui habitaient avec elle et qui suivaient son travail sans en prendre ombrage. Le travail d’Amaro Lopes, en revanche, était suffisamment important pour être interrompu par la violence. Deux semaines plus tard, comme il s’y attendait, le Père fut capturé dans une opération spectaculaire de la police du Pará et accusé de presque tout. Le but était de détruire sa réputation et de le neutraliser. Ils ont réussi.

Voilà quel était le panel de gens assassinés autour de moi, dans le cercle restreint où je me trouvais au moment où j’ai appris la mort de Marielle. Même indirectement, ces assassinats étaient liés. Ils étaient l’expression d’un moment inédit dans le pays, un moment dans lequel la vie avait encore moins de valeur et où la justice était encore plus absente, quand elle n’était pas complice.

Depuis 2015, la tension dans les campagnes et dans les périphéries urbaines a augmenté au Brésil. Ceci est le résultat direct d’une fragilisation de la démocratie consécutive au processus de destitution, qui se fait toujours sentir en premier lieu dans les espaces les plus éloignés des centres du pouvoir. Bien avant d’être écartée du pouvoir, Dilma Rousseff (PT) concédait déjà ce qui ne peut être concédé, dans l’espoir d’empêcher le procès qui allait lui coûter le poste pour lequel elle avait été élue. En Amazonie, ces messages sont pris au pied de la lettre. Comme une autorisation.

Ces assassinats illustrent également comment le Brésil archaïque, dont l’image éloquente est représentée par le portrait officiel du premier gouvernement de Michel Temer (PMDB) – blanc, masculin et reproducteur des oligarchies politiques – a écrasé le Brésil insurgé qui avait avancé ces dernières années ; le Brésil qui avait fait bouger les espaces des centres et des périphéries, qui s’était attaqué à l’apartheid racial non déclaré, avait cassé le binarisme de genre et avait affronté le patriarcat avec des pancartes et des seins nus.

En descendant la dernière marche de l’escalier de la maison que je louais, j’eus la sensation que le Brésil avait été déchiré. J’avais commencé à descendre l’escalier dans un pays, et je terminais dans un autre. Au milieu du parcours, il y avait la nouvelle de l’assassinat de Marielle Franco. Le corps meurtri de Marielle symbolisait cette déchirure.

Lors d’un long périple de trois vols pour São Paulo, au cours duquel je ne pouvais vérifier les informations que lors des escales, je me suis rendu compte que je n’étais pas la seule à ressentir cela. Une partie du Brésil se soulevait, descendait dans la rue, criait et s’agitait.

Assassiner une conseillère municipale par balles est un pas supplémentaire de violence extrême dans un pays qui cohabite déjà avec le génocide des jeunes noirs et celui des indigènes, comme s’il était possible de cohabiter avec des génocides sans corrompre au-delà du possible ce qui s’appelle l’âme. L’assassinat de Marielle fut le pas de trop, le pas au-dessus de l’abîme, y compris pour le Brésil lui-même.
En 2014, j’ai commencé à écrire un mot dans plusieurs de mes textes. Lacéré, lacèrement… J’ai mis du temps à comprendre la logique. Parfois, un mot s’impose dans les dédales de l’inconscient qui perçoit le monde à partir d’autres voies. Lacérée, la chair du pays à présent se déchire, comme si les corps criblés de balles, les corps noirs, les corps indigènes, en devenant trop nombreux, rendaient impossible tout rapiéçage. Même une couturière amatrice sait qu’il est impossible de repriser une étoffe trop déchirée, où le tissu recousu avec une aiguille et du fil se réouvre immédiatement. A l’époque, il n’y avait déjà pas d’intégrité possible dans le tissu social du Brésil, parce que trop de personnes ont été tuées. Marielle Franco était au-delà de ce trop.

J’ai alors compris que c’était un Brésil qui mourrait avec Marielle. Et qu’à partir de ce moment-là, nous entrions dans une autre phase de nos ruines continentales. Je crois que j’avais raison. Mais je pense aussi que j’avais tort. J’avais raison parce que Marielle Franco accueillait dans son corps toutes les minorités écrasées pendant 500 ans de Brésil. Son corps était une vitrine, une installation vivante de l’urgence des Brésils réduits historiquement au silence.

Marielle portait plusieurs identités. Elle était noire, comme la majorité de ceux qui sont tués, elle venait d’une favela (Maré), d’où sont issus les plus démunis ; en tant que femme noire, elle représentait la frange de la population brésilienne la plus vulnérable et la plus exposée à la violence. Elle était aussi lesbienne, ce qui la place dans un autre groupe victime d’homophobie. Porteuse de tout ce qu’elle était – et de ce qu’elle sera toujours – Marielle fut élue conseillère municipale de Rio pour le PSOL. Elle a fait de ses identités criminalisées une explosion de possibilités. Elle était l’incarnation d’un mouvement venu aussi bien de l’intérieur du Brésil que de ses marges. Marielle incarnait une insurrection qui n’est pas morte avec elle, mais qui a été massacrée au cours des dernières années. Une insurrection créative et innovante qui rêvait d’un autre Brésil et aspirait à franchir les oligarchies avec joie, les pieds nus comme cela a été le cas pendant le carnaval de cette année [2], en route vers une autre façon de vivre les Brésils, au pluriel.

Marielle avait toute cette insolence dans le corps et osait toujours rire. Elle riait beaucoup, comme le font les femmes qui savent que rire est un acte de transgression, puisque pleurer est ce que l’on attend de nous.

En même temps, j’avais tort. Le Brésil de l’après-redémocratisation, ce pays où j’ai vécu ma vie d’adulte, n’est pas mort le 14 mars 2018. Il est mort deux ans auparavant, le 17 avril 2016.

Une partie des Brésiliens ont su que quelque chose d’irréversible venait de se produire lorsque ce dimanche-là, les députés ont voté l’ouverture de la destitution de Dilma Rousseff. Même ceux qui étaient favorables à la destitution furent profondément choqués à la vue des parlementaires en train de voter au nom de Dieu et de la famille contre une présidente qui n’avait commis aucun crime de responsabilité. Nous fûmes presque tous frappés par la honte. Ou, pour le moins, beaucoup d’entre nous. Une grande partie l’a été par éthique et la majorité sans doute seulement par esthétique.

Le Brésil, qui a existé pendant 31 ans, de la fin de la dictature militaire au vote pour la destitution de Dilma Rousseff, de 1985 à 2016, est mort avec le vote de Jair Bolsonaro. Pendant ces plus de trois décennies, le Brésil a avancé et reculé, a été secoué, s’est dévoilé, s’est peuplé d’espoir, a fait face à des génocides et protégé des agents de l’État qui avaient commis des crimes contre l’humanité sous ce régime d’exception.

C’est de la gestation de cette démocratie déformée que naît le Brésil que nous vivons aujourd’hui, comme je l’ai déjà écrit dans cet espace, plus d’une fois. Mais jusqu’en 2016, nous avons eu un pays en ébullition, où le présent était farouchement disputé par différents groupes. Dans ce pays, le soulèvement, dont Marielle Franco est l’un des symboles, a avancé à travers les brèches, et a avancé rapidement, car il avait des siècles de retard sur son dos.

Le vote de Jair Bolsonaro a interrompu ce processus et a mis fin à l’une des phases les plus riches de possibilités au Brésil. Non seulement la destitution de Dilma Rousseff, qu’une partie de la gauche qualifie de « coup d’État », mais la perversion de la destitution rendue explicite par le vote de Bolsonaro. Si le vote de l’ancien capitaine était une expression de l’anatomie de la destitution, et c’était le cas, le vote était cela et aussi quelque chose au-delà. Un au-delà que peut-être seul Jean Wyllys (PSOL), dans son acte de cracher, se rendit compte. Ce n’est pas un hasard s’il est le premier politicien exilé du Brésil du « bolsonarisme ».

A ce moment-là, Bolsonaro a commis le crime d’apologie de la torture et du tortionnaire. « Pour la mémoire du colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra, la terreur de Dilma Rousseff, pour l’armée de Caxias, pour les Forces armées, pour le Brésil au-dessus de tout et pour Dieu au-dessus de tous, mon vote est oui. Le député fédéral, alors en fonction, a violé l’article 287 du Code pénal :  » Faire publiquement l’apologie d’un fait criminel ou de son auteur. La sanction : une peine d’emprisonnement de trois à six mois, ou une amende ».

Ustra était le seul tortionnaire reconnu comme tel par la justice brésilienne. Sous les ordres d’Ustra, au moins 50 personnes ont été assassinées et des centaines d’autres torturées. Il y avait aussi le sadisme explicite du pari de Bolsonaro : « pour la terreur de Dilma Rousseff ». La présidente a été torturée par des agents de l’État sous la dictature.

Bolsonaro achevait là le lien entre ces deux temps du pays, sautant par-dessus la période démocratique. En invoquant le tortionnaire et en soulignant la terreur de la torturée, Bolsonaro a fait de la destitution sans fondement juridique un nouvel acte de torture contre Dilma Rousseff.

C’était, à mon avis, le moment le plus grave que le pays ait connu depuis sa redémocratisation. Le lendemain déciderait de l’avenir du Brésil. Si la loi avait été respectée et Bolsonaro dénoncé, jugé et emprisonné, les institutions auraient montré qu’elles étaient capables non seulement de faire respecter la loi, mais aussi de protéger la démocratie et les principes démocratiques.

Au service de forces qui vont bien au-delà de sa famille, Bolsonaro était ce fantassin envoyé au front pour savoir s’il allait exploser ou si la troupe la plus vantarde pouvait avancer dans une sécurité relative. Alors qu’il menaçait une présidente, qu’il honorait un tortionnaire et qu’il continuait à avancer parce que Loi était lettre morte, le Brésil a sombré. Moins d’un mois plus tard, le 12 mai 2016, le jour où Dilma Rousseff a été destituée de la présidence du pays, Bolsonaro a plongé dans les eaux du Jourdain, en Israël, pour être baptisé par le pasteur Everaldo, le dirigeant du PSC (Parti social-chrétien).

C’est également lors de ce vote que Bolsonaro est devenu président de la république, ou quelqu’un ayant de grandes chances de le devenir. Bouffon du bas-clergé du Congrès national, il est promu représentant des forces les plus archaïques : celles qui veulent garantir l’expansion de leur pouvoir sur le Planalto, comme le lobby de l’agronégoce, et celles qui veulent atteindre le pouvoir central, comme les évangélistes.

A cette époque-là, les secteurs des Forces armées, qui étaient dérangés par la Commission de la vérité et par la pression pour la révision de la Loi d’amnistie, y ont également vu une opportunité. Risquée, mais opportunité quand même. L’ancien capitaine, connu pour son opportunisme et son insubordination, pourrait être utile pour arrêter la production de témoignages sur ce régime d’exception et réécrire l’histoire. Il pourrait également être utile pour assurer le retour des généraux au Planalto sans le traumatisme d’un coup d’Etat classique, comme ce fut le cas en 1964.

Ils croyaient pouvoir le contrôler. Ils auraient dû écouter un général plus expérimenté avant de se lancer dans la dangereuse aventure « bolsonariste ». En 1993, dans une interview aux chercheurs Maria Celina D´Araújo et Celso Castro, le général Ernesto Geisel, quatrième président militaire du Brésil sous la dictature, déclarait : « Ne comptons pas Bolsonaro, car Bolsonaro est un cas hors-normes, un mauvais militaire même.

Marielle Franco a été tuée dans ce nouveau Brésil, par ce nouveau Brésil grand ouvert par le crime de Bolsonaro à voter pour la destitution de Dilma Rousseff. Ce nouveau Brésil est vieux, mais il est aussi nouveau. Parce que nouveau n’est pas synonyme de bien. Et le vieux n’est pas synonyme de mauvais. Au service de ce qui est le plus archaïque et le plus vicié dans l’histoire du Brésil, Bolsonaro est nouveau. Au service de ce qui est le plus cynique dans l’histoire du Brésil, le fondamentaloportunisme évangélique des dirigeants néo pentecôtistes est nouveau.

Le nouveau qui vient des racines, représenté par Marielle, celui qui vient de l’insurrection des Noirs des quilombos, de la résistance presque transcendantale des peuples indigènes, des femmes qui aiment leur sexe, de celles qui n’entrent pas dans l’uniformisation des corps, est celui qui se fait écraser. Nous avons besoin de savoir : Qui a commandité l’assassinat de Marielle ? Et pourquoi ?

Quelle que soit la réponse objective, concrète, qui se fait déjà vieille d’un an, Marielle a aussi été tuée pour avoir porté dans son corps le soulèvement des Brésils périphériques qui, ces dernières années, revendiquent leur place au centre. Elle était l’expression toute pleine de courbes, que ceux qui ne peuvent cohabiter qu’avec des angles droits, ressentent la compulsion d’exterminer. Non seulement parce qu’ils sont incapables de faire face à d’autres formes géométriques, mais aussi parce que, lorsque les exclus du Brésil occupent les tribunes par le vote, ceux qui pensent que le pouvoir fait partie de leur destin héréditaire, craignent pour leurs privilèges.

Depuis que la première femme présidente a été arrachée du Planalto par une destitution éhontée, la violence à la périphérie de la forêt, de la campagne et des villes a augmenté. Il était perceptible que quelque chose d’endormi, contenu avec beaucoup d’efforts, se libérait. Et, de fait, cela se libérait. Tout le désir de destruction réprimé par ce qu’ils appellent le « politiquement correct », mais qui est autre chose, a émergé. Et de la manière violente dont éclate ce qui est contrôlé par l’effort, ce qui est poussé vers le fond, sans aucun travail d’élaboration tant dans la sphère publique que dans la sphère privée. Malgré tout, les Marielle suivirent.

C’est du désir de destruction dont nous parlons. Et mon interprétation est que c’est surtout un désir de détruire des corps de femmes et des LGBTI, des corps qui refusent d’être uniformisés, comme Jair Bolsonaro et ses disciples l’ont clairement indiqué dans la campagne électorale de 2018. J’ajouterais à cette liste les corps de ceux qui pratiquent des religions d’origine africaine, obstacles à la croissance des évangélistes néo pentecôtistes, et qui doivent être démonisés pour cela.

Quand Bolsonaro invoque la torture du corps de la présidente en votant pour la destitution, c’est la volonté de détruire le corps de Dilma qu’il réaffirme. Comme auparavant, il avait fait l’apologie du viol en attaquant la députée fédérale Maria do Rosário du Parti des travailleurs (PT).

Il est important de rappeler Luana Barbosa dos Reis Santos, noire, périphérique et lesbienne, assassinée par la police en 2017. Comme également de rappeler que c’est une femme, Amélia Teles, torturée par Ustra, qui a été attaquée une fois de plus par les réseaux sociaux lorsqu’elle a été menacée de mort par des partisans de Bolsonaro pendant la campagne. Amelinha a également été torturée deux fois, la deuxième fois pour avoir osé raconter les violences qu’elle a subies aux mains et aux ordres du héros de Bolsonaro. Comme il convient également de rappeler, qu’en plus du matériel de torture classique utilisé, comme les chocs électriques, les agents de l’État avaient aussi l’habitude de torturer les femmes en leur introduisant des rats et des cafards dans le vagin, élargissant ainsi la composante misogyne du sadisme.

Les actuels tenants du pouvoir ont déclenché une guerre pour le contrôle des corps, ce que Jair Bolsonaro a prêché comme la fin des minorités, qui doivent « s’incliner devant la majorité ». Le « garçon s’habille en bleu, la fille s’habille en rose », du ministre de la Femme, Damares Alves, n’est pas une distraction ou un faux pas – mais la plus exacte traduction d’une très profonde dispute de pouvoir.

Il faut prêter attention à ceux qui ont été obligés – jusqu’à présent – de quitter le pays pour sauver leur vie : publiquement, un homosexuel assumé et deux féministes notoires. Mais il y a plus de monde. La violence ne concerne pas n’importe quel corps, mais des corps spécifiques. Ce qui est contesté, il faut le répéter, c’est le contrôle sur les corps qui se sont soulevés – ceux des femmes, des noirs, des indigènes et des LGBTQI. Ce n’est pas non plus une image quelconque que Bolsonaro a choisi pour disqualifier le Carnaval de 2019, mais une relation sexuelle entre deux hommes. Bolsonaro a perdu un peu plus de contrôle parce que Carnaval a montré, malgré toute la violence prêchée par le président, que le soulèvement est toujours vivant. Et très vivant.

Il est urgent d’arrêter de faire semblant. Nous ne vivons pas en démocratie. Depuis son entrée en fonction, Bolsonaro a utilisé son pouvoir de président au service de sa machine pour produire des lynchages et disqualifier des adversaires qu’il traite en ennemis. La stratégie de son action sur les réseaux sociaux, conseillée par son fils « zéro deux », est de maintenir la population en suspens. Bolsonaro et « zéro deux » contrôlent les jours et les spasmes, répandant des mensonges et dirigeant des attaques.

Soyons clairs : Bolsonaro contrôle la vie quotidienne du pays. Pas par l’administration publique, mais par la fomentation de la haine. Que se passera-t-il dans ce pays avec un président qui utilise le pouvoir et la machine de l’État pour détruire une partie sans cesse croissante de la population ?

Cesser de faire semblant qu’il existe une normalité démocratique est une mesure urgente pour maintenir la santé mentale de la population. Le Brésil peut exploser sous le coup de la haine, à tout moment. Bolsonaro a de grandes chances de provoquer une tragédie. Il est hors de contrôle, si tant est qu’il l’a été un jour. Et les institutions ne se bougent pas pour protéger la population et la Constitution.
Nous vivons au Brésil un quotidien d’exception. Depuis le vote de Bolsonaro. Et nous nous dirigeons vers un état d’exception, depuis le vote de Bolsonaro.

La destruction du corps de Marielle Franco, ce corps politique qui a refusé d’être subjugué, est encore la plus violente des attaques. C’est par dignité que nous crions  » Marielle Presente ! « . C’est par responsabilité collective. Mais c’est aussi par conviction que garder la mémoire de Marielle vivante et faire cher payer sa mort, c’est peut-être ce qui nous a sauvés d’autres corps abattus par balles dans les rues du Brésil. C’est ce cri persistant qui nous a peut-être sauvés d’un déchainement total.

Ce Brésil qui a tué Marielle était le Brésil de Bolsonaro avant même son élection. C’est le Brésil où les fils de Bolsonaro portaient un T-shirt avec l’inscription « Ustra Vive » pour gagner des votes. Le Brésil où l’actuel gouverneur de Rio apparait accompagné de deux brutes épaisses, qui deviendront plus tard des députés élus par le PSL (Pati social-libéral). A l’image, ils sont fiers de faire sauter le panneau de rue avec le nom Marielle Franco. Ils transpercent son nom de leur corps, comme dans une sorte de viol symbolique.

L’enquête sur les meurtres de Marielle Franco et Anderson Gomes est en cours. Le fait qu’un an après sa mort, le Brésil ne sache toujours pas qui a commandité le crime et pour quelles raisons, est une honte pour les responsables, dans toutes les instances – et une honte pour le Brésil. Mais pas seulement une honte. Ce que le retard dans la résolution du crime révèle, c’est la convulsion du pays dans lequel une police doit enquêter sur les raisons pour lesquelles l’autre police n’enquête pas. Un pays dans lequel les suspects qui viennent d’être arrêtés étaient des policiers militaires.

Le président du Brésil et sa famille devraient être les premiers à vouloir que l’assassinat de Marielle Franco soit élucidé. Et immédiatement. Ce sont eux qui devraient être les plus intéressés à prouver que les coïncidences et les différents rapprochements de leur famille avec les personnes soupçonnées d’avoir exécuté le crime ne sont que des coïncidences. Il n’est pas possible de gouverner un pays sans que ces coïncidences soient clarifiées. Chaque nouvelle coïncidence développe dans la population le sentiment d’une perte de contrôle.

C’est seulement deux jours avant l’anniversaire des assassinats que la Police civile de Rio et le Ministère public de Rio ont finalement arrêté les anciens policiers militaires Ronie Lessa et Elcio Vieira de Queiroz. Lessa a été arrêté dans la maison de 280 mètres carrés où il vivait avec sa famille, dans la même rue et dans la même copropriété que Jair Bolsonaro. Du balcon de la maison de Lessa, on peut voir la chambre de la fille de Bolsonaro. Selon le délégué Ginilton Lages, la fille de Lessa a fréquenté l’un des fils de Bolsonaro. Dans la maison d’un ami de Lessa, la police civile a trouvé 117 fusils incomplets, type M-16 : c’est la plus importante saisie de fusils de l’histoire de Rio de Janeiro.

Personne n’est responsable des actes de ses voisins ou de la belle-famille de ses enfants. Mais tant que les commanditaires du crime ne sont pas découverts et les motivations clarifiées, il n’y a aucun moyen de prouver que les coïncidences sont de simples coïncidences. Et c’est mauvais pour le Brésil. C’est pourquoi le clan Bolsonaro devrait s’intéresser à élucider le meurtre de Marielle. Pour le bien du Brésil.

Parce qu’il y a d’autres coïncidences. Le gouverneur de Rio, Wilson Witzel du Parti social-chrétien (PSC), a écrit sur un réseau social que l’un des cinq prisonniers de l’opération « Les Intouchables » de janvier dernier, une action conjointe de la Police civile et du Ministère public, était soupçonné d’être impliqué dans les assassinats de Marielle et d’Anderson. L’ancien policier militaire Adriano Magalhães Nóbrega, aujourd’hui en cavale, a été désigné par l’opération comme l’un des dirigeants de la milice de Rio das Pedras, qui opère notamment un système d’appropriation de terres entre autres crimes et délits. Nóbrega serait également à la tête du groupe d’extermination « Escritório do Crime » (le Bureau du crime), soupçonné d’être associé à l’exécution de Marielle et d’Anderson. Ce même Nóbrega a été honoré par le sénateur Flávio Bolsonaro, le « zéro un », avec un discours de louanges chantant son « génie et son courage », en 2003, et a reçu la médaille de Tiradentes, la plus haute distinction de l’Assemblée législative de Rio de Janeiro, en 2005.

Les coïncidences ne s’arrêtent pas là. Jusqu’en novembre 2018, la mère et l’épouse de Nóbrega travaillaient dans le bureau de Flávio Bolsonaro. « zéro un » a attribué leur embauche à son ancien conseiller, Fabrício Queiroz, un ami de longue date du président de la République. Queiroz, qui était officier de Police militaire, est soupçonné d’avoir commandé un dispositif criminel de détournement de deniers publics au sein du cabinet de « zéro un », retenant une partie des salaires des personnels qui y étaient nommés. Queiroz est également l’auteur du virement d’un chèque de 24 000 réaux sur le compte de la première dame, Michelle Bolsonaro.

Fin 2018, la Police fédérale s’est saisie de l’affaire Marielle pour savoir ce qui bloquait l’enquête de l’affaire Marielle. « Une enquête sur l’enquête », telle que définie par le ministre de la Sécurité publique de l’époque, Raul Jungmann. Lorsqu’il s’agit de demander à la Police fédérale de ne pas élucider une affaire, mais de découvrir pourquoi l’affaire n’est pas élucidée, il est compréhensible et même attendu que la population commence à paniquer.

Jungmann en a dit plus : le processus d’enquête criminelle est « une alliance satanique entre la corruption et le crime organisé ». Le ministre de l’époque avait déjà décrit l’affaire Marielle en ces termes :  » Il est clair qu’il y aurait une immense articulation entre fonctionnaires, miliciens, politiciens, dans un dispositif très puissant qui n’aurait pas intérêt à élucider l’affaire Marielle, car ils seraient associés à ce processus, sinon en qualité de responsables, mais en tant que commanditaires « . Il était ministre de la Sécurité et tout ce qu’il a affirmé, c’était son impuissance à élucider le crime.

Bolsonaro entre dans le troisième mois de son gouvernement. Il a déjà montré qu’il gouverne par la fomentation de la haine. Et que cette conduite est stratégique et calculée pour atteindre au moins deux objectifs : détourner l’attention des soupçons impliquant son fils « zéro un », lesquels peuvent atteindre plus de membres de sa famille, dont le président lui-même, ainsi que maintenir le pays en guerre civile non déclarée sur les réseaux sociaux, afin que Bolsonaro puisse choisir l’ennemi à faire lyncher avant que la haine ne se retourne contre lui.

Le président consacre une grande partie de son temps à occuper ses milices numériques à détruire la réputation de ses détracteurs et à ne pas prêter attention à la façon dont les problèmes urgents du Brésil sont traités. Comme on l’a déjà vu, la production de lynchages vise souvent des journalistes qui enquêtent à la fois sur les milices de Rio et sur l’affaire Queiroz.

Jair Bolsonaro a transformé le Brésil en un laboratoire de fomentation de la haine et de ses effets sur la population. C’est un « cas ». Et c’est très dangereux. Quiconque le comprenant en est déjà malade. D’autres ont quitté le pays pour ne pas devenir des martyrs. Le pire que nous puissions faire en ce moment est de faire semblant que tout cela est normal. Ou qu’il y a une normalité possible avec un président contrôlant les jours du Brésil en fomentant la haine sur les réseaux sociaux. La pression augmente. Les coïncidences doivent être clarifiées dès que possible. Les institutions doivent se réveiller.

Quand on découvrira enfin qui a commandité l’assassinat de Marielle Franco – et pourquoi -, ce ne sera pas seulement un crime qui sera élucidé. C’est l’anatomie du Brésil d’aujourd’hui qui pourra être dévoilée dans toute son effroyable horreur. Mais les commanditaires – et leurs motifs – ne seront révélés que si nous continuons à nous demander :  » Qui a commandité l’assassinat de Marielle ? Et pourquoi ?  »
Marielle Presente !

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