Sébastien Farcis, Libération, 25 août 2019
«Le 5 août, le gouvernement a tué la démocratie au Cachemire.» Les mots de Shehla Rashid, politicienne cachemirienne, sont graves, son ton est posé, comme pour cacher une colère qui gronde. Ce jour-là, New Delhi abroge, par décret présidentiel, l’autonomie constitutionnelle du Jammu-et-Cachemire et transforme sa partie musulmane, la vallée séparatiste du Cachemire, en «une prison à ciel ouvert» : depuis trois semaines, les communications mobiles et Internet y sont coupées, les services postaux interrompus et des dizaines de milliers de soldats restreignent les mouvements par d’incessants barrages militaires.
Une répression «inédite», affirme Shehla Rashid, secrétaire générale du mouvement populaire du Jammu-et-Cachemire, qui réside ces jours-ci à New Delhi, pour échapper à la répression. «Généralement, quand des violences ont lieu, l’Internet mobile est interrompu pendant un ou deux jours dans certaines parties du Cachemire. Mais c’est la première fois que toutes les formes de communication sont coupées pendant aussi longtemps. Même au pic de l’insurrection, en 1989, on pouvait utiliser les téléphones.» Cette militante de 31 ans rassemble donc les témoignages de personnes qui en reviennent et, quand elle les juge crédibles, les diffuse sur son compte Twitter, pour alerter sur la situation. «L’armée entre chez les gens la nuit et enlève les jeunes hommes, saccage les maisons et les réserves de nourriture, relate-t-elle. A Shopian [dans l’ouest du Cachemire, ndlr], un ami m’a raconté que quatre hommes ont été arrêtés et torturés dans un camp militaire. Un micro a été placé dans la pièce et un haut-parleur dehors, pour que tout le monde entende les cris et soit terrorisé.»
«Restrictions disproportionnées»
Ces accusations ont été démenties par l’armée, qui les considère comme de la désinformation. Depuis le début, le gouvernement mène une opération de propagande, assurant que tout est «calme», alors que des vidéos diffusées par des médias étrangers ne cessent de montrer des protestations violentes. Les journalistes étrangers n’ont pas l’autorisation de se rendre au Cachemire et leurs confrères indiens subissent une forte pression pour s’en tenir à la ligne officielle.
Le président français a évoqué cette situation lors de sa rencontre avec le Premier ministre indien, Narendra Modi, jeudi soir à la veille du G7. Mais publiquement, Emmanuel Macron a simplement affirmé que «la France demeurait attentive à ce que les droits des populations civiles soient pris en compte au Cachemire». Plus courageuse, l’administration américaine a déclaré que Donald Trump allait demander ce week-end au dirigeant indien «comment il prévoyait d’assurer le respect des droits de l’homme au Cachemire». Un groupe d’experts de l’ONU a quant à lui condamné ces «restrictions disproportionnées» qu’il a qualifiées de «punition collective» contre toute la population du Cachemire.
Depuis le 5 août, tous les hommes politiques du Cachemire, en dehors des membres du BJP, le parti nationaliste hindou au pouvoir à New Delhi, ont du reste été arrêtés, y compris trois anciens chefs des gouvernements régionaux, des modérés régulièrement alliés avec les partis nationaux au pouvoir. Une rafle qui touche également la société civile comme les avocats, professeurs d’universités et militants des droits de l’homme. Le gouvernement ne donne pas de chiffres officiels, et comme le téléphone est coupé, personne n’arrive à savoir exactement qui a été détenu. Selon l’Agence France-Presse, plus de 4 000 personnes seraient emprisonnées ou assignées à résidence.
«L’Etat agit comme un gang de kidnappeurs»
«Je connais des imams, des avocats et des dirigeants de syndicats de commerçants qui ont disparu», confirme Shehla Rashid. Le 14 août, le président de son parti est arrêté, faisant de cette jeune militante l’une des dernières politiciennes cachemiriennes encore en liberté. Ces détentions préventives seraient validées par un magistrat local nommé par le gouvernement régional et ne peuvent être contestées au Cachemire, car la cour d’appel est fermée. «L’Etat agit comme un gang de kidnappeurs,accuse Shehla Rashid. Il n’y a pas de trace des détentions et demain, si la personne interpellée ne réapparaît pas, ils pourront dire qu’ils ne l’ont jamais arrêtée.»
Pour le gouvernement, la coupure des communications a pour but d’empêcher l’organisation de manifestations violentes au lendemain de l’abrogation soudaine de l’autonomie. L’arrestation des politiciens locaux, elle, serait réalisée afin d’éviter toute contestation et de couper les voies de financement pakistanais du séparatisme. Mais pour Shehla Rashid, cette répression inédite des civils ressemble à une forme de colonialisme. Et la compare à ce que le gouvernement israélien fait subir aux Palestiniens : «Comme les Israéliens, ce gouvernement perçoit le Cachemire comme une terre sacrée qui doit être reconquise aux musulmans. Et pour cela, ils n’ont aucune considération pour le peuple du Cachemire ou son identité.» Cette démarche autoritaire ne peut, selon elle, qu’entraîner une recrudescence de violences dans un conflit qui dure déjà depuis plus de soixante-dix ans.