À propos de La femme tombée du ciel, de Thomas King, Mémoire d’encrier, 2016 et Alain Deneault, La médiocratie, Lux, 2015
Un rapprochement étonnant sans doute entre un roman d’une part et un essai sociologique et politique de l’autre. Qu’ont-ils en commun à part la nationalité de leurs auteurs et le fait qu’il s’agisse de publications récentes ? Bien plus qu’il n’y paraît.
Ni Deneault ni King n’en sont à leurs débuts. Thomas King, qui est aussi à ses heures réalisateur (I’m Not The Indian You Had In Mind, 2007), directeur de publications (All My Relations : an anthology of contemporary Canadian native fiction, 1990) et auteur de délicieux livres pour enfants (A Coyote Columbus Story, 1992), en est à son quatrième roman [1] ; il est également l’auteur de deux recueils d’essais sur la condition des autochtones en Amérique du Nord (dont The Inconvenient Indian, dont le titre indique déjà l’humour corrosif). Philosophe de formation et professeur à l’Univesité de Moncton, Alain Deneault a déjà signé une dizaine d’essais percutants dont Noir Canada : Pillage, corruption et criminalité en Afrique (2008), Offshore : Paradis fiscaux et souveraineté criminelle (2010), Gouvernance : Le management totalitaire (2012) [2], Paradis fiscaux : la filière canadienne (2013), Une escroquerie légalisée : Précis sur les « paradis fiscaux » (2016).
Je voudrais relever d’abord un plaisir de lecture ressenti dans les deux ouvrages. Deneault, parlant de toutes sortes de turpitudes, utilise un français allègre et réjouissant. La langue de King se module selon les personnages, épouse leurs émotions, joue avec les archaïsmes et les néologismes. J’ai eu le privilège de suivre le travail de traduction de Caroline Lavoie et elle en capte toute la verve.
L’un et l’autre dénoncent l’emprise de la finance, la mise à sac, cynique, des ressources naturelles (et même le terme ‘ressources’ fait partie du vocabulaire de la gestion, du management…) – la destruction de la nature et l’indifférence au sort de la population, surtout s’il s’agit d’autochtones ou ‘Premières Nations’ comme ils sont appelés au Canada. D’un livre à l’autre, Deneault le fait au terme d’une recherche scientifique étayée. Ainsi La médiocratie propose dix pages de références, la plupart des ouvrages et articles de sociologie et d’économie, mais également, ce qui est réjouissant, des œuvres littéraires : Gide, Balzac, Musil, les poèmes de René Char ou de Louis Bouilhet,… King, lui, conte les méfaits d’une multinationale tentaculaire, Domidion, active dans l’agrobusiness et les manipulations génétiques mais aussi dans le secteur de l’énergie et donc des gaz bitumeux. Certes les faits qu’il rapporte sont inventés (le déversement d’un défoliant à beaucoup trop forte concentration dans une rivière de Colombie-Britannique, la rupture de digues retenant des boues toxiques sur un site d’exploitation de ‘pétrole non conventionnel’, l’errance d’un bateau poubelle chargé de déchets qui représentent une bombe chimique terrifiante), mais chacun, hélas, fait écho à des accidents bien réels et documentés par ailleurs.
« La médiocratie désigne . . . l’ordre médiocre érigé en modèle. » écrit Deneault dans son introduction (p.11). Il en explore les manifestations dans les domaines du savoir, de l’économie et de la culture. Il connaît les perversions du monde universitaire et de ses exigences absurdes de publication à tout-va, alors même qu’étudiants et enseignants sont réduits au statut de produits dans le grand jeu du profit. Dans l’univers économique, il dénonce l’effrayante prise de pouvoir des algorithmes de trading à haute fréquence mais aussi l’absence d’indignation généralisée (l’étrange cécité du corps social) face à une économie toute entière tournée vers le confort des plus riches tout en laminant les droits les plus élémentaires de la grande majorité des habitants de la planète. Un des exemples développés en illustration des absurdités de l’économie cupide est la situation à Haïti, surtout depuis le tremblement de terre de 2010 : la « coopération », l’« aide au développement » servent de paravents à l’exploitation la plus éhontée, notamment la pollution de l’eau potable par des entreprises minières. Il montre aussi, au passage, le désarroi du colon, broyé entre colonisateurs et colonisés et la perte du sens de la solidarité internationale dans des organisations syndicales qui s’alignent sur les intérêts des entreprises au nom de l’emploi. Dans l’espace culturel, il fait voir entre autres, comment les artistes peuvent être utilisés à des fins de distraction humanitaire, comme lors de la catastrophe (humaine et écologique) du Lac Mégantic. En conclusion, il en appelle à une rupture solidaire (co-rompre) avec un ordre corrompu jusqu’à la moelle.
King raconte une fable avec des personnages quasi convenus : Gabriel Quinn, le scientifique qui s’est laissé hypnotiser par les miracles de la recherche et se trouve hanté par sa responsabilité dans la fabrication du poison qui a détruit tout un écosystème et incidemment tué sa mère, sa sœur et son neveu, qui vivaient dans la réserve à côté de la rivière polluée ; Mara Reid, l’artiste peintre partie à Toronto, qui revient sur le lieu du drame quand tout est consommé ; Nicholas Crisp, « chercheur veilleur », un personnage sans âge, aux ressources apparemment inépuisables pour aider les autres à ‘vivre bien’ – les sources chaudes, des mets délicieux, des mots qui se dégustent ; Monsieur Chien, son compère, veilleur lui aussi, courant aider l’un ou l’autre ; Sonny, l’adolescent qui vit seul dans la conviction que « Papa » est toujours là, dans sa chambre et s’efforce de respecter ses nombreux interdits, dont celui de ne pas fréquenter « Monsieur Crisp » (en fait son oncle) ; Dorian Asher, le PDG de Dominion, un portrait quasi émouvant d’un homme coupé du monde qu’il détruit avec méthode, en augmentant tout aussi méthodiquement une fortune déjà imposante ; les familles taïwanaises qui formaient l’équipage du bateau poubelle Anguis… Certains noms sont presque allégoriques, et cela devient plus clair encore à la lecture du récit. L’imaginaire amérindien affleure à tout moment, mais n’est pas confiné aux personnages appartenant par le sang aux Premières Nations. De même l’humour surgit parfois là où on s’y attend le moins. Le réseau d’échos qui se tisse au fil des pages est une merveille à démêler sans doute dans un travail de fin d’études. Mais sans que l’admiration esthétique ne puisse étouffer ou même émousser l’interpellation éthique. Et c’est bien là sans doute ce que les deux livres partagent d’essentiel.
Notes
[1] À lire aussi Medicine River (publié dans la traduction française de Hugues Leroy en 2002, chez 10/18), Green Grass Running Water, Truth and Bright Water.
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