Changement climatique, colonialisme, extractivisme, parole à trois activistes autochtones.

Paru dans Lignes d’Attac no 127, 6 octobre 2021

Llanquiray Painemal, Mapuche (Chili)

Je suis originaire de la communauté Coiwe Ramón Painemal à Gulumapu (aujourd’hui Chili). Mon enfance a été marquée par le coup d’État, je n’ai pas choisi d’être active politiquement, je n’avais pas d’autres options. L’un de mes premiers combats quand j’étais plus jeune fut contre le projet d’un barrage dans la montagne sur des terres mapuches par une entreprise espagnole. Je vis aujourd’hui en Allemagne ou je continue à lutter pour le droit des peuples mapuches, mais aussi pour ceux des sans-papiers de tous les pays.

Taneyulime Pilisi, Kalin’a (Guyane-Suriname)

Première génération d’immigrés Kalin’a du Suriname, j’ai grandi en Guyane, j’ai longtemps était traductrice de langues autochtones/français. Je partage depuis 10 ans ma vie entre l’Europe et le plateau des Guyanes à cheval sur la Guyane et le Suriname, nous les Kalin’a on ne connait pas trop les frontières. Je suis cofondatrice et présidente d’une association qui s’appelle « Aw Kae » (moi j’y tiens) qui donne la parole à tous les autochtones guyanais à travers les arts (peinture, dessins, sculpture, écriture, musiques). On met aussi en place des projets pour que les plus défavorisés puissent faire leurs études dans l’hexagone et on souhaite ouvrir à court terme une boutique de produits autochtones guyanais.

Juan Pablo Gutiérrez, Yukpa (Colombie)

Originaire du territoire qu’on appelle la Colombie, je suis défenseur des droits humains, activiste, photographe et délégué international de l’Organisation nationale autochtone de Colombie (ONIC) et du peuple autochtone Yukpa. Je suis exilé en France depuis plus de 3 ans en France, car, après avoir dénoncé devant les instances nationales et internationales la situation critique dans laquelle se trouvent les peuples autochtones de Colombie, j’ai fait l’objet de multiples menaces et d’une tentative d’attentant de la part de groupes paramilitaires colombiens.

Quels sont les principaux dangers qui menacent les peuples autochtones en Amérique latine et plus concrètement dans votre région ?

Llanquiray Painemal

Les peuples autochtones qui ont souffert de la guerre coloniale ont été repoussés dans des terres difficiles d’accès ou il n’était supposé ne rien y avoir. Puis un jour on s’est rendu compte que ces terres étaient pleines de ressources. C’est là que les secteurs publics et privés ont commencé à s’intéresser aux territoires mapuches. Ils avaient toute une machine bien huilée pour convaincre les communautés de céder leurs terres et pour la diviser, utilisation d’association au nom mapuche pour répandre leurs discours (ndlr : Technique qu’on appelle l’astroturfing), offre de cadeaux, fausses promesses, etc. Même s’ils étaient le gardien d’énormément de connaissances non valorisé dans le Chili moderne, beaucoup de Mapuches ne savaient pas lire et écrire et étaient peu armés face aux lois et règles administratives imposées par l’état chilien. Traditionnellement les communautés croyaient beaucoup dans le simple fait de donner sa parole, ils ont donc souvent signé des documents sans connaitre leur contenu et ont fini dépossédés de leurs terres. En plus de ça la dictature a subventionné les activités d’exploitation forestière de deux grands groupes, Matte et Angelini. Afin d’étendre le territoire spolié aux Mapuches et accroitre leurs bénéfices, ils ont mis le feu et détruis des millions d’hectares de forêts originaires pour planter et produire à la place une monoculture de pins et d’eucalyptus. À cette aberration s’ajoutent les conséquences durables causées sur les terres et les cours d’eau par l’usage par cette industrie de pesticides, d’herbicides et de fongicides.

Juan Pablo Gutiérrez

Je crois que la problématique principale des peuples autochtones dans le monde est le conflit pour le territoire. Le monde qui se dit moderne, rationnel et développé, s’étend et s’impose partout. Après s’être accaparé des continents entiers à travers la colonisation il s’attaque aujourd’hui aux derniers lieux qui résistent pour survivre, les territoires des peuples autochtones. C’est une machine qui n’offre rien et qui est l’une des pires choses qui est arrivée à l’humanité puisqu’elle est à l’origine de grandes catastrophes comme le changement climatique. Dans ma région, certes les 115 nations de peuples autochtones sont protégées par la constitution, mais dans les faits la grande majorité est à court terme en danger d’extinctions physiques. En Colombie, la course aux « ressources naturelles » et au profit sont à l’origine de cette menace, mais les populations autochtones sont aussi victimes collatérales – meurtres, déplacement de masse – de la guerre qui sévit depuis 50 ans dans la région (ndrl : entre groupes marxistes, militaires, et paramilitaires fascistes). L’État colombien a lui abandonné et exclus de ses politiques publiques nos communautés, notre réalité est loin d’être celle qu’on veut vendre dans les cartes postales pour touristes.

Taneyulime Pilisi

En Amérique Latine je pense que le principal danger pour les peuples autochtones c’est la pression militaire et policière ainsi que les menaces physiques dont ils font l’objet, chose qu’on a de la chance de ne pas avoir en Guyane française. En revanche, nous subissons de fortes pressions culturelles, avec de nombreuses tentatives d’assimilation de notre population. Heureusement, cela n’a pas marché et nous luttons pour la conservation de notre culture et notre langue, aujourd’hui nous avons même des écoles en langue Kalin’a. L’autre grande menace auquel nous faisons face c’est la mise en danger de notre écosystème par l’orpaillage illégal et légal et les projets d’urbanisations au nom desquels on accapare nos terres. À cela s’ajoutent des réglementations arbitraires qui nous empêchent par exemple de pêcher et donc de pouvoir nous nourrir de ce que nous offre notre territoire.

Cette lutte est elle un combat perdu d’avance dans une région ou même les gouvernements progressistes pratiquent des politiques extractivistes et écosidaires ?

Taneyulime Pilisi

Effectivement, les gouvernements de gauche comme de droite français pratiquent exactement les mêmes politiques. Dès que c’est dans leurs intérêts d’exploiter nos terres, ils le font, mais je ne pense pas que le combat est perdu d’avance. Aujourd’hui quand on voit que des organisations comme l’ONAG (Organisation des Nations Autochtones de Guyane) sont dotées d’un statut consultatif spécial au sein des Nations unies ça nous donne de l’espoir. Puis, dans tous les cas, on ne peut pas arrêter de lutter sinon on court à notre perte.

Llanquiray Painemal

Oui, perdue, je ne pense, pas, même si nous sommes en train de lutter contre un pouvoir économique très fort, le peuple mapuche s’organise de plus en plus et de mieux en mieux pour lutter pour ses droits. Malheureusement il est vrai que nous continuons à souffrir de répressions, de racisme policier, et de dénigrement. On nous accuse d’être contre le développement du pays, d’être des fainéants qui ne travaillent pas leur terre et, malheureusement, on trouve ce discours à droite comme à gauche. Ils touchent toutes nos élites car elles ont été bercées depuis toujours par une idéologie occidentale, coloniale et capitaliste qui pense que la terre doit apporter et qu’elle doit être à tout pris être exploité et que sinon elle est inutile. C’est pour cela qu’on se retrouve avec des zones entières sacrifiées pour toujours au nom du progrès de quelque-uns, pourtant on continue à nous appeler les non-civilisés. Alors que, sans rentrer dans le cliché exotérique et pseudo-exotique, notre culture estime que la terre vit, qu’on doit la respecter et qu’on a des devoirs envers elle. Nous on laisse la terre se reposer, on la nourrit, on co-vie avec elle on ne la détruit pas.

Juan Pablo Gutiérrez

Certes nous en sommes en danger d’extinction, mais d’un autre côté il y a en place un processus fort de lutte pour la défense des droits des peuples autochtones au niveau national, mais aussi international. La ONIC (National Indigenous Organization of Colombia) est une organisation aujourd’hui reconnue au niveau régional et international. Au niveau interne il y a un processus d’agglutination important qui s’est mis en place entre les luttes. Après il est vrai que la matrice coloniale de pouvoir ; raciste, patriarcale et prédatrice de la nature, régit l’intégralité du modèle de la société colombienne et continue à influencer tous les niveaux de l’organisation sociale. Les gouvernements de gauche avec des idées progressistes ont du mal à s’en extraire et appliquent, parfois sans s’en rendre compte, cette idéologie. Les peuples autochtones, même s’ils ont vu leurs territoires colonisés, ont évité la colonisation épistémologique et ont maintenu une autre forme d’organisation sociale, qui leur a permis de se projeter autrement dans le monde. Ce modèle perdure jusqu’aujourd’hui avec succès, donc la lutte continue.

Vu d’ici la société civile autochtone, semble-se mobiliser plus que jamais et être au rendez-vous face à l’urgence climatique. Comment voyez-vous l’avenir ? En quoi placez-vous le plus d’espoir ?

Juan Pablo Gutiérrez

Contrairement au monde occidental qui a détruit une bonne partie de l’écosystème vital pour la survie de l’humanité, les peuples autochtones partout dans le monde, ont su prendre soin de lui et le protéger malgré l’hégémonie du modèle sociétale néolibéral et capitaliste. Aujourd’hui, le 80% de la biodiversité de la planète se trouve dans les territoires indigènes ce qui prouve la pertinence de notre vision. Dans le contexte global de crise climatique et de réchauffement planétaire que nous vivons actuellement, on peut affirmer que l’humanité entière peut encore vivre dans cette planète grâce à l’existence des peuples indigènes dans ces territoires remplis de biodiversité. On a toujours vu les peuples autochtones à travers un prisme mystique et romantique, comme un autre, un gardien d’un monde lointain difficile de comprendre opposé au « monde moderne ». Pourtant lorsqu’ils préservent l’eau, les forêts et l’air dans leur territoire ils ne le font pas que pour eux, mais aussi pour le bien de l’humanité de toute entière. Ils n’ont pas dans leur culture la notion de la nation ou de la nature qui est une invention de la subjectivité européenne, la planète est un tout. Changer la vision hégémonique actuelle est donc essentiel même si je sais que cela sera très difficile. C’est pour ça que je suis agréablement surpris quand je me réunis dans des événements alternatifs comme le contre congrès de l’UICN (ndlr : ou l’interview a eu lieu). J’y rencontre souvent des jeunes urbains qui vivent loin de nos réalités, mais qui essayent de se déconstruire comme ils peuvent et qui par leurs actions se montrent à la hauteur de la crise que nous traversons.

Llanquiray Painemal

Il me semble aussi que l’idéologie coloniale et raciste est en train de se déconstruit peu à peu, lors des dernières grandes manifestations au Chili les gens brandissaient massivement le drapeau mapuche. Même s’il reste encore beaucoup de choses à déconstruire au quotidien, les réseaux sociaux ont permis de montrer une autre réalité plus claire et une philosophie différente que celle que nous a été imposé par l’occident. Le changement climatique a eu clairement un impact fort, et sauver le plante entre tou.te.s est devenu une priorité. Ça me donne de l’espoir de voir la jeunesse lutter partout dans le monde pour cette cause. Les initiatives au niveau locales me donnent aussi un peu d’espoir et beaucoup de courage, nous avons fait une petite campagne pour aider financièrement deux communautés mapuches à reboiser avec des espèces natives. En plus d’être concrètes, ce genre d’actions, appliquées avec les principes et les connaissances des peuples autochtones de la région, permettent de mener des campagnes de sensibilisation et de réflexion sur les bonnes pratiques pour récupérer les terres. Ces petits pas peuvent changer le monde parce qu’ils nous redonnent de l’espoir et de l’énergie pour continuer la lutte, car, même si c’est à petite échelle, ils nous permettent d’obtenir des victoires et nous prouvent que malgré tout il est possible de changer les choses.

Taneyulime Pilisi

Les populations autochtones ont toujours été mobilisées, mais notre lutte est bien plus visible aujourd’hui. Nous avons réussi à former une nouvelle génération, dotée de formations universitaires, qui puisse nous représenter dans différents domaines, par exemple dans les domaines juridique ou communicationnel. Les jeunes sont l’avenir, c’est une force pour nous d’avoir de plus en plus de personnes éduquées dans nos communautés, je leur fais confiance pour nous défendre.

Concrètement comment les militant.es européen.ne.s peuvent apporter un soutien à vos luttes ? Quel message voudriez-vous faire passer aux militant.es d’Attac France ?

Taneyulime Pilisi

C’est une question qu’on nous pose régulièrement et qui nous fâche un peu. Nous, peuples du plateau guyanais sommes ravis quand on accompagne nos luttes, mais ce que l’on ne veut surtout pas c’est qu’on nous infantilise et qu’on nous prenne la main sans nous consulter comme ça a été souvent le cas. Quand des non autochtones prennent la parole à notre place c’est presque toujours maladroit et toute une partie de nos problèmes est occultée. Or, comme je le disais tout à l’heure, maintenant nous sommes de plus en plus formés pour nous autoreprésenter. On essaye aussi d’être avant tout solidaire entre nous de développer de plus en plus d’associations pour organiser des actions, des manifestations, des projets, et grâce aux réseaux sociaux c’est de plus en plus possible. Il faut donc nous laisser la parole et nous écouter même si des collaborations respectueuses de notre vision seront toujours les bienvenues.

Juan Pablo Gutiérrez

Tout d’abord il faut bien être conscient que le terme peuples autochtones englobe une multitude de réalités et de peuples, d’ailleurs quand j’en parle, et je pense que Llanquiray et Taneyulime partagent cela, je parle avant tout de ce que vit ma communauté, les Yukpa. Ensuite parce qu’on ne représente pas une structure monolithique qui s’opposerait à un autre peuple qui ne serait pas autochtone. Actuellement nous faisons face à l’une des crises les plus graves qu’a affrontée l’humanité et qui pourrait mettre fin à notre espèce, le changement climatique. Cette crise n’a pas de frontière, nous devons mener la lutte ensemble. Aux jeunes je leur dirai donc aussi de ne pas trop culpabiliser les générations précédentes pour l’état dans lequel est le monde aujourd’hui. On les a éduquées pour vivre comme ça, et les conséquences qu’aurait sur la planète et la société leur manière de vivre n’étaient pas visibles au quotidien, la grande majorité vivait donc dans l’ignorance. Quand elles ont mis en place le capitalisme ou encore la démocratie représentative, cela répondait surement à l’époque à un besoin. En revanche les générations actuelles et les dirigeants mondiaux n’ont plus d’excuses, la communauté scientifique est claire, l’information est accessible partout, on ne peut plus vivre comme avant. Il faut donc se rassembler tou.te.s pour mettre fin à cette logique universaliste moderniste et néo-libérale qui nous met en danger. Le nouveau modèle d’information et de communication interactive que nous offrent les réseaux sociaux nous permet, si on l’utilise de manière stratégique, de nous connecter et de montrer qu’il existe d’autres manières de penser et de vivre.

Llanquiray Painemal

Effectivement, je pense que les militant.e.s européen.ne.s n’ont pas à nous aider ou à nous appuyer, ils doivent s’aider avant tout eux-mêmes. Le changement climatique n’a pas de frontières et nous affrontons tout.e.s les mêmes menaces. Même si pour le moment nous ne sommes pas exposés aux mêmes risques puisque pour les peuples autochtones c’est déjà un problème de vie ou de mort au quotidien, alors que les pays occidentaux bénéficient d’avancés technologiques qui leur permettent de retarder encore un peu l’inévitable. Il faut donc s’écouter et créer des connexions entre nos luttes pour composer ensemble une symphonie et enclencher un mouvement global qui se donnerait comme priorités de stopper la destruction de la planète et d’être plus humble face à la nature. Il faut prendre position et changer notre conception du monde, sinon la planète ne nous donnera pas d’autres options que de pâtir des conséquences de nos actions.