Chili : dix jours où le pays a basculé

YASNA MUSSA, Médiapart, 30 OCTOBRE 2019 

Pendant plus de trente ans, les gouvernements successifs qui ont présidé aux destinées du Chili ont renforcé le modèle économique néolibéral mis en place sous la dictature militaire d’Augusto Pinochet. Mais le mouvement de révolte surgi il y a près de deux semaines a provoqué la pire crise politique depuis le retour de la démocratie : le peuple chilien a soif de changement.

Santiago (Chili), correspondance.– Ámbar est en colère. Devant son lycée, accompagné de ses camarades, il exprime sa rage : « La société est en train de se révolter, car nous les lycéens et étudiants nous avons dit “ça suffit”. Nous en avons assez des abus contre nos parents, contre nos familles. C’est horrible de voir son pays, son peuple, baisser la tête devant des injustices qui ne devraient pas exister. » Non loin de là se trouve la station de métro Pedro de Valdivia, située dans un quartier de l’est de la capitale.

Nous sommes le vendredi 18 octobre. En ce matin de printemps austral, tout semble normal : les gens profitent des terrasses des cafés, les employés de bureau font une pause pour fumer dans la rue, les vendeurs ambulants occupent les trottoirs, quelques touristes prennent des photos. Sauf que des centaines de lycéens courent dans les rues de Santiago pour échapper à la police. Dans le sous-sol, dans les stations de métro, ils se sont organisés pour frauder afin de protester contre la hausse des tarifs de 800 à 830 pesos chiliens, soit quelque 3 centimes d’euros. Ce qui a ainsi commencé de manière spontanée s’est transformé en une révolte générale : d’abord en se propageant aux différents lycées de la capitale puis en mobilisant les universitaires, les travailleurs et, finalement, les usagers du métro.

Ce vendredi, les carabineros, un corps de la police chilienne, n’ont pas tardé à arriver, pourchassant ceux qui sautaient les tourniquets du métro pour ne pas payer le billet, l’équivalent de 1,03 euro dans un pays où le salaire minimum atteint à peine les 382,20 euros par mois. À partir de ce jour, rien n’a plus été pareil au Chili.

En quelques heures, le pays a basculé dans le chaos. Des stations de métro ont été incendiées, des barricades dressées, les images des policiers tabassant les lycéens et lançant des gaz lacrymogènes à l’intérieur des rames ont été rapidement diffusées sur les réseaux sociaux. Du jour au lendemain, la télévision a commencé à montrer des images des supermarchés incendiés, des scènes de révolte et de destructions. Une semaine auparavant, pourtant, le président Sebastián Piñera se vantait, dans un entretien télévisé, que le Chili était « une véritable oasis », un pays jouissant d’une démocratie stable au milieu d’une « Amérique latine en pleine convulsion ».

Aujourd’hui, dix jours après ce premier vendredi de révolte, le mécontentement est de plus en plus évident. Il saute aux yeux. Aux coins des rues ou au milieu d’elles, les Chiliens organisent des « cacerolazos », ces concerts de casseroles typiques des manifestations populaires en Amérique latine. Faire du bruit pour rompre le silence que le pouvoir cherche à imposer sur l’effet de ses politiques publiques.

« Ce sont les jeunes qui, dans ce nouveau siècle, mobilisent le pays et mettent sur la table les problèmes, non seulement ceux conjoncturels propres à la réalité qu’ils vivent, comme par exemple l’éducation, mais aussi des sujets comme le type de société qu’ils veulent, en critiquant celui que nous avons actuellement », souligne Raúl Zarzuri, sociologue et professeur à l’Université de l’académie d’humanisme chrétien.

Selon ce spécialiste de la participation citoyenne, la situation actuelle détonne « car les lycéens ont commencé à lancer des actions de désobéissance civile face à la hausse des tarifs et [que] cela s’est connecté à un sentiment de colère et de rage qui s’est accumulé depuis de nombreuses années. Cela ne vient pas d’un seul gouvernement, mais de plusieurs, et c’est ce qui explique que les gens ont commencé à se mobiliser ».

Les chiffres macroéconomiques, les faibles niveaux de délinquance et de corruption par rapport à ses voisins régionaux, ont fait du Chili un pays apparemment exemplaire, cité par d’autres responsables politiques qui affirmaient vouloir suivre le modèle du « miracle chilien ». Cependant, selon un rapport du groupe de la Banque mondiale (World Bank Group), le Chili figure parmi les dix pays les plus inégalitaires au monde, le premier parmi les membres de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE).

Ainsi aller à l’université coûte cher – quelque 300 euros par mois – et la plupart des étudiants sont endettés. Leur dette a été multipliée par trois en dix ans et 160 000 d’entre eux n’arrivent pas à la payer. En 2006 et 2011, c’était l’un des principaux motifs des grands mouvements étudiants qui ont secoué le pays. Les manifestants réclamaient aussi une éducation gratuite et de qualité. L’une des particularités du mouvement actuel est que les revendications portent sur le coût des hausses du tarif de métro pour leurs parents, les jeunes bénéficiant d’un tarif spécial. « Ils se trouvent dans un contexte familial où du fait de la précarité dans laquelle vivent leurs parents, ils sont directement affectés. Les adultes ne peuvent pas sortir dans la rue pour protester aussi facilement, ils ne peuvent pas risquer de perdre leur travail, par conséquent ce sont les jeunes qui prennent la relève. D’autres jeunes se sont joints à cet appel assez spécifique, car cela traverse toutes les générations et c’est transversal, aussi, en ce qui concerne les couches économiques », explique le sociologue.

«Ce ne sont pas 30 pesos, mais trente ans»

Le samedi 19 octobre, le pays s’est réveillé en pleine convulsion. Pendant la nuit, le siège de la multinationale Enel avait été incendié. Enel fournit l’électricité à une grande partie des Chiliens. Le service est privé et le coût des factures n’a cessé d’augmenter. Cette image de l’édifice en flammes est devenue le symbole sans équivoque du mécontentement. Même si on n’en connaît toujours pas les causes, l’entreprise affirme que l’incendie a été intentionnel.

Cette nuit de fureur a parcouru tout le pays et l’a plongé dans l’incertitude pendant plusieurs jours à tel point que le président Sebastián Piñera a décrété l’état d’urgence dans différentes villes et provinces de la région métropolitaine (Santiago et ses alentours). À cela s’est ajouté un couvre-feu, imposé pendant une semaine dans treize des seize régions. « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant », a lancé Piñera le lendemain. La phrase a choqué une grande partie du pays et fait naître le hashtag #NoEstamosEnGuerra (#NousNeSommesPasEnGuerre), très populaire sur les réseaux sociaux. L’on n’avait jamais vu une telle réponse de la société chilienne depuis la dictature d’Augusto Pinochet.

« Cacerolazos » incessants, rencontres politiques, manifestations en direction des places principales des villes : le mouvement a pris en un instant. À mesure que les gens se rassemblaient, augmentait la présence policière et militaire, selon un scénario sans précédent pour une génération qui est née sous un régime démocratique et qui n’a pas peur de défier l’autorité, contrairement aux précédentes, souligne Antoine Faure, chercheur en sciences politiques à l’université Finis Terrae de Santiago. « Cela réactive une mémoire, une mémoire de combat », dit-il.

D’ailleurs, même après le couvre-feu, des groupes de jeunes continuaient à manifester multipliant les « cacerolazos » et entonnant des chansons de protestation.

Les déclarations du président, la programmation des télévisions saturant les écrans de scènes de violences, la répression policière dans les rues ont ramené les Chiliens au souvenir d’une époque pas si lointaine, rouvrant une blessure qui ne s’était jamais cicatrisée. La situation était pourtant impensable quelques jours auparavant : des files d’attente se forment devant les supermarchés pour s’approvisionner. La peur de la pénurie est de retour dans ce pays qui fut le laboratoire du système néolibéral en Amérique latine dans les années 1980 et qui est gouverné actuellement par la droite.

Une pancarte brandie par une manifestante sur l’avenue Alameda, la principale artère de Santiago, résume tout : « Ce ne sont pas 30 pesos, ce sont 30 ans. » Le slogan sera repris par tous. Aux coins des rues, sur les balcons, s’impose aussi le slogan : « Ohhh, le Chili s’est réveillé, le Chili s’est réveillé ! » Un pays surendetté, où l’on achète les courses de la fin du mois en empruntant, semble s’être en effet réveillé de son rêve néolibéral. Ou plutôt de son cauchemar.

« Il y a une classe moyenne dénuée de toute protection qui est assez importante en nombre », explique Claudia Sanhueza, économiste et directrice du Centre d’économie et de politiques sociales de l’université Mayor. Pour Sanhueza, également diplômée de l’université de Cambridge, dans le pays, « il n’y a pas de droits sociaux, ni dans l’éducation, ni dans la santé, ni pour les retraites ; par conséquent, on est face à une accumulation de carences qui touche une classe moyenne très endettée. Les économistes appellent ce phénomène la contagion de la consommation ». Cette contagion nourrit la frustration de ceux qui voient leurs voisins s’offrir des automobiles plus grandes, des vêtements plus chers, alors que dans le même temps le marché offre de nouvelles manières de s’endetter. Un cycle infernal.

L’une des principales demandes des manifestants est la fin du système de retraite par capitalisation, dépendant de fonds privés, appelés au Chili les « AFP » (Administradoras de Fondo de Pensiones, gestionnaires des fonds de pensions), qui représentent 83 % du produit intérieur brut du pays, un des taux les plus élevés au monde. Imaginé par le frère aîné du président, José Piñera, ministre du travail et des retraites sous la dictature militaire (1973-1990), le système est l’un des héritages les plus significatifs du régime d’Augusto Pinochet.

Yolanda Ramírez a 79 ans. Elle est retraitée et reçoit à peine 160 euros par mois. Faute de pouvoir boucler ses fins de mois, elle travaille du lundi au samedi de 7 h 30 à 16 heures comme femme de ménage dans un collège de l’est de Santiago, ce qui lui permet de gagner 370 euros. Incapable de payer seule un loyer, Ramírez, qui a pourtant travaillé toute sa vie comme assistante maternelle dans des crèches, est obligée désormais de vivre avec ses deux nièces dans la ville de Recoleta, au nord de la capitale.

« J’ai pris ma retraite à 63 ans. Mon salaire, mes économies, tout cela a été volé par l’“AFP”. Ils m’ont volée parce que finalement j’ai une misère pour vivre : 13 millions [16 000 euros – ndlr]. Et c’est ce dont je dispose jusqu’à la fin de ma vie », raconte-t-elle d’une voix brisée dans le salon de sa maison. Cette situation est vécue par tous ceux qui n’occupaient pas des emplois qualifiés : concierges, personnel d’entretien, chauffeurs de bus, employées domestiques…

En août 2016, avait surgi le mouvement citoyen « No Más AFP » (« Assez des AFP »), qui proposait un système de retraites par répartition, plus solidaire, tripartite – employeur, État et travailleur – et administré par l’État. Le mouvement avait organisé depuis de nombreuses manifestations. Sa revendication est aujourd’hui reprise par le mouvement d’octobre, qui en fait une priorité.

Un rassemblement historique

Nous sommes le vendredi 25 octobre, après une semaine hors du commun pour le Chili. Quelques heures avant qu’entre en vigueur la septième nuit de couvre-feu, un appel a été lancé pour la plus grande manifestation dans l’histoire du pays. La place Italie, lieu névralgique de la ville, où se sont déroulés tant de célébrations populaires, de meetings politiques et de protestations, se remplit progressivement.

Une jeune femme âgée d’une vingtaine d’années brandit une pancarte, où elle a écrit : « Je n’ai pas peur de mourir, j’ai peur de prendre ma retraite. » Ceux qui l’accompagnent réclament l’éducation gratuite, la démission de Piñera ou du ministre de l’intérieur, son cousin, Andrés Chadwick. Au coin d’une rue, un homme s’est déguisé en extraterrestre et il tient un écriteau : « Cecilia, nous venons te chercher. » Il fait allusion à l’enregistrement d’une conversation de l’épouse du président diffusé par la presse, où elle s’inquiétait des troubles et y voyait une « invasion étrangère, d’extraterrestres ».

Autant de phrases montrant la déconnexion entre la population confrontée à une vie quotidienne difficile et les élites du pays qui profitent à plein de la croissance et des réussites économiques. Difficile pour ces dernières de voir du jour au lendemain le Chili ralenti par les manifestations, d’observer une grande partie des commerces fermés ou les réseaux de transport et les systèmes de distribution paralysés, de vivre avec des bruits d’hélicoptère toutes les nuits.

Il faut dire que les conséquences du mouvement se font sentir au-delà des frontières. Selon la compagnie d’assurances Moody’s Analytics, le conflit a fait monter de 8 % le risque pays et la bourse a plongé de manière inattendue. « Le problème, c’est que les économistes considèrent le fonctionnement des marchés, pas celui des sociétés. Ils pensent que les marchés, ce sont les sociétés. Au Chili, presque tous les aspects de la vie sont organisés comme des marchés », souligne l’économiste Claudia Sanhueza.

Raúl Zarzuri abonde en ce sens et assure que « toutes les politiques néolibérales mises en place au Chili, avec plus ou moins de modifications, ont affecté un point central de notre vie : la vie quotidienne ». Le sociologue y voit l’un des points centraux de ce « printemps chilien ». « C’est là où nous produisons et reproduisons notre vie, non dans un sens matériel mais symbolique. Et, en ce sens, la critique que nous adressons aux politiques est de ne pas être connectés avec la vie quotidienne », ajoute-t-il.

De nombreuses déclarations malheureuses de certains membres du gouvernement ont illustré ce phénomène, qui a servi de terreau à l’embrasement généralisé. Ainsi celle du désormais ancien ministre de l’économie, Juan Andrés Fontaine, qui avait invité les gens à « se lever plus tôt » pour éviter d’être affectés par la hausse des tarifs – à certaines heures matinales, le métro est moins cher. Conséquence inattendue : on a vu pour la première fois des Chiliens de classes plutôt privilégiés, vivant dans des quartiers résidentiels, rejoindre les manifestants.

En cet après-midi du 25 octobre, un million deux cent mille personnes sont rassemblées dans la capitale, selon les autorités municipales, un record historique. Une mobilisation qui n’a pas nécessité de dirigeants politiques. Des voix spontanées ont repris des classiques de chanteurs engagés, au premier rang desquels « El Derecho de Vivir en Paz » de Víctor Jara, le musicien assassiné juste après le coup d’État de Pinochet. 

Dans tout le pays, les gens sont descendus dans la rue, défiant le couvre-feu mais aussi les violences policières. Quelques jours auparavant surgissaient des dénonciations d’actes de torture présumés, commis juste en dessous de la place Italie, dans le métro Baquedano. Un des juges chargés d’enquêter, Daniel Urrutia, explique à la télévision qu’« en ce moment on viole les droits humains d’une grande partie de la population ».

Tant les réseaux sociaux que certaines chaînes de télévision diffusent des images crues de tabassages, d’arrestations sélectives, de tirs à bout portant, ainsi que des témoignages déchirants d’agressions sexuelles. L’Institut national des droits de l’homme (INDH) actualise, au moins deux fois par jour, le bilan terrible des victimes des agents de l’État. Parmi les affiches des manifestants, on peut voir aussi « La presse ment » ou « La télévision est complice », une critique directe de la couverture des médias nationaux qui ont surtout insisté, dénoncent les manifestants, sur le « vandalisme ».

Le dernier chiffre publié par l’INDH recense 120 plaintes judiciaires, dont cinq pour meurtres, 18 pour agressions sexuelles et 76 pour tortures. Au total, 3 535 personnes ont été arrêtées et 1 132 hospitalisées après avoir été blessées. La violence a été telle que l’ordre des médecins du Chili a dénoncé la perte d’un œil par près d’une centaine de personnes visées par des tirs. Parmi les 19 individus tués durant ces jours de révolte, seulement 15 ont été identifiés. L’ancien ministre de l’intérieur, Andrés Chadwick, a assuré n’avoir « aucune responsabilité politique dans cette situation », alors que son secrétaire d’État, Rodrigo Ubilla, a refusé de donner aux journalistes une quelconque information sur ces morts et les circonstances dans lesquelles elles ont eu lieu.

Après avoir levé le couvre-feu le samedi 26 octobre, le président Piñera a assuré avoir entendu le peuple. Il a même demandé pardon dans une adresse télévisée. Et lundi, il a composé son nouveau gouvernement. Des ministres importants sont partis, en particulier l’impopulaire Andrés Chadwick. La porte-parole Cecilia Pérez s’est vu confier la charge du ministère des sports. Au Parlement, les députés préparent une « mise en accusation constitutionnelle » – un processus qui peut mener à une destitution –, la première portée contre un président en exercice dans l’histoire du Chili. Mercredi, le président a indiqué renoncer, « avec un profond sentiment de douleur », à organiser la conférence mondiale sur le climat COP25 en décembre et le sommet du forum de Coopération économique Asie-Pacifique prévu un mois avant.

À l’issue de la « manifestation du million », aussi bien Piñera que son gouvernement insistent sur le fait qu’ils ont compris les citoyens, tout en appelant à un retour à la normalité. Mais lundi, alors qu’on annonçait l’arrivée d’observateurs de l’ONU pour enquêter sur les violations des droits de l’homme, mais aussi mardi et mercredi, les Chiliens sont sortis de nouveau dans les rues. Le son des « cacerolazos » retentit une nouvelle fois. On assiste encore à la fermeture de stations de métro en raison d’opérations de fraude massive. Les manifestations vont jusqu’au palais présidentiel de La Moneda pour demander plus. Et surtout que Piñera démissionne, que le Chili se réveille car, comme on peut le lire sur une affiche : « La plus grande crainte est que tout s’arrête et que tout continue comme avant. »

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît, entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici