Chine : des silences coupables

FRANÇOIS BOUGON, Médipart, 16 avril 2020

 

Les responsables chinois continuent de nier tout retard et toute tentative de cacher au public l’apparition de l’épidémie de Covid-19 à Wuhan, dans la province du Hubei. Mais des documents officiels chinois révélés mercredi par Associated Press (AP) et obtenus auprès d’une source médicale contredisent, une nouvelle fois, cette assertion. Ils permettent aussi de comprendre un peu mieux ce qui s’est passé dans le pays d’où le virus est parti avant de s’étendre au reste de la planète.

Selon ces documents, Pékin a mis six jours à alerter ses citoyens, alors que les responsables sanitaires étaient conscients de la crise en cours. Ainsi, ce n’est que le 20 janvier que le numéro un Xi Jinping lançait la mobilisation, trois jours avant d’imposer un cordon sanitaire à Wuhan, épicentre de l’épidémie.

Pourtant, dès le 14 janvier, lors d’une visioconférence avec les responsables sanitaires provinciaux, le responsable de la Commission sanitaire nationale Ma Xiaowei brossait un tableau sombre de la situation, selon un compte-rendu auquel AP eu accès. « La situation épidémique est toujours grave et complexe, c’est le plus grand défi depuis le Sras [syndrome respiratoire aigu sévère – ndlr] en 2003 et il est susceptible de se transformer en un événement de santé publique majeur », disait-il.

La réunion avait également jugé que la transmission interhumaine était possible et la confirmation la veille d’un cas en Thaïlande montrait la possibilité de l’extension de l’épidémie. « Avec l’arrivée du Nouvel An lunaire, beaucoup de gens voyageront et le risque de transmission de contamination est élevée, indique le texte, cité par AP. Toutes les villes doivent se préparer à une épidémie et y répondre. »

Lors de cette réunion, Ma avait appelé les responsables à s’unir autour du secrétaire général du Parti communiste et président de la République Xi Jinping, soulignant l’importance des facteurs politiques et du maintien de l’ordre (la « stabilité sociale » selon la terminologie officielle) avant la session parlementaire de mars, un rendez-vous annuel important à Pékin.

Le 15 janvier, selon un autre document obtenu par AP, le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies avait déclenché, en interne, la réponse d’urgence la plus élevée. Quatorze groupes de travail avaient été constitués pour s’occuper notamment de la levée de fonds, de la formation du personnel, du rassemblement des données, du travail d’enquête sur le terrain et de la supervision des laboratoires. Ordre était également donné à la province de Hubei, où se trouve Wuhan, de commencer à relever les températures aux aéroports, stations de bus et de train et d’interdire les rassemblements.

Toujours selon AP, la Commission sanitaire nationale a distribué un document d’instructions de 63 pages aux responsables provinciaux, dans lequel il était notamment demandé d’identifier les cas suspects. « Ne pas répandre sur Internet » et « Ne pas dévoiler publiquement », était-il notamment indiqué.

Dans le même temps, les responsables minimisaient le risque, soulignant qu’il n’y avait que quarante et un cas… Le 15 janvier, le responsable du centre d’urgence du Centre pour le contrôle et la prévention des maladies, Li Qun, déclarait à la télévision : « Nous sommes arrivés au constat que le risque de transmission interhumaine soutenu est faible. » Au même moment, il était nommé responsable d’un groupe de travail afin de préparer les plans d’urgence pour la réponse de niveau un, selon le document de la Commission obtenu par AP.

Cinq jours plus tard, Xi Jinping s’exprimait pour la première fois sur le nouveau coronavirus, jugeant qu’il devait être « pris au sérieux ». Un épidémiologiste réputé, Zhong Nanshan, déclarait publiquement qu’il était transmissible d’être humain à être humain.

Rien ne permet de savoir, pour l’heure, pourquoi pendant six jours les autorités ont choisi de ne pas alerter la population. Volonté de ne pas provoquer la panique avant le Nouvel An lunaire ? Ou bien de préserver la fameuse « stabilité sociale » avant la session parlementaire de mars ? On en est réduit à des conjectures, d’autant plus que les autorités chinoises se sont lancées dans une réécriture de l’histoire récente avec une volonté de faire oublier leurs responsabilités après avoir réussi à juguler la première vague.

Toujours est-il que cette période de six jours s’ajoutait à un retard précédent marqué par les tentatives des autorités locales de réduire au silence le personnel médical qui voyait courant décembre un nombre de plus en plus important de patients avec des cas présentant des symptômes similaires au Sras.

Ainsi la première à avoir diffusé l’information auprès de collègues pour les mettre en garde et leur conseiller de se protéger avait été la cheffe des urgences de l’hôpital central de Wuhan, Ai Fen. Dans un témoignage publié en mars par le magazine chinois Renwu (People) – il a été censuré depuis, mais il est disponible sur un certain nombre de sites (ici en chinois) –, elle racontait comment elle avait envoyé le 30 décembre à des collègues la photo des résultats de test d’un patient, où elle avait entouré de rouge les mots « coronavirus Sras ».

Parmi eux, le docteur Li Wenliang – décédé par la suite du Covid-19 et considéré comme le lanceur d’alerte de l’épidémie de Covid-19 – l’avait diffusé à un groupe d’amis par l’intermédiaire de l’application WeChat. Il fera partie des huit médecins convoqués par la suite et sermonnés par la police pour diffusion de rumeurs.

Convoquée par ses chefs à l’hôpital, Ai Fen, elle, s’était vu passer un savon – « J’ai subi une réprimande sans précédent et très sévère » – et avait reçu l’ordre de ne plus communiquer. Pendant ce temps, les malades affluaient à l’hôpital et elle obligeait les personnes travaillant dans son service à se protéger en portant en particulier des masques.

« Je me suis souvent dit, a expliqué Ai Fen dans son texte, que s’ils ne m’avaient pas sermonnée de cette manière à ce moment, s’ils s’étaient renseignés de manière calme et posée sur les tenants et les aboutissants de cette affaire, s’ils avaient demandé à d’autres experts des maladies respiratoires de se concerter, peut-être que la situation aurait été meilleure, j’aurais pu au moins communiquer davantage au sein de l’hôpital. Si tout le monde avait alerté de cette manière dès le 1er janvier, alors il n’y aurait pas eu tant de tragédies. »

« Il y a encore beaucoup de choses à savoir »

Une étude récente estimait que si des mesures telles que les restrictions de déplacement, le confinement ou la distanciation sociale avaient été prises une semaine, deux semaines ou trois semaines plus tôt, le nombre de cas aurait été réduit respectivement de 66 %, 86 % et 95 %. Au 16 avril, selon l’OMS, la Chine comptait 83 747 cas et 3 352 morts. Le cordon sanitaire a été levé à Wuhan le 8 avril, mais les autorités maintiennent des mesures de contrôle pour éviter une deuxième vague avec des cas « importés » (des Chinois revenant de l’étranger ou des ressortissants étrangers).

Pendant presque deux semaines à partir du 5 janvier, aucun nouveau cas n’a été signalé, souligne AP. Deux équipes d’experts, envoyées depuis Pékin, n’avaient pas établi fermement qu’il y avait transmission inter-humaine. Mais, selon l’agence américaine, leur erreur a été de rechercher uniquement des malades avec des symptômes sévères et aussi seulement ceux étant passés par le marché Huanan.

Par ailleurs, les responsables locaux ont également été accusés d’avoir tardé à prendre des décisions. Mi-février, les principaux responsables du Parti communiste chinois de la province du Hubei et de Wuhan avaient été remplacés, accusés de ne pas avoir pris la mesure de la crise.

Quant à Ai Fen, certains craignaient pour sa sécurité, mais elle a récemment donné de ses nouvelles sur son compte Weibo. Elle y a diffusé des photos et aussi une vidéo enregistrée lundi devant l’entrée des urgences, où elle exprime sa gratitude envers tous ceux qui s’inquiétaient pour elle et les rassurer : « Je vais bien. »

Nul doute que ces éléments vont relancer le débat sur les responsabilités chinoises. Pour pouvoir s’absoudre des siennes, le président américain Donald Trump ne cesse de revenir sur ce sujet. Mardi, il a tout d’abord annoncé suspendre la contribution américaine à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’accusant d’avoir accepté sans broncher les informations données par Pékin.

« Si l’OMS avait fait son travail pour envoyer en Chine pour évaluer objectivement la situation sur le terrain et pour dénoncer le manque de transparence de la Chine, l’épidémie aurait pu être contenue à sa source avec très peu de morts », a-t-il lancé. Le lendemain, il expliquait que les États-Unis avaient plus de cas – 578 268 cas et 23 476 morts au 15 avril –, « car nous déclarons beaucoup plus ».

Dans ce contexte, la télévision ultra-conservatrice Fox News a affirmé mercredi que le virus provenait d’un laboratoire de Wuhan, dont les normes de sécurité déficientes avaient été relevées en 2018 par des câbles diplomatiques américains. Mais les sources citées ne sont pour l’heure guère convaincantes. Interrogé à ce sujet, Donald Trump a expliqué que les Américains menaient un « examen approfondi de cette situation horrible ».

Le soir même, le secrétaire d’État, Mike Pompeo a déclaré : « Ce que nous savons, c’est que ce virus est parti de Wuhan, en Chine. Nous savons qu’il y a l’Institut de virologie de Wuhan à quelques kilomètres de là où se trouve le marché. Il y a encore beaucoup de choses à savoir. Vous devez savoir que le gouvernement américain travaille avec diligence pour comprendre. » Il a également appelé Pékin à « être franc » et à « s’ouvrir ».

Assiste-t-on à une nouvelle tentative de la part de Donald Trump et de son équipe de pointer du doigt la Chine pour éviter de répondre sur sa gestion désastreuse de la crise ? Cela n’est pas exclu. Rappelons qu’en janvier, Donald Trump louait la Chine sur son compte Twitter : « Les États-Unis apprécient leurs efforts et leur transparence. Tout fonctionne bien. Je veux remercier en particulier, au nom du peuple américain, le président Xi ! »