PASCALE MARIANI, Médiapart, 24 novembre 2019
Bogotá (Colombie), de notre correspondante.– « Résistance, résistance ! », entend-on à Bogotá, de la place Bolivar à Chapinero et Usaquén, des faubourgs populaires de Ciudad Bolivar au quartier bohème de La Macarena. De temps à autre, un « Duque dehors ! » ranime l’enthousiasme d’une foule qui paraît ne toujours pas y croire. La Colombie, frappée par un conflit vieux de plus d’un demi-siècle, a connu peu de mobilisations massives au cours de son histoire récente. Longtemps la contestation y a été criminalisée, car assimilée à la rébellion armée.
« On en a assez des injustices, des mensonges, on en a assez d’être dirigés par des gouvernement qui se ressemblent tous. On veut un changement », explique Juan Pablo, habitant du quartier du Parway, non loin du centre de Bogotá. Cet ingénieur d’une quarantaine d’années est descendu ce soir-là de chez lui avec une marmite et une cuillère en bois, tenant par la main sa fille de 6 ans en pyjama. Çà et là s’agitent dans la foule des wiphalas boliviennes ou parfois résonne une chanson chilienne. La vague de contestations en Amérique latine et dans le monde a joué un rôle dans l’entrain collectif. « Les manifestations au Chili, en Équateur ou en Bolivie nous ont donné la sensation qu’il était possible de se faire entendre en maintenant le mouvement dans la durée », selon la sociologue Diana Guzman.
24 novembre 2019. A Bogota, des Colombiens bravent le couvre-feu instauré deux jours plus tôt. © Luisa Gonzalez / Reuters
La mobilisation des Colombiens est avant tout citoyenne et ne semble dirigée par aucun parti, même si l’opposition y adhère. « C’est un mouvement spontané qui mobilise aussi bien les secteurs populaires que les classes moyennes et aisées. C’est historique en Colombie ! », affirme Hollman Morris, conseiller municipal du parti de gauche Colombia Humana.
Jeudi 21 novembre, une manifestation massive a lancé le mouvement. Convoquée par les syndicats, elle a été relayée par les défenseurs des droits de l’homme, de l’environnement, les organisations étudiantes, paysannes et indiennes.
Le mot d’ordre initial était de mobiliser le pays contre le « paquetazo de Duque » (le « paquet d’Ivan Duque », du nom du président), une série de mesures néolibérales réformant le système des retraites et les lois du travail. Le pays n’en connaissait pourtant que le projet de loi. Le mouvement a vite embrassé un large spectre de revendications, fruit de décennies de griefs accumulés: de la défense de la paix à lutte pour l’éducation publique ou contre les injustices sociales.
Une indigne concentration des richesses fait de la Colombie le pays le plus inégalitaire d’Amérique du Sud, d’après l’OCDE. Elle se situe parmi les dix pires au monde. Il faut 11 générations pour qu’une famille colombienne sorte de la pauvreté, contre 6 au Chili.
La première journée de manifestations a commencé comme une fête. Elle s’est terminée dans les vapeurs douloureuses des gaz lacrymogènes, alors que des actes de vandalisme sporadiques entachaient l’évènement. Dès 9 heures du matin, des dizaines, peut-être des centaines de milliers de personnes ont défilé bruyamment sur la Carrera 7, l’artère principale de Bogotá, vers la place Bolivar, centre du pouvoir.
« Nous sommes fatigués de la corruption, de l’injustice, de tout ce qui se passe en Colombie », lance Silvana, étudiante. « Nous demandons un pays plus équitable, et d’avoir un système de retraite et de santé qui fonctionne », ajoute Juan Carlos, jeune employé d’une entreprise privée. D’autres dénoncent le fracking (la fracturation hydraulique) ou encore le massacre à venir des requins du Pacifique, dont la commercialisation des ailerons a récemment été autorisée par le gouvernement.
Rocio, Afro-Colombienne au visage maquillé de points blancs, proteste elle contre la violence. « Nos leaders sociaux se font tuer dans tout le pays. C’est pour eux que je manifeste, pour les communautés noires, les Indiens, les paysans et tous ceux qui ne sont pas représentés. » Ces trois dernières années, 627 leaders sociaux et activistes des droits de l’homme ont été assassinés, selon l’ONG Indepaz.
Depuis la signature en 2016 des accords de paix entre la guérilla des Farc et le gouvernement de Juan Manuel Santos, le pays a connu une brève période d’accalmie, avant de sombrer à nouveau dans la guerre. Élu en 2018, Ivan Duque, ennemi déclaré du processus de paix, n’a eu de cesse de torpiller ces accords. Aujourd’hui, une partie des guérilleros des Farc ont repris les armes et la guerre enflamme à nouveau les campagnes. Guérilla de l’ELN, dissidences des Farc et groupes de narcotrafiquants se disputent les territoires semés de coca. Comme toujours, les civils paient un lourd tribut à ce conflit sans fin.
Mais la lutte contre l’ennemi intérieur qui avait soudé les Colombiens autour de la « mano dura » d’Alvaro Uribe, président de 2002 à 2010, ne suffit plus à rassembler. Surnommé « le sous-président », Ivan Duque n’a pas la verve politique de son mentor Uribe. Son gouvernement paraît plus que jamais éloigné des préoccupations des citoyens.
Nombre de ceux qui protestent aujourd’hui ont été indignés par l’assassinat par l’armée de huit mineurs de 12 à 17 ans. Ces jeunes recrues d’un groupe dissident des Farc ont été décimées sans pitié lors d’un bombardement fin août. « De quoi tu me parles, mon vieux ? », avait répondu le président Duque à un journaliste qui l’interrogeait à l’improviste sur ce crime. Dans les cortèges de manifestants, plusieurs pancartes dénoncent ces « assassinats d’enfants ». « Maintenant tu nous entends, mon vieux ? », interpelle l’une d’elles.
À Bogotá, ils étaient des centaines à braver vendredi 22 novembre 2019 le couvre-feu fixé à 21 heures. La mesure n’avait pas été appliquée depuis 1977 dans cette capitale d’aujourd’hui 7 millions d’habitants.
Des Bogotanais de tous âges répétaient comme un mantra : « Nous n’avons pas peur, nous n’avons pas peur », en martelant furieusement casseroles et couvercles en métal, avec un sens du rythme propre aux Latino-Américains. « La Colombie s’est réveillée ! », exultait un manifestant. Depuis, les cacerolazos, ces concerts de casseroles, sont quotidiens.
Mais des frayeurs collectives d’un nouveau genre ont fait leur apparition. La nuit de vendredi à samedi, alors que Bogotá était soumise à couvre-feu, dans plusieurs quartiers résidentiels se sont répandus par WhatsApp des messages vocaux affirmant que des voleurs tentaient de forcer l’entrée des immeubles. Des groupes de voisins se sont armés de bâtons et d’armes blanches pour repousser des pilleurs vraisemblablement imaginaires.
Les autorités, elles, semblent déconnectées des revendications des manifestants. Depuis le premier jour, pourtant, le président Duque intervient chaque jour à la télévision. Il promet un dialogue sans axes précis, à l’image des revendications. Et s’attache avant tout à dénoncer les actes de vandalisme, alors que les protestataires sont scandalisés par les nombreux abus de la police. « Nous devons tous remercier les soldats et policiers de Colombie […]. Ce sont eux qui tous les jours construisent une paix durable. » Or la police comme l’armée, responsables de milliers d’exécutions extra-judiciaires, ont perdu depuis longtemps leur aura.
Depuis jeudi, dans le centre de Bogotá, les policiers dispersent violemment les manifestants. Dès le début des rassemblements, des gaz lacrymogènes font fuir, horrifiés, des citoyens venus manifester paisiblement. Un jeune de 18 ans est entre la vie et la mort, blessé à la tête par un projectile tiré à bout portant par les escadrons anti-émeute. Des centaines de personnes auraient été blessées, dont une bonne partie de policiers. Mais la répression en cours, et sa transmission en direct sur les réseaux sociaux, ne font qu’augmenter la mobilisation. Beaucoup de Colombiens sont convaincus que les actes de vandalisme sont montés de toutes pièces par la police pour semer le chaos.
« Nous allons affronter des jours difficiles », a prévenu Enrique Peñalosa, le maire de Bogotá, qui termine peu glorieusement son mandat. « Nous devons être unis, car nous sommes face à un complot organisé », a-t-il ajouté. Des propos en résonance avec ceux de membres du parti au pouvoir, le Centre démocratique, qui, bien avant le premier rassemblement, dénonçaient le fait que le mouvement relèverait d’une conspiration de la gauche sud-américaine. La veille de la protestation, l’armée a été déployée dans la capitale.
Par le dialogue promis, Ivan Duque propose de « résorber la brèche sociale », de « lutter contre la corruption avec plus d’efficacité » et de « construire la paix dans la légalité ». « Cette conversation se déroulera dans toutes les régions, avec tous les secteurs sociaux et politiques. Elle utilisera les moyens électroniques et des mécanismes de participation qui incluront tous les Colombiens », a-t-il annoncé. Mais l’organisation d’une telle négociation s’annonce difficile. Le mouvement n’a pas de têtes visibles pour négocier des points précis, et les revendications sont multiples.
Sur Twitter samedi soir, Ivan Duque a proposé d’engager dès ce dimanche des pourparlers. Mais il n’a pas pour autant apaisé la joyeuse colère des Colombiens. Lundi est prévue une nouvelle mobilisation massive. A Bogota comme ailleurs dans le pays, les casseroles résonnent de plus belles, au son du tambour et des rythmes de cumbia.