ACTA, 5 mai 2021
Depuis près d’une semaine, une vague de soulèvements massifs et souvent insurrectionnels secoue le pays. En face, le gouvernement Duque, que l’on peut sans trembler qualifier d’extrême-droite, a répondu par une répression violente, une grande tradition en Colombie, qui compte en quelques jours plus de 30 morts et près de 1000 blessés. Déjà en 2019, des protestations secouaient le pays en réclamant notamment l’abandon de la réforme des retraites d’alors, un meilleur accès aux soins de santé et une meilleure protection sociales des classes populaires, mais aussi le respect des accords de paix par les autorités. Cette fois-ci, la colère paraît bien difficile à maîtriser, mais nul doute que le gouvernement colombien s’y attèlera, au prix de nombreuses vies humaines.
Les raisons de la colère
Il faut revenir sur le contexte politique et sanitaire colombien pour comprendre ce qui se joue ici. Sanitaire d’abord, puisque la Colombie est, après le Brésil et l’Argentine, le pays le plus touché par la pandémie du Covid-19. Le pays se rapproche dangereusement du seuil de 3 millions de cas positifs, avec la situation hospitalière que l’on peut imaginer, et comptabilise aujourd’hui environ 76 000 décès. Il faut dire que l’accès aux soins est extrêmement difficile, du fait de la guerre civile qui a ravagé le pays (et continue de le faire dans une moindre mesure), de la part importante de la population qui vit dans des zones rurales et reculées, qui ne disposent pas d’infrastructure sanitaire à proximité, infrastructures sanitaires elles-mêmes insuffisantes dans les grandes villes.
Au niveau politique, le pays est dirigé par le président Iván Duque, un proche de l’ex-président tortionnaire Álvaro Uribe. Uribe a été président de la Colombie de 2002 à 2010, mais son pouvoir politique et son influence s’étalent sur plusieurs décennies. Il est notamment un des acteurs centraux de la guerre mortifère contre la « subversion » et « la drogue », qui visait particulièrement les FARC et l’ELN (Armée de libération nationale), à l’aide de milices paramilitaires ultraviolentes coupables d’assassinats, tortures et viols par milliers. Après l’accord de paix passé avec les FARC en 2016, Uribe a toujours lutté de toutes ses forces pour enterrer la « paix » (pourtant bien relative au vu du contenu de l’accord).
Cette guerre des autorités colombiennes contre la population remonte à plus de cinquante ans, que ce soit contre les guerillas marxistes qui naissent aux alentours des années 60, et plus généralement contre l’ensemble des militant.e.s et des pauvres, mais c’est bien au tournant des années 2000 et avec l’arrivée d’Uribe au pouvoir qu’elle a atteint son paroxysme. Voilà donc l’histoire dans laquelle s’inscrit le président colombien actuel, et voilà l’histoire qu’il s’évertue à accomplir à son tour.
En effet, d’importantes manifestations ont éclaté pour protester contre la nouvelle réforme fiscale du gouvernement Duque. Celle-ci prévoyait d’élargir la base d’imposition sur les revenus et d’augmenter la TVA (de 5 à 19%), précarisant d’avantage une population déjà pauvre et frappée de plein fouet par la pandémie. À Cali, l’épicentre de la contestation, mais aussi à Bogota, à Medellin, ainsi que dans d’autres villes moins importantes, des dizaines de milliers de manifestant.e.s prennent les rues depuis le 28 avril. Des émeutes éclatent alors, avec des affrontements contre les forces armées et des pillages populaires, auxquels se rajoutent ces derniers jours le blocage des axes routiers (notamment à Cali et Bogota) et des attaques nocturnes de postes de police, dépassant largement les le cadre et les revendications des syndicats de travail et autres organisations sociales officielles.
Au regard de l’embrasement général, Duque a fini par retirer son projet de réforme fiscale, qu’il n’a néanmoins pas abandonné, et le ministre des Finances a démissionné. Mais le nouveau projet de réforme de la santé, l’ampleur des violences policières et les profondes inégalités sociales (environ 45% de la population est pauvre) nourrissent une colère bien plus profonde, qu’il sera maintenant bien difficile de contenir.
La répression Duque, Violencia toujours
Dès les premières manifestations, le couvre-feu et autres interdictions de rassemblement mises en place du fait de la pandémie ne sont pas parvenus à empêcher les masses révoltées de sortir de chez elles. Les forces armées ont tiré sur la foule, et les protestations se sont intensifiées, en même temps que la violence extrême qui s’est déchaînée sur la population colombienne.
Le déploiement d’escadrons mobiles anti-émeutes et autres forces armées est à la source d’exactions continuellement pointées du doigt par la population (et par les observateurs internationaux). En quelques jours à peine, il en résulte plus de 30 morts, ainsi que des centaines de blessés, dont des dizaines de personnes éborgnées, causés respectivement par des tirs à balles réelles (sur des foules émeutières aussi bien que pacifiques). Plus encore, on note des faits de violences sexuelles à l’encontre des manifestantes par les forces de police, auxquelles le président a renouvelé son soutien indéfectible, ainsi que près d’une centaine de disparus et d’innombrables détentions arbitraires. Dans ce contexte, Duque a condamné le « vandalisme terroriste » des manifestant.e.s et a annoncé lundi le déploiement de l’armée pour soutenir les policiers. Ajoutons à cela les intimidations et agressions des défenseurs des droits de l’homme et autres observateurs internationaux par les autorités, l’ONU et l’UE ont condamné l’ « usage excessif de la force » et appelé « au calme », tout comme les États-Unis, qui ont pourtant été l’allié le plus profitable de la guerre anti-subversive menée par le gouvernement Uribe. De son côté, la France reste bien silencieuse.
Déjà si marqué par l’histoire sanglante de la lutte armée et de sa répression, par le gouvernement ultralibéral-fasciste d’Uribe en tête, et les exactions paramilitaires permanentes, le continuum de violences sociale et politique ne tarit donc pas. Combats à la frontière vénezuélienne, reprise partielle de la lutte armée face aux violences des autorités par des dissidents des FARC qui ont refusé de déposer les armes (une dizaine d’entre eux sont morts dans un bombardement par l’armée colombienne il y a tout juste deux mois) et de nouveaux groupes armés qui émergent depuis 2018, sans parler des centaines d’assassinats chaque année d’anciens membres des FARC ou de militants et cadres d’organisations sociales ou syndicales…
Et désormais, cette terrible répression qui s’abat sur les mouvements sociaux. Répression qui se poursuivra sans doute aujourd’hui, puisque des manifestations sont appelées un peu partout dans le pays.