Anne Vereecken, La revue nouvelle et reproduit sur le site du CETRI
Depuis le 28 avril dernier qui a marqué le début d’une mobilisation massive contre un projet de réforme fiscale, il devient de plus en plus évident que la Colombie est en train de vivre une période historique. La mobilisation, majoritairement pacifique et festive, a été très durement réprimée par les forces de police et l’armée. Les derniers bilans donnent la nausée tant le nombre de morts, de blessés par balles, de personnes disparues, violées ou éborgnées est élevé. Et cela même si l’on s’en tient aux chiffres officiels très certainement sous-évalués. Pourtant, l’indifférence est quasi-générale. Mais que se passe-t-il donc en Colombie? Au-delà des caricatures et des clichés, que sait-on de la réalité colombienne en Europe? Bien peu de choses finalement. La complexité et la longueur exceptionnelle du conflit dans lequel la Colombie s’enlise expliquent très certainement cette méconnaissance. L’éloignement également sans aucun doute.
UN PARADIS?
Loin de l’uniformisation caricaturale, la Colombie est un territoire multiple, divers et d’une richesse exceptionnelle. Cette diversité et cette richesse se traduisent à plusieurs niveaux : une multiplicité de paysages, une biodiversité unique au monde, une population très métissée, mais aussi une abondance presque inégalée de ressources naturelles.
Deux côtés océaniques, trois cordillères, des glaciers, des forêts, des déserts, des landes, la Colombie est considérée comme le pays abritant le plus d’espèces animales et végétales par kilomètre carré. La Colombie, c’est aussi une mosaïque de peuples. Dans ce territoire se côtoient 102 peuples indigènes, les descendants des colons espagnols, ceux des esclaves africains et les héritiers de l’immigration du XXe siècle venue d’Europe et du Moyen-Orient.
La Colombie est donc un pays riche, mais pas uniquement au niveau écologique et culturel. La variété des climats et des reliefs du pays permet d’y cultiver pratiquement tout! Le pays est ainsi l’un des 5 plus grands producteurs au monde de de café, d’avocats et d’huile de palme. C’est aussi le deuxième exportateur mondial de fleurs après la Hollande. Et on y cultive aussi, bien entendu, la coca. Malgré les plans gouvernementaux successifs de lutte contre le narcotrafic largement financés par les États-Unis, la Colombie reste encore aujourd’hui le plus gros exportateur de cocaïne au monde.
La Colombie est également un partenaire commercial incontournable puisque le pays possède les plus grandes réserves de charbon d’Amérique latine et le deuxième plus grand potentiel hydroélectrique du continent, après le Brésil. Le sous-sol colombien recèle également des quantités importantes de nickel, d’or, d’argent, de platine et d’émeraudes, ainsi que d’importantes réserves de pétrole et de gaz naturel, entre autres.
L’envers de cette «carte postale» est malheureusement bien sombre. La richesse de la terre aiguise les appétits, la manne financière des trafics de drogue attirent les cartels, l’exploitation des richesses naturelles a, comme ailleurs, des répercussions violentes sur l’environnement et les populations. Le conflit colombien pourrait d’ailleurs aujourd’hui se résumer en un conflit visant au contrôle des terres cultivables, des multiples activités minières et, bien sûr, de celui du très lucratif commerce de la cocaïne.
UN CONFLIT SANS FIN
La plupart des commentateurs du conflit colombien situent son point de départ au début des années 1960, à l’époque de la création des mouvements de guérillas révolutionnaires toujours actifs aujourd’hui. C’est oublier les trois décennies précédentes, marquées elles aussi par la violence. Il serait plus exact de considérer que la Colombie vit au rythme des affrontements depuis près d’un siècle, ce qui fait de ce conflit interne le plus long de toute l’histoire contemporaine.
La Colombie est donc un pays en guerre civile, une guerre qui trouve son origine dans les luttes paysannes dans les années 1960 et qui s’est transformé au cours des années 80 avec la consolidation du pouvoir économique et territorial des narcotrafiquants et des paramilitaires. C’est un conflit armé interne, mais il est fortement influencé par la guerre contre la drogue et le terrorisme menée par les États-Unis.
Si les motivations des acteurs ont évoluées au cours du temps, il est toutefois possible de les rassembler en trois groupes : guérillas, paramilitaires et armée régulière. Tous coupables des pires exactions. Mais c’est l’alliance entre les paramilitaires et l’armée régulière qui est responsable du plus grand nombre de victimes. Pour le dire autrement : la guerre menée par l’oligarchie au pouvoir alliée aux paramilitaires pour accaparer les terres et les ressources a fait des dizaines de milliers de morts.
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Les chiffres donnent rarement la pleine mesure de la tragédie et de l’horreur. Dans le cas de la Colombie, ils sont choquants par leur énormité : dans un pays de 50 millions d’habitants, près de 9 millions de personnes sont officiellement reconnues comme étant des victimes du conflit armé! [1]. Et ce sont les civils, les communautés rurales, indigènes et afro-colombiennes qui sont les premières victimes de cette violence sans fin. La violence des combats et la terreur ont fait des millions de déplacés. Le pays compte ainsi le plus grand nombre de personnes déplacées à l’intérieur de ses frontières au monde : plus de 8 millions [8 000 000] de personnes.
L’espoir d’une paix durable semblait pourtant à nouveau renaître après la signature des Accords de La Havane en 2016 entre le gouvernement du président Juan Santos et la guérilla des Forces Armées Révolutionnaires (FARC-EP). Depuis l’élection du président Ivan Duque il y a trois ans, force est de constater que le conflit n’a en rien perdu de sa vigueur.
LA TERREUR AU QUOTIDIEN
La signature des accords de paix avait été saluée mondialement, le président Juan Manuel Santos avait obtenu le Prix Nobel de la Paix, l’espoir au sein des populations civiles les plus durement touchées par le conflit était immense. Mais il a été rapidement refroidi. Le referendum auquel les Accords de paix ont été soumis en 2016 trahissait déjà la profonde division de la société colombienne [3]. Le président Ivan Duque, dauphin de l’ex-président Alvaro Uribe, s’est d’ailleurs fait élire en 2018 sur un programme qui faisait la part belle à une critique des Accords de paix et à la promesse qu’ils n’allaient pas être appliqués.
Et, sur ce plan au moins, il a tenu ses promesses. En Colombie, aujourd’hui, on assassine impunément les combattants des FARC démobilisés. Près de 300 depuis la fin 2016. Faire valoir ses droits ou ceux de sa communauté revient depuis des décennies à signer son arrêt de mort. Plus de 1000 dirigeants sociaux et défenseurs des droits de l’homme ont été assassinés depuis la signature de l’accord de paix : Indigènes, Afro-Colombiens, paysans, membres de la communauté LGBT, défenseurs de l’environnement, syndicalistes… Ces assassinats (dits «sélectifs»), outre qu’ils font taire à jamais les victimes, ont également pour fonction de terroriser les communautés et de les dissuader à s’obstiner dans leurs revendications. Les massacres, que le pouvoir a rebaptisés pudiquement «homicides collectifs», remplissent la même fonction d’avertissement. On en déplore déjà près de 60 rien qu’en 2021 [4].
Dans les campagnes, les civils sont pris en tenailles dans les combats opposant l’armée aux groupes rebelles. Des régions entières, laissées vacantes par les FARC, sont abandonnées par l’État et le théâtre de violents affrontements entre les paramilitaires, les guérillas et les cartels qui aspirent tous au contrôle des cultures et des voies d’accès pour le commerce de la cocaïne. Les communautés prises en étau, majoritairement indigènes et afro-colombiennes, n’ont pas d’autre choix que de fuir pour sauver tout ce qui leur reste : leur vie. Rien que cette année, selon des sources officielles, on dénombre près de 50 000 déplacés. Qui vient grossir les rangs des millions de Colombiens et de Colombiennes déplacés par la violence.
Malgré le peu de volonté du gouvernement actuel, les institutions chargées de mettre en œuvre l’Accord de paix de 2016 continuent leur long travail. La juridiction spéciale pour la paix (JEP), l’Unité de recherche des personnes disparues et la Commission de la vérité font des révélations douloureuses : on découvre des fosses communes, des fours crématoires, des centres de torture. On découvre le scandale des «faux positifs», un mot-valise qui a bien du mal à estomper l’horreur : au moins 6 402 innocents ont été assassinés et déguisés en guérilleros pour faire gonfler les statistiques de l’armée [5]. Les confessions et les témoignages des bourreaux et des victimes révèlent aussi l’ampleur de la barbarie : le recrutement d’enfants, le modus operandi des assassinats, les techniques employées pour faire disparaître les corps, la violence sexuelle comme arme de guerre… Mais aussi les liens entre le pouvoir et les paramilitaires, la corruption et l’infiltration des narcotrafiquants dans les sphères militaires, économiques et politiques.
La société colombienne vit donc au rythme d’un conflit qui perdure et des révélations sur son passé récent. Depuis fin 2019, la population mobilisée exige l’application de l’Accord de paix signé à La Havane. Mais les manifestants revendiquent également plus de justice sociale dans une société profondément inégalitaire et raciste.
LA VIOLENCE EST SOCIALE
Le conflit social à l’origine de l’insurrection armée des années 60 est loin d’avoir disparu. La concentration de la terre est un facteur fondamental dans la dynamique du conflit et de la pauvreté dans les campagnes. En Colombie, pays le plus inégalitaire d’Amérique du Sud, les inégalités sont criantes, la concentration des richesses révoltante, la manne financière des richesses naturelles peu ou pas redistribuée.
Selon la Banque Mondiale, les disparités économiques en Colombie sont égales à celles qui prévalaient en 1938 : 22 millions de Colombiens vivent dans la pauvreté, 7 millions dans la misère. La pandémie n’est pas à l’origine de l’appauvrissement de larges pans de la société colombienne, elle n’a fait qu’aggraver le phénomène [6].
La Colombie est aussi un pays raciste où les populations noires et indigènes sont communément méprisées par l’élite blanche au pouvoir. Depuis l’adoption de la constitution de 1991, la Colombie se reconnaît pourtant comme une nation pluriethnique et multiculturelle, mais le racisme est structurel et systémique. Et il renforce encore la marginalisation et l’exclusion de ces populations qui sont déjà les plus défavorisées et les plus touchées par le conflit [7].
En 1985, le pays a par ailleurs mis en place un système de classification socio-économique original : les estratos [8]. Créée à l’origine pour garantir l’accès à l’eau, à l’électricité et au gaz de tous les Colombiens, la ségrégation sociale officialisée par ce système est aujourd’hui évidente. Si les personnes les plus démunies se voient effectivement octroyer une série de bénéfices, le système a des effets pervers : il permet d’identifier instantanément le niveau socio-économique d’une personne, mais aussi son profil culturel et/ou politique. Dans un pays aussi classiste que la Colombie, il est donc aussi source de discriminations et de stigmatisations.
Les sentiments d’injustice et de colère provoqués par cette violence sociale sont encore renforcés par le fait que le pays est rongé par le fléau de la corruption qui touche tous les niveaux de pouvoirs. En Colombie, les élites sont éclaboussées par des scandales à répétition. C’est aussi un pays dans lequel le clientélisme est la règle. Le gouvernement actuel a su ainsi mettre des proches à tous les postes clés, y compris au sein des institutions créées pour contrôler ses actions annulant ainsi toute fonction de contrôle réel et réduisant à néant tout espoir de justice. L’impunité est presque totale pour les élites corrompues et les bourreaux.
Et dans cet État néolibéral et sécuritaire, dans ce pays qui investit plus dans l’armée que dans l’éducation, la santé et la justice, les manifestations actuelles révèlent un mécontentement encore amplifié par le conflit armé et la crise sanitaire.
UNE MOBILISATION HISTORIQUE
Les mobilisations récentes en Colombie s’inscrivent dans la continuité de celles qui ont eu lieu à la fin de 2019 et début 2020. Dans le sillage des soulèvements au Liban, au Chili, à Hong Kong, en Équateur, la population colombienne s’est mobilisée en masse [9] : les manifestants protestaient déjà contre la remise en cause du processus de paix par le gouvernement de Ivan Duque et contre l’ampleur des inégalités sociales dans le pays. La pandémie avait temporairement marqué le coup d’arrêt de cet élan de mobilisation, mais il ne manquait qu’une étincelle pour faire à nouveau exploser le mécontentement populaire. Et c’est un projet de réforme fiscale qui est venu catalyser la grogne. Un projet fiscal régressif qui visait à taxer toute une série de biens et de services essentiels : l’eau, l’électricité, le gaz naturel, l’essence et les produits de base comme la farine, les céréales, les pâtes, le sel, le lait et le café [10]. Dans ce pays dévasté, divisé, meurtri, dans ce pays dont les espoirs de paix avaient été déçus, dans lequel la pandémie était encore venue accroître les inégalités sociales et la pauvreté extrême, cette réforme a été perçue par beaucoup comme une gifle, une provocation.
La ville de Cali, vile martyre, est rapidement devenue l’épicentre de la contestation (et de la répression). À l’image de la Colombie, Cali est une ville profondément divisée tant au point de vue ethnique qu’économique. Elle a accueilli des populations déplacées par le conflit qui n’ont pas trouvé d’emploi formel et survivent comme elles le peuvent. Les baraques de planches sur les rives du fleuve Cauca sont habitées majoritairement par une population noire, sans emploi, sans accès aux services de santé ni à l’éducation… Ce sont les enfants de ces déplacés qui sont massivement descendus dans les rues pour réclamer une amélioration de leur quotidien, des opportunités, la possibilité de faire des études à un coût abordable, mais aussi de travailler, dans ce pays où un jeune sur quatre est sans emploi. Ils ont rapidement été soutenus par la venue de la Minga, une délégation d’indigènes du Cauca venue prêter main-forte à la mobilisation urbaine. Cela a déplu à l’élite blanche qui domine la ville. La «gent de bien» n’a pas hésité à prendre les armes et à tirer à balles réelles sur les manifestants. Au nom de la sécurité et de la défense de leurs privilèges. Et les forces de police, omniprésentes, n’ont rien fait pour les en empêcher.
Mais si c’est la ville de Cali qui est devenue le symbole de ce mouvement de contestation, il s’agit bien d’un mouvement national, d’un mouvement massif et très large, sans précédent. Et qui a touché l’ensemble du territoire national, de Bogota aux régions rurales les plus reculées. Et cela malgré la terreur imposée par les acteurs armés dans certaines régions et alors que la Colombie est un des pays les plus touchés au monde par la pandémie de covid-19. D’après la revue Forbes, 73 % des Colombiens soutenaient le mouvement de protestation à ses débuts. Et le retrait très rapide de la réforme fiscale par le gouvernement n’a pas mis fin au mouvement de contestation. Les défilés pacifiques et festifs ont rassemblé des millions de personnes pendant près de trois mois jusqu’à l’annonce à la mi-juin par Comité national de grève de la suspension temporaire des manifestations. Ce 20 juillet, jour de fête nationale en Colombie, plusieurs milliers de personnes sont à nouveau descendus dans la rue pour réclamer plus de justice sociale et protester contre la répression policière. Et d’autres manifestations sont encore à venir.
La répression policière féroce, qui visait à casser le mouvement par la terreur, n’a fait que renforcer la détermination des manifestants. Elle a amplifié le mouvement, l’a structuré et élargi à des secteurs peu enclins à descendre dans la rue. Partout, de toutes classes sociales, chômeurs comme étudiants de prestigieuses universités colombiennes, des manifestants ont constitué «les premières lignes» pour protéger les manifestants des assauts des forces de l’ordre en se plaçant à l’avant des cortèges armés de casques et de boucliers de fortune. Les millions de Colombiens qui descendent dans les rues depuis près de deux ans dénoncent aussi la nature autoritaire de cet État qui répond par une force disproportionnée et meurtrière à toute contestation sociale.
RÉPRESSION ET CRIMINALISATION DU MOUVEMENT DE CONTESTATION
Les images des violences commises de façon généralisée par les autorités colombiennes ont rapidement inondé les réseaux sociaux. Et le bilan est lourd : 80 morts et des centaines de blessés. Les organisations de la société civile cherchent toujours encore à identifier plus de 60 personnes toujours portées disparues. Les forces de l’ordre ont créé un véritable climat de terreur : comme aux époques les plus noires des dictatures latino-américaines, les policiers tirent à balles réelles, des supermarchés sont transformés en centres de détention et de torture, des corps mutilés de personnes disparues réapparaissent dans les cours d’eau, les jeunes filles sont violées, torturées, humiliées publiquement. Au plus fort des mobilisations, le nombre de victimes était tellement élevé que les ONG’s locales ont été submergées, s’avouant dans l’incapacité de fournir des bilans précis. Les rapports étaient à ce point alarmants que de nombreuses personnalités sont intervenues publiquement pour supplier les manifestants de se mettre à l’abri.
Cette répression du mouvement social en Colombie, aussi féroce et meurtrière soit-elle, n’a pourtant rien de surprenant dans un pays où toutes les formes d’opposition sont traditionnellement sévèrement réprimées. Comme le souligne Forrest Hylton, professeur à l’Université de Medellín et chroniqueur à la London Review of Books, la presse internationale a en grande partie oublié que l’état colombien est en guerre contre la gauche, les travailleurs, les organisations paysannes et les mouvements sociaux depuis des décennies [11].
La répression policière est dénoncée de longue date par les partis d’opposition. Le corps d’élite de la police, le redouté Escuadron Movil Antidisturbios (Esmad), est, depuis sa création en 1999, la cible de nombreuses critiques. Régulièrement accusé de faire un usage illégitime et abusif de la force, il a été accusé de torture, de viols, d’assassinats… Toujours défendus par le gouvernement, les membres de l’Esmad sont surentrainés, lourdement armés et mus, dans leur grande majorité, par la conviction que tout manifestant est un guérillero.
Pour tenter de briser le mouvement, le gouvernement colombien a aussi recours à la stigmatisation, à la criminalisation et à la militarisation. Il applique une vieille recette : les manifestants sont qualifiés de vandales, de guérilleros, de terroristes. Ils sont rendus responsables de la pandémie dans le pays alors que tous les experts s’accordent à dire que la gestion de la crise sanitaire par les autorités est la principale responsable du taux record de contaminations et de décès. Les barrages routiers sont accusés de paralyser l’économie du pays, de bloquer des ambulances… La vice-présidente de Colombie, Marta Lucía Ramírez, n’a pas hésité, devant le Conseil de Sécurité de l’ONU, à imputer les morts lors des manifestations au seul vandalisme. Toutes ces accusations, tous ces discours stigmatisants sont relayées sans cesse par les médias traditionnels. Et quand le 28 mai, le président Iván Duque ordonne la militarisation de plusieurs villes du pays, y compris Cali, il était bien loin d’adresser un message de dialogue que la communauté internationale réclamait.
LES RÉACTIONS INTERNATIONALES
L’ONU, l’Union européenne, les États-Unis et les principales ONG’s de défense des droits humains ont rapidement dénoncé la répression des manifestations en Colombie : tous les grands acteurs de la scène internationale ont appelé au calme et au dialogue et à ce que les coupables soient jugés. Cependant, au regard de la gravité des faits, la tiédeur des condamnations internationales et l’absence de sanctions interpellent. Et en dit long sur les intérêts stratégiques et économiques colossaux qui sont en jeu.
La gouvernement colombien, toujours soucieux de son image sur le plan international, s’est empressé de s’assurer du soutien de son principal allié : les États-Unis. Même si le gouvernement Duque avait espéré officiellement une victoire de Trump aux élections présidentielles, il a été vite pardonné tant la Colombie est un partenaire clé pour Washington. Depuis l’adoption du Plan Colombia (2001-2016) qui avait pour projet initial de réduire la production de drogue en Colombie, les gouvernements colombiens successifs ont su se rendre indispensables. En quinze ans d’application du plan, les États-Unis ont investi dix milliards de dollars en Colombie, ce qui constitue le plus important budget d’aide militaire américaine après celui octroyé à Israël. Les États-Unis disposent de sept bases militaires dans le pays, et la Colombie est devenue, en 2017, un partenaire officiel de l’OTAN. Mais si l’aide militaire et financière É.-U. est officiellement destinée à la lutte contre la drogue et le terrorisme, un amendement au texte est venu rapidement souligner la seconde fonction du plan : favoriser les investissements étrangers.
Voisine du Venezuela, la Colombie est aussi un allié important pour la Maison-Blanche dans son combat contre le gouvernement de Caracas. En janvier 2019, à l’occasion de la visite de Mike Pompeo à Bogotá, les deux gouvernements s’étaient entendus pour unir leurs efforts pour isoler diplomatiquement le Venezuela, renverser son gouvernement et y «rétablir la démocratie». Et même si des voix se sont élevées aux États-Unis pour condamner la répression policière et que des membres du Congrès américain ont exigé la fin des ventes d’armes à la Colombie, les relations diplomatiques entre les deux pays n’ont pas souffert. La Colombie est et reste l’allié principal des États-Unis en Amérique latine.
Le gouvernement colombien n’a pas non plus à craindre grand-chose du côté européen, l’UE ayant elle aussi de nombreux intérêts en Colombie. Le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, s’est limité à une conversation téléphonique avec le président colombien au cours de laquelle il a assuré la Colombie de la solidarité de l’Union européenne et a encouragé les autorités au dialogue et à la négociation. Il ne paraît dès lors pas envisageable de suspendre le Traité de libre commerce qui lie l’UE à la Colombie de «manière provisoire» depuis 10 ans. Cet accord commercial est toujours vivement critiqué tant en Colombie qu’en Europe. Lors des débats qui ont précédé la ratification de l’Accord de libre-échange au Parlement européen, monsieur Karl de Gucht, alors commissaire au Commerce, avait promis que l’accord de libre-échange se-rait suspendu dès que des violations des droits humains seraient commises [12]. Mais la Commission européenne a fait savoir qu’elle ne considérait pas qu’il y aient de «violations systématiques» des droits de l’homme en Colombie fermant ainsi la porte à toute sanction économique.
Seule la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) a publié un rapport critique et complet sur les exactions commises par les forces de l’ordre [13]. Le gouvernement colombien avait d’ailleurs dans un premier temps refusé la venue de la mission de vérification de l’organisme multilatéral. Il s’est vite rétracté, mais le sentiment général était que le gouvernement avait la volonté de cacher la vérité à la communauté internationale. La publication du rapport, accablant, a suscité de nombreux commentaires et a été officiellement rejeté par le gouvernement Duque mis en difficulté.
LA FIN DE L’URIBISME ? [14]
Les perspectives sont toujours bien sombres pour le Centre démocratique du Président Duque en vue du scrutin présidentiel de mai 2022. Avec une cote de popularité en berne, il est la cible de toutes les moqueries, de toutes les critiques. Mais il ne faudrait pas sous-estimer les capacités de son mentor, l’ex-président Uribe, à se réinventer pour se perpétuer au pouvoir. D’autant plus que la crise actuelle lui donne l’occasion de refaire la démonstration de ses discours sécuritaires et autoritaires.
Alvaro Uribe, élu sénateur en 2014, continue à exercer une influence importante sur la vie politique colombienne. Omniprésent dans les médias et sur les réseaux sociaux, il jouit encore d’une grande popularité. C’est sur Twitter, où il a 5 millions d’abonnés, qu’il annonce l’été passé que la Cour suprême a ordonné son assignation à résidence dans le cadre d’une enquête pour subornation de témoins. Mais il est surtout régulièrement désigné comme le principal responsable de la mainmise des forces paramilitaires et des narcotrafiquants sur l’économie et la vie politique du pays. Et c’est par un tweet également qu’il a encouragé et légitimé l’usage des armes à l’encontre des manifestants [15].
Alvaro Uribe, fin politicien, exige désormais du gouvernement de Duque qu’il fasse preuve d’autorité, n’hésitant pas à se placer ainsi dans les rangs de l’opposition. Mais c’est son adversaire le plus virulent, Gustavo Petro, qui capitalise pour l’instant le mécontentement citoyen. Tous les sondages d’opinion le donnent gagnant pour les élections présidentielles qui se tiendront en mai 2022. Toutefois la prudence est de mise. Même à un moment où l’uribisme apparaît très discrédité, c’est peut-être justement dans les périodes de crise qu’il est le plus dangereux. Et il ne faut pas perdre de vue que, dans un pays où l’assassinat d’opposants politiques est courant [16], Gustavo Petro risque sa vie à chaque apparition publique.
UNE LUEUR D’ESPOIR ?
Si il existe un pays qui mérite de se rêver un futur meilleur c’est bien la Colombie. Et l’on se prend à rêver avec elle. Car si la situation est loin d’être apaisée, les mobilisations de 2021 ont fait bouger les lignes, montré la montée en puissance d’un discours critique, construit, organisé, d’une opposition plurielle et massive. Et même si les revendications qu’elles portent ne sont pas nouvelles, il s’agit bien de manifestations historiques tant par leur ampleur que par leur durée. Elles montrent une société colombienne dynamique, politisée, libérée de la terreur et jalonnée de processus collectifs enthousiasmants. Les assemblées de quartiers se sont développées partout, donnant lieu à des débats, des déclarations, des revendications. Pendant des semaines, une démocratie d’assemblée, multiple et diverse, a fonctionné, capable d’affronter les conflits internes sans recourir aux anciennes méthodes de «commandement en chef». Les soupes populaires se sont multipliées pour nourrir tous les «muchachos» et les «muchachas» des premières lignes qui n’en revenaient pas de manger tous les jours.
C’est le Comité national de grève qui a convoqué les manifestations de 2019 et de 2021. Formé par différents syndicats de travailleurs et d’organisations d’étudiants, il a cependant rapidement été dépassé et même désavoué par une partie des manifestants quand il s’est assis à la table des négociations avec le gouvernement. Il n’est en effet pas représentatif de mobilisations qui ont vu confluer des acteurs divers. Porté dès le début de jeunesse colombienne écrasée par la pauvreté, il a été rapidement soutenu par de très larges pans de la société colombienne, parmi lesquels il faut souligner le rôle des femmes et celui des minorités ethniques.
Les femmes ont conquis, depuis plusieurs années, un rôle de premier plan dans la vie politique et sociale colombienne. Ce sont elles qui sont principalement touchées par les déplacements de population; ce sont également elles qui ont été les principales victimes des violences sexuelles, ce sont les mères des disparus. e. s, des soldats mutilés….. Et ce sont elles qui exigent depuis longtemps la fin des hostilités et des réparations pour les dommages subis. Le travail effectué par les groupes de femmes, de plus en plus féministe dans une société machiste a posé une grande partie des bases de ce qui se passe aujourd’hui. Et les groupes féministes n’hésitent plus à adopter des revendications ambitieuses : ils cherchent à conquérir le pouvoir politique pour remplacer le discours guerrier et belliciste dominant pour se centrer un discours de transformation structurelle des inégalités. L’annonce de la candidature de Francia Marquez aux élections présidentielles marque une véritable mutation de la scène politique colombienne qui aurait été impensable il y a à peine quelques années. Dirigeante sociale afro-colombienne reconnue pour son engagement en faveur de l’environnement au cœur du Cauca, la région la plus durement touchée par le conflit armé, elle ne sera sans doute pas élue, mais sa candidature constitue en elle-même une petite révolution.
Le rôle des peuples indigènes dans la grève est aussi remarquable, en particulier celui de la Minga [17] convoquée par le CRIC, l’organisation des peuples indigènes du Cauca. Ce type de mobilisation n’est pas récent : le blocage de la panaméricaine en 1991 est encore dans toutes les mémoires en Colombie. Depuis, les membres de la Minga se sont opposés à tous les gouvernements successifs, mais particulièrement à celui de Alvaro Uribe en 2008 et dès 2019 au gouvernement actuel. La Minga a rassemblé plus de 20 000 manifestants tout au long de la mobilisation. Autochtones, paysans, afrodescendants : toutes les minorités ethniques de l’État plurinational colombien sont descendues dans la rue, de l’Atlantique à l’Amazonie, pour sortir de l’invisibilité et dénoncer les violations exercées sur leurs droits, sur leurs territoires, sur leurs vies. C’est d’ailleurs cette capacité à faire bloc, sans jamais lâcher ni se désunir, qui a forgé leur réputation. Les images de l’arrivée de la Minga à Bogota en 2019 ou à Cali en 2021 reflètent la popularité de leur dé-marche. Mais la Minga, malgré sa popularité et sa démarche pacifiste, est toujours menacée et touchée par la répression et les tentatives d’intimidation [18]. Les mobilisations indigènes dans le cadre de la grève nationale ont aussi donné lieu au déboulonnage en série de statues de colons espagnols. Toutefois, l’axe central autour duquel s’articulent les revendications des peuples autochtones en Colombie est bien celui de la défense du territoire. En cela, les revendications des organisations indigènes rejoignent souvent celles des défenseurs de l’environnement dans un pays où l’exploitation des ressources naturelles et l’ouverture aux grandes compagnies minières sont devenues une priorité économique.
Dans leur ensemble, les collectivités, les associations et les personnes qui revendiquent une Colombie plus juste et pacifiée font preuve depuis des décennies d’un courage et d’une résilience extraordinaires. Cette résistance exemplaire, têtue, est à présent relayée, amplifiée, visibilisée. C’est en cela que le mouvement initié en Colombie en novembre 2019 est inédit et prometteur. C’est pour cela qu’il est porteur d’espoir dans un pays qu’on a tendance à réduire trop rapidement à sa caricature.
Quels que soient les résultats des prochaines élections, une chose une certaine : les efforts visant à éradiquer la gauche et le libéralisme progressistes en Colombie au nom de l’anticommunisme n’ont jamais abouti. Petro lui-même symbolise cette capacité de survie et de renouvellement, une capacité dont un certain nombre d’autres mouvements et d’organisations ont fait preuve décennie après décennie face à la terreur quasi permanente. Sa personnalité est loin de faire l’unanimité, mais la création du Pacte historique dont il a pris la tête et qui regroupe toutes les forces progressistes colombiennes est aussi, envers et contre tout, une raison d’espérer que la Colombie pourrait enfin mettre un terme à la violence sociale et à la terreur. À cette horrible nuit sans fin.
Notes
[1] https://cifras.unidadvictimas.gov.co. Ce chiffre officiel de l’Unité d’attention aux victimes recouvre des réalités multiples : tués aux combats, assassinats, enlèvements, disparitions forcées, dépossession des terres, violence sexuelle, menaces, etc….etc….
[2] UNHCR, « Tendances mondiales des déplacements forcés – 2020 »
https://www.unhcr.org/60b638e37/unhcr-global-trends-2020
[3] Il était en effet frappant de constater que les régions qui étaient massivement en faveur des accords de paix étaient précisément celles qui avaient du faire face au conflit quotidiennement et qui en payaient les con-séquences dramatiques, tandis que les villes et les régions épargnées par le conflit s’y opposaient. Les Ac-cords, rejetés in extremis par le referendum (50,23%) ont finalement été approuvés par le Congrès colom-bien.
[4] Le recensement des victimes et leur nombre exact sont évidemment un sujet de débats houleux en Colom-bie. Nous avons pris le parti de nous baser sur les chiffres fournis par l’ Institut d’études pour le dévelop-pement et la paix (Indepaz) http://www.indepaz.org.co
[5] La JEP a identifié au moins 6 402 victimes entre 2002 et 2008, durant les deux mandats d’Alvaro Uribe Velez quand la « sécurité démocratique » visait par tous les moyens possibles d’exterminer les guérillas de gauche. Un chiffre provisoire, car des milliers de disparus restent à identifier dans les fosses communes du pays.
[6] Le taux de chômage, déjà élevé avant la pandémie avec 12,6 % en mars 2020, atteignait 15,9 % en fé-vrier 2021, selon la Direction administrative nationale des statistiques (DANE). Et ces chiffres officiels ne reflètent pas le drame des travailleurs informels privés de leurs moyens de subsistance par le confinement obligatoire.
[7] Le racisme n’épargne pas non plus les près de deux millions de Vénézuéliens qui ont fuit en Colombie. Accusés d’être responsables de l’insécurité et du chômage, ils sont directement visés par des discours offi-ciels stigmatisants.
[8] Qué son los estratos, el sistema « solidario » que terminó profundizando el clasismo y la desigualdad en Co-lombia, BBC Mundo, 28 mai 2021
https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-57264176
[9] On estime que plus d’un million de personnes étaient descendues dans les rues ce qui en faisait à l’époque les manifestations les plus importantes de l’histoire de la Colombie.
[10] Ce nouveau projet de réforme fiscale s’ajoutait à une proposition similaire qui a également déclenché une grève générale dans tout le pays en 2019 parce qu’il accordait toute une série d’allégements fiscaux et d’exonérations aux entreprises et au secteur bancaire. Cette réforme finalement adoptée explique d’ailleurs en partie le déficit budgétaire actuel.
[11] https://www.les-crises.fr/en-colombie-au-dela-d-un-nouveau-gouvernement-la-volonte-de-mettre-fin-au-neoliberalisme/
[12] « Carte blanche sur les relations UE-Colombie : il faut suspendre l’accord de libre-échange », Le Soir, https://plus.lesoir.be/379574/article/2021-06-21/carte-blanche-sur-les-relations-ue-colombie-il-faut-suspendre-laccord-de-libre
[13] « Observaciones y recomendaciones. Visita de trabajo a Colombia » https://www.oas.org/es/cidh/informes/pdfs/ObservacionesVisita_CIDH_Colombia_SPA.pdf
[14] L’uribisme est le système mis en place par l’ancien président Alvaro Uribe Velez et une partie de l’oligarchie foncière. Il forme une communauté d’intérêt avec l’oligarchie traditionnelle et la bourgeoisie industrielle. L’élection de Alvaro Uribe à la présidence de la Colombie en 2002 a marqué le début d’une politique très virulente contre les FARC. Il refuse le dialogue et mise sur une solution exclusivement mili-taire pour mettre fin au conflit. En juin 2005, suite aux déclarations d’un leader des Autodéfenses unies de Colombie (AUC, principal groupe paramilitaire colombien) selon lequel 35 % des membres du Congrès se-raient liés aux paramilitaires, le scandale dit de la « parapolitique » éclabousse la coalition au pouvoir, jusqu’à l’entourage familial direct du chef de l’Etat. Il sera pourtant réélu en 2006, poursuivant sa poli-tique de « sécurité démocratique ». Álvaro Uribe cède finalement le pouvoir en 2010 après avoir tenté sans succès de faire modifier la Constitution pour lui permettre de briguer un troisième mandat. Il doit céder sa place à son ancien Ministre de la Défense, Juan Manuel Santos, qui, désormais en rupture totale avec l’uribisme, entame des négociations de paix avec les FARC.
[15] Twitter a finalement retiré le message polémique.
[16] Pour mémoire, les militants et les représentants de l’Union patriotique, parti fondé en 1984 en faveur d’une paix négociée entre le gouvernement et les FARC-EP, ont été victimes d’une alliance entre l’élite colombienne, certains agents de l’Etat, des narco-traficants et les paramilitaires. Selon les estimations, on denombre entre 3.000 et 5.000 vicitmes dont 8 parlementaires, des centaines de maires et deux candidats présidentiels.
[17] En quechua, le mot « minga » o « minka » fait référence à un ensemble de savoirs et d’outils auxquels on a recours pour atteindre un objectif commun.
[18] Le 9 mai 2021, des civils ont fait feu sur la Minga à Cali. L’attaque s’est produite juste avant une réunion entre la Minga et le Comité national de grève.