Amjad Iraqi, Al-Shabaka, le 11 mars 2018
Israël sous « le Roi Bibi »
Tout au long de ses mandats de premier ministre, des analystes ont prédit qu’il serait renversé par l’un quelconque des alliés qui soutiennent son fragile régime, des partis juifs ultra-orthodoxes à ses rivaux personnels à l’intérieur du Likoud. « Le Roi Bibi » cependant leur a tous survécu. Habile politicien, il a été expert dans la gestion du système de coalition notoirement instable et est resté au pouvoir pendant neuf ans avec trois gouvernements consécutifs – chaque fois plus à droite que le précédent. (2)
Netanyahu a directement influencé le paysage médiatique du pays en façonnant le positionnement éditorial d’Israel Hayom (journal gratuit le plus lu du pays, fondé par le milliardaire américain Sheldon Adelson) et s’est servi du ministère des Communications pour menacer et harceler les médias critiques envers lui. En dépit des crises et des condamnations tout au long de sa carrière – dont les manifestations massives d’Israéliens en 2011 pour une justice socio-économique et, plus récemment, des manifestations hebdomadaires contre la vaste corruption du gouvernement – Netanyahu a su résister aux pressions publiques visant à le faire démissionner. Paradoxalement, les accusations imminentes de corruption prouvent que la menace la plus fatale pour la gouvernance de Bibi, c’est lui-même.
Netanyahu n’a jamais été un premier ministre particulièrement populaire, mais il a réussi à persuader de nombreux Israéliens de tolérer sa direction, même si c’était à contre-coeur. Depuis le traumatisme de la deuxième Intifada, la société israélienne a abandonné majoritairement son soutien à la politique de la gauche traditionnelle qui, à ses yeux, a exposé Israël à des vagues d’attaques suicide après les Accords d’Oslo et aux tirs de roquettes après le retrait d’Israël de Gaza. L’implosion d’Etats voisins comme la Syrie, la naissance de groupes militants comme DAECH et la crainte d’un Iran nucléaire ont réduit toute croyance en des visions idéalistes de paix. L’opinion publique s’est alors tournée vers les partis de droite et du centre, dont les principes de ligne dure étaient perçus comme de meilleures garanties pour la sécurité et la prospérité d’Israël.
Si les affaires de corruption annoncent la chute de Netanyahu, elles n’auront rient à voir avec ses crimes les plus affreux.
Ces conditions ont permis à des dirigeants comme Netanyahu de renouveler progressivement l’establishment politique et d’infuser leur politique belliciste dans la majorité de la population du pays – et pour l’Israélien moyen, cette approche semble avoir marché. Les attentats suicides palestiniens des années 1990 et début 2000 ont disparu et depuis, les opérations militaires et les « explosions » de violence ont provoqué relativement peu de morts chez les Israéliens. L’économie a résisté à la récession mondiale, les liens commerciaux internationaux se sont développés et l’industrie de la haute technologie a propulsé l’image du pays en tant que « nation novatrice ». Les craintes que les alliés étrangers accroissent leur pression à propos de l’expansion coloniale en Cisjordanie ont failli à se concrétiser au-delà de déclarations répétées concernant les menaces sur le processus de paix – qui, pour la première fois depuis des années, ne figurait plus au premier plan de l’agenda public israélien.
Pourtant, la « stabilité » offerte par Netanyahu est une illusion construite sur l’oppression sur la vie des Palestiniens. Le blocus continu de la Bande de Gaza a étouffé les 1.8 millions de résidents du territoire, créant un désastre humanitaire. L’opération Bordure Protectrice de 2014 – la troisième de ce genre en cinq ans – a détruit de larges parties des villes de Gaza et tué 2.251 Palestiniens, en majorité des civils. En Cisjordanie, la répression militaire et la violence des colons ont emprisonné, blessé et tué des dizaines de Palestiniens tous les mois. Les démolitions de maisons ont provoqué le déplacement de centaines de Palestiniens tous les ans en zone C, à Jérusalem Est et dans le Naqab (Negev).
Les responsables israéliens ont menacé et diabolisé les organisations de défense des droits de l’Homme et les voix dissidentes, y compris de citoyens israéliens, en tant que menaces pour l’État. De nouvelles lois discriminatoires et antidémocratiques votées par la Knesset et limitées par la Cour Suprême ont approfondi l’inégalité raciale des citoyens palestiniens d’Israël.
La communauté internationale a été complice en garantissant l’illusion de Netanyahu. Les USA et l’UE ont resserré leurs liens avec Israël tout en prétendant que le premier ministre était engagé dans le processus de paix après son discours de Bar-Ilan en 2009.3 Et ceci malgré le fait que Netanyahu continuait à s’opposer oralement à la solution à deux Etats, ratifiait la construction de milliers de nouvelles unités coloniales, accusait les associations de défense des droits de l’Homme financées par l’UE d’être « des agents de l’étranger » et déclarait au public israélien qu’il ne diviserait jamais Jérusalem ni ne rendrait « la Judée et la Samarie ». Lorsque des crises diplomatiques sont apparues – particulièrement à propos de l’expansion des colonies – les USA et l’UE ont failli à imposer des conséquences tangibles sur la politique belliqueuse du gouvernement israélien, se repliant à la place vers un langage « aux termes sévères » pour exprimer leur désapprobation. Netanyahu a ainsi prouvé qu’Israël pouvait activement saper les efforts des USA et de l’UE pour arriver à la paix, et pourtant profiter impunément de ses relations.
Cette expérience issue de l’ère Netanyahu – ainsi que les décennies de nationalisme ethnique, de colonialisme de peuplement et d’impunité – modèle l’avenir de la politique israélienne vis-à-vis des Palestiniens. Tout intérêt d’Israël à modifier le dit statu quo du conflit s’est asséché, de même que l’espace civique pour s’y opposer. Les partis différencient prioritairement leurs programmes autour des questions de politique intérieure et se copient quand il s’agit de la politique étrangère. L’isolement de la vie des Juifs loin des souffrances des Palestiniens et le durcissement du consensus politique juif israélien ont rendu plus facile pour le public israélien, soit d’embrasser ouvertement, soit de jeter un regard aveugle sur les méthodes toujours pires utilisées par l’État pour préserver sa bulle coloniale. On dit par conséquent que la survie politique de Netanyahu est davantage inquiétée par le fait qu’il ait accepté des pots de vin comme du champagne et des cigares que par son bombardement sur Rafah en 2014 ou sa déclaration comme quoi les électeurs arabes étaient « venus en foule » en 2015.
Qui est le suivant ?
Malgré les inculpations pénales imminentes, qui pourraient prendre des mois ou des années avant d’arriver, si jamais, à une condamnation, savoir si Netanyahu sera obligé de démissionner ou si ces accusations affecteront gravement le soutien électoral du Likoud n’est pas évident. Divers sondages laissent entendre que le Likoud pourrait perdre quelques sièges à la prochaine élection (actuellement prévue pour 2019), mais qu’il restera le parti le plus important. Ceci est partiellement attribué au fait que les autres factions n’ont pas réussi à se présenter comme des alternatives différentes du Likoud. Depuis qu’il a brisé l’hégémonie du parti Travailliste en 1977, le Likoud a non seulement obligé la gauche israélienne à courtiser les électeurs de droite, mais il a presque créé à lui seul les leaders israéliens d’aujourdhui dans l’ensemble du spectre politique : Naftali Bennett (Habayet Hayehudi), Avigdor Lieberman (Yisrael Beitenu), Moshe Kahlon (Kulanu), Tzipi Livni (Hatnuah) et Avi Gabbay (Travailliste), entre autres, sont tous d’anciens membres ou soutiens du parti.
La « stabilité » offerte par Netanyahu est une illusion construite sur l’oppression sur la vie des Palestiniens.
Pour l’instant, le Likoud a poussé les collègues du parti à soutenir Netanyahu contre ces accusations et a même encouragé une nouvelle loi qui protégerait les premiers ministres en place d’enquêtes de police pour des suspicions de crimes de corruption. Ceci n’a pas arrêté les manœuvres politiques à l‘intérieur du parti pour préparer un avenir « post Bibi ». Le ministre du Renseignement Yisrael Katz, le ministre de la Sécurité Publique Gilad Erdan et le ministre de la Culture Miri Regev ont été mentionnés comme possibles candidats à la direction. Mais le successeur le plus vraisemblable d’après les analystes, c’est Gideon Sa’ar, ancien ministre de l’Intérieur et de l’Education et rival de longue date de Netanyahu, qui est revenu à la vie publique l’année dernière après une brève pause. Des sondages dans le public montrent que Sa’ar est le politicien préféré pour conduire le bloc de l’aile droite.
D’autres personnages de l’aile droite ne sont pas susceptibles d’obtenir le poste de premier ministre, mais joueront cependant un rôle essentiel dans la composition du futur gouvernement. Le ministre de l’Education Naftali Bennett, ainsi que la ministre de la Justice Ayelet Shaked, sont des personnalités importantes mais n’ont jusqu’ici qu’un soutien électoral limité ; leur parti nationaliste-religieux n’a gagné que huit sièges à la Knesset en 2015, en baisse sur les douze de 2013. Le ministre des Finances Moshe Kahlon, qui a parfois agi comme contrepoids des membres plus extrêmes du gouvernement, détient actuellement dix sièges mais doit encore se démarquer en tant que prétendant à un leadership populaire. Même si le parti d’Avigdor Lieberman s’est réduit à cinq sièges en 2015, il a réussi à obtenir des postes très importants dans le gouvernement à condition de rejoindre les coalitions de Netanyahu (les ministères des Affaires étrangères et de la Défense respectivement en 2009 et en 2016). L’ancien ministre de la Défense Moshe Ya’alon, qui est tombé avec Netanyahu et le Likoud en 2016, a agité des conjectures sur un possible retour en politique, bien qu’on ne sache pas vraiment quelle faction il rejoindrait.
L’opposition se réorganise aussi en essayant de contrecarrer la domination de l’aile droite. En juillet 2017, le parti travailliste a élu l’homme d’affaire Avi Gabbay, précédemment au Kulanu, pour remplacer Isaac Herzog à la tête du parti ; en dépit d’un pic initial de popularité, les sondages ont indiqué par la suite une chute dans le soutien du parti. On prédit à Yair Lapid de Yesh Atid qu’il aura de très bons résultats électoraux et qu’il va poser une sérieuse enchère pour le poste de premier ministre ; les sondages montrent que son parti est coude à coude avec le Likoud. Tzipi Livni ne semble pas être une réelle concurrente pour le poste de premier ministre (son parti n’a gagné que cinq sièges en 2015), mais elle peut conserver son partenariat avec les Travaillistes comme membre de « l’Union Sioniste ». Le Meretz, parti juif le plus à gauche, a difficilement gagné cinq sièges en 2015 et, en 2018, son président Zehava Galon a démissionné dans l’espoir « d’injecter du sang neuf à gauche ». L’ancien premier ministre Ehud Barak – qui a servi pendant trois ans comme ministre de la Défense de Netanyahu avant de se retirer – a lui aussi donné de solides indices comme quoi il pourrait se représenter, citant des sondages qui suggéraient qu’il pourrait battre Netanyahu.
Les leaders israéliens dans le spectre politique sont tous d’anciens membres ou supporters du Likoud
Confrontée aux partis juifs se dresse la Liste Unie – l’union des quatre principales factions arabes d’Israël – qui fait face à des défis distincts et mélangés. Bien que troisième parti de la Knesset avec 13 sièges, la Liste Unie est agressivement ciblée par l’aile droite et en désaccord idéologique avec le centre gauche. Des lois et des motions destinées à démanteler les droits politiques des Arabes, ainsi que des déclarations hostiles contre les représentants arabes, sont régulièrement lancées et soutenues par les politiciens juifs des deux camps. La Liste souffre aussi d’affrontements personnels et politiques parmi ses membres et fait face à une désillusion croissante dans le public palestinien à propos de l’utilité de son implication parlementaire. Si l’union perdure pour la prochaine élection, il n’est pas sûr que les électeurs palestiniens renouvellent la même participation qu’en 2015 (estimée de 63 à 70%) pour lui accorder le même mandat politique.
La cartographie générale de la scène politique israélienne pourrait radicalement changer au commencement d’une nouvelle élection. Les partis progressent et chutent régulièrement, les politiciens peuvent passer d’une faction à une autre, et des facteurs comme la violence ou autres crises peuvent modifier l’opinion publique (y compris une guerre possible à propos de la Syrie). Des ennemis idéologiques forgent fréquemment des alliances inattendues, tandis que de petits partis ou des partis marginaux (comme le Shas ultra-orthodoxe et le Judaïsme Uni de la Torah) peuvent avoir une influence disproportionnée lorsqu’on discute d’une majorité de coalition. Les données des sondages ont également perdu de leur fiabilité. En 2015, malgré de nombreuses études indiquant que l’Union Sioniste gagnerait l’élection, le Likoud a fait un triomphe avec six sièges d’avance. L’imprédictibilité demeure donc la meilleure approche pour suivre ces compétitions.
Les conséquences pour les Palestiniens
Ce qui paraît certain pourtant, c’est que la politique israélienne post-Bibi présage de malheurs croissants pour les Palestiniens. Tous les prétendants au leadership ont des histoires de liens étroits avec une vision raciste et violente des Palestiniens comme étant, soit des nuisances à tolérer, soit des menaces à détruire. L’expérience a également montré que, bien qu’il puisse y avoir des nuances entre les partis politiques israéliens, les effets de leur politique envers les Palestiniens sont à peine différents, et en Israël et dans les Territoires Palestiniens Occupés (TPO). (4)
C’est même encore plus évident alors que le centre gauche israélien poursuit son glissement vers la droite. En tant que dirigeant travailliste en 2015, Isaac Herzog a conduit une campagne électorale nourrissant le sentiment anti-arabe, a soutenu les motions de la droite pour disqualifier la députée à la Knesset Haneen Zoabi et a régulièrement fait référence aux Palestiniens comme à une menace démographique, disant : « Je ne veux pas 61 députés palestiniens dans la Knesset d’Israël. Je ne veux pas d’un premier ministre palestinien. » En octobre 2017, son successeur Avi Gabbay a carrément rejeté l’idée de s’adresser au partis arabes pour former une coalition, déclarant : « Nous ne partagerons pas un gouvernement avec la Liste Unie, point. Vous voyez comment ils se comportent. Je ne vois aucune [connexion] entre nous qui nous permettrait de partager un gouvernement avec eux. » Quelques semaines plus tard, Gabbay critiquait la gauche israélienne d’envisager d’être « seulement libérale » aux dépens des valeurs juives, et faisait écho à une déclaration de Netanyahu comme quoi la gauche avait « oublié ce que cela signifiait d’être Juifs ».
D’autres ont des antécédents de mise en pratique de regards discriminatoires sur les citoyens palestiniens d’Israël. Comme le ministre de l’Education Gideon Sa’ar qui, en 2009, a présenté un programme pour renforcer l’identité juive et sioniste dans le programme des écoles israéliennes et a mené une vigoureuse campagne pour interdire les références à la Nakba palestinienne dans les écoles arabes. Ces efforts ont trouvé leur point culminant dans la « Loi Nakba » de 2011 – soutenue par le ministre de la Communication d’alors Moshe Kahlon – qui permet au gouvernement de retirer les subventions de l’État aux institutions qui autorisent la commémoration par les Palestiniens de l’indépendance d’Israël comme un « jour de deuil national ». Naftali Bennett a poursuivi la politique de Sa’ar en 2015 en tant que ministre de l’Education en approuvant un manuel d’instruction civique qui fait la promotion du nationalisme juif, réduit au minimum les valeurs démocratiques et dépeint les Arabes comme des problèmes démographiques et de sécurité.
Les idées les plus extrêmes pour traiter avec la « cinquième colonne » arabe ont aussi gagné en force. La vieille revendication de Lieberman de transfert de population des citoyens palestiniens, autrefois rejetée comme marginale, a trouvé une approbation croissante dans le public : Selon une étude de Pew de 2016, presque la moitié des Juifs israéliens soutiennent l’expulsion des Arabes de l’État. Davantage de députés demandent que les Arabes soient dépouillés de leur citoyenneté israélienne pour « manque de loyauté », mesure qui a été approuvée pour la première fois en août 2017 par un tribunal de district contre un prisonnier de haute sécurité. Le mois précédent, après une attaque au fusil par trois hommes d’Umm al-Fahem sur l’esplanade d’Al-Aqsa, on dit que Netanyahu a émis la possibilité de transférer les villes arabes d’Israël en Cisjordanie dans le cadre d’un futur traité de paix avec l’Organisation de Libération de la Palestine.
Bien qu’il puisse y avoir des nuances entre les partis politiques israéliens, les effets de leur politique envers les Palestiniens sont à peine différents.
Cependant, l’occupation depuis 50 ans de la Cisjordanie et de Gaza est devenue une partie intégrante, normalisée et lucrative de l’État d’Israël – à laquelle aucun politicien israélien n’a de raison de mettre fin dans un avenir proche. Le « statu quo » asymétrique offre à Israël un avantage stratégique, des ressources naturelles, du gain d’espace, des activités économiques et un accomplissement religieux et nationaliste. Grâce aux Accords d’Oslo, l’Autorité Palestinienne fonctionne comme un sous-traitant de la sécurité qui écrase à la fois la résistance armée et la résistance non-violente des Palestiniens pour le compte d’Israël. Enhardis par la durée de l’occupation, les défenseurs d’un « Grand Israël » comme Bennett promeuvent une législation qui légaliserait des centaines d’avant-postes coloniaux et annexerait formellement la Zone C ; en décembre 2017, le Likoud a voté une résolution insistant pour que ces projets soient mis en application.
Par ailleurs, même si quelques partis déclaraient leur soutien à une solution à deux Etats, il y a peu de différence aujourd’hui entre les visions de cette solution par la droite ou par le centre gauche. Sa’ar du Likoud a constamment appelé à intensifier la construction de colonies dans toute la Cisjordanie et particulièrement à Jérusalem Est, prévenant que, à l’allure actuelle, « [Nous] allons perdre d’ici 15 ans la majorité juive dans la ville ». Lapid de Yesh Atid, centriste auto-proclamé et partisan de deux Etats, a déclaré : « Il faut amener les Palestiniens à comprendre que Jérusalem restera toujours sous souveraineté israélienne et que cela ne leur servirait à rien d’ouvrir des négociations à propos de Jérusalem. » Gabbay du parti Travailliste est allé plus loin en octobre 2017, faisant l’éloge de l’entreprise coloniale comme « le beau visage consacré du sionisme » et insistant pour dire que la Vallée du Jourdain occupée « demeurera la zone tampon de sécurité à l’Est d’Israël – et la sécurité exige la colonisation ».
Crever la bulle israélienne
Laissés à eux-mêmes, les partis israéliens ont peu d’intérêt à placer les six millions de Palestiniens qu’ils gouvernent au premier rang de leurs soucis. Tous les camps sont unis dans l’idée que les Palestiniens doivent rester à la merci des diktats israéliens, soit par une citoyenneté inégale, un quasi-Etat rabougri, soit par une occupation permanente. Et alors que ce serait une erreur d’ignorer la nature kaléidoscopique de la politique israélienne, il est essentiel de reconnaître que ce kaléidoscope existe dans une bulle qui règne sur ses sujets palestiniens, qui subissent alors les décisions du consensus juif israélien.
Des actions politiques doivent donc viser à crever cette bulle israélienne et à altérer les structures qui lui permettent de nier systématiquement les droits des Palestiniens. Trois niveaux politiques pour mettre en place ces actions sont présentés ici :
Le leadership palestinien en Israël : Malgré les disputes intestines, la Liste Unie (plutôt que le Haut Comité de Suivi) est devenue un canal politique important pour faire entendre les exigences du peuple palestinien. (5)
C’est le seul parti qui, en Israël, s’est engagé sur le principe d’égalité et la fin de l’occupation, tels qu’énoncés dans les Documents pour une Vision d’Avenir. Bien que ce programme représente une menace plus symbolique que pratique dans la Knesset, son impact repose dans la mise en évidence du racisme enchâssé dans le programme politique du centre gauche israélien, et dans l’aide pour briser le mythe d’Israël en tant qu’Etat libéral démocratique. Dans cette optique, la Liste Unie devrait établir deux priorités : Premièrement, s’engager avec ses composants palestiniens à restaurer la confiance du public dans sa mission, puis intégrer et renforcer ses institutions internes dans ses différentes factions ; et deuxièmement, renforcer ses moyens pour conduire une mobilisation internationale avec des acteurs politiques tels que l’UE et avec des partenaires publics comme il en existe aux Etats Unis où le parti a fait d’énormes progrès en mobilisant le soutien autour de sa vision politique alternative (y compris parmi les Juifs américains qui sont devenus de plus en plus critiques envers la politique israélienne).
La Liste Unie devrait s’engager avec ses composants palestiniens à restaurer la confiance du public dans sa mission.
Les organisations populaires et de la société civile : En l’absence d’action diplomatique internationale, le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) est l’un des rares acteurs qui inflige un coût matériel et psychologique aux décisions politiques d’Israël – fait qui a poussé les autorités israéliennes à qualifier ses stratégies non violentes de « menace stratégique ». Face aux mesures prises pour réduire au silence ce mouvement à travers le monde – comme l’utilisation de la loi, de mesures administratives et d’accusations d’antisémitisme – les associations juridiques et de défense des droits de l’Homme doivent intervenir activement pour assurer le droit des gens à boycotter et à défendre les droits des Palestiniens dans tous les forums. Le travail des alliances populaires entrecroisées aux Etats Unis est un modèle positif à imiter, en utilisant le litige stratégique, le lobbying politique et la mobilisation publique. En assurant ces libertés publiques fondamentales, le mouvement BDS peut continuer à renforcer ses acquis en obligeant les preneurs de décision, les entreprises, les universités et autres institutions à défendre les droits des Palestiniens et, à leur tour, à faire progressivement pression sur les politiciens israéliens et leurs supporters pour qu’ils réalisent que leur isolement se poursuivra tant qu’ils maintiendront leur politique discriminatoire et d’occupation.
Les gouvernements étrangers et les institutions internationales : La communauté internationale ne peut continuer à accorder l’impunité à la politique de plus en plus néfaste d’Israël. Les Etats doivent laisser de côté le défunt modèle du « processus de paix » et adopter à la place une stratégie d’équilibrage des dynamiques de pouvoir du conflit en conditionnant leurs relations avec Israël à sa soumission au droit international et à son acceptation des exigences des Palestiniens pour leurs droits fondamentaux. Etant donné l’intention de l’administration Trump de se soumettre entièrement aux préférences israéliennes, et les efforts bipartites du Congrès pour étouffer la critique de la politique d’Israël, la capacité et la responsabilité de conduire ces efforts repose largement sur l’Europe. Malgré les débats et l’intransigeance de certains de ses membres, l’UE et les gouvernements européens sont déjà équipés des outils nécessaires pour exercer leur pression politique et économique sur Israël : ils comportent la politique de différenciation de l’UE, ses négociations à propos d’un accord d’Association remis à jour et des modalités de relations bilatérales des Etats membres. L’UE devrait également remplir ses obligations de responsabilité en utilisant l’imminente base de données de l’ONU des entreprises impliquées dans l’activité coloniale d’Israël et en mettant un terme à son aversion envers les examens préliminaires par la Cour Criminelle Internationale de la Guerre de 2014 contre Gaza et de la politique coloniale d’Israël.
L’activation totale de ces trois niveaux, entre autres stratégies possibles, peut aider à secouer le discours politique insulaire d’Israël avant et après la prochaine élection. Jusqu’à ce que des conséquences soient imposées au statu quo, aucun parti israélien n’osera toucher au régime raciste et oppressif qui nie aux Palestiniens leurs droits fondamentaux. Comprendre les transformations d’Israël durant l’ère Netanyahu est donc essentiel, non pas pour mettre en avant l’homme lui-même, mais pour s’attaquer aux conditions qui permettent à des dirigeants comme lui de déterminer la trajectoire du conflit. Pour les Palestiniens en tout cas, on ne devrait pas voir les responsables israéliens affronter la justice pour avoir reçu des cigares très onéreux plutôt que pour avoir commis le crime d’apartheid.
Notes :
- Cet exposé se concentre sur le spectre de la gauche à la droite de la politique israélienne en relation avec les Palestiniens. Cependant, la politique nationale d’Israël est à multiples facettes et comporte aussi des dynamiques ethnique (Ashkénazes, Mizrahis), religieuse (laïcs, théocratiques), géographique (centre/urbain, périphérie/rural) ; et économique (politique de classes, commerciale).
- A partir du 10 mars 2018, une nouvelle crise de coalition s’étend à propos de l’établissement d’une loi pour envoyer les Juifs ultra-orthodoxes dans l’armée israélienne ; le débat est lié au vote du budget national pour 2019, ainsi qu’aux accusations de corruption contre Netanyahu. Des analystes pensent qu’on pourrait appeler à des élections surprise si la crise n’est pas résolue.
- En juin 2009 à l’université de Bar-Ilan, à la suite de lourdes pressions américaines, Netanyahu a annoncé pour la première fois qu’il soutiendrait la création d’un Etat palestinien démilitarisé avec de nombreuses réserves et conditions, dont la reconnaissance par l’OLP d’Israël en tant que « Etat juif ». Dans les années qui ont suivi, Netanyahu a fait des déclarations contradictoires sur sa position devant des auditoires israéliens et internationaux ; en 2015, les dépliants électoraux du Likoud déclaraient que son discours était « nul et non avenu ».
- La gauche sioniste a été l’architecte original des institutions et de l’occupation israéliennes. Le Mapai/Parti Travailliste, qui a dominé la politique et la construction de l’État jusqu’en 1977, a mis à exécution l’expulsion des Palestiniens en 1948 avec sa force paramilitaire la Haganah, a imposé la domination militaire d’Israël sur les citoyens palestiniens jusqu’en 1966, a légalisé l’expropriation massive et le transfert des terres palestiniennes aux citoyens juifs, et ratifié la construction de colonies dans les TPO après 1967, entre autres nombreuses autres politiques. Des personnalités éminentes du parti – dont David Ben Gurion, Golda Meir, Yitzhak Rabin et Shimon Peres – ont été les défenseurs et directeurs éloquents de ces programmes. La droite sioniste, historiquement et actuellement, a pris la suite et construit sur beaucoup de ces politiques de la gauche.
- Le Haut Comité de Suivi est une organisation faîtière extraparlementaire qui agit comme un organe de coordination nationale pour la communauté palestinienne d’Israël. Ses membres sont issus du Conseil National des Dirigeants des Localités Arabes, des partis politiques arabes à la Knesset, des organisations de la société civile et autres représentants.
Amjad Iraqi
Membre d’Al-Shabaka, Amjad Iraqi est un citoyen palestinien d’Israël et a vécu entre Israël-Palestine, le Kenya et le Canada. Il écrit pour le +972 Magazine et a publié des articles dans la London Review of Books, le Monde Diplomatique et autres publications. Il a été Coordinateur de Projets et de Défense Internationale à Adalah – Centre Juridique pour les Droits de la Minorité Arabe en Israël de 2012 à 2018 ; Amjad est également consultant pour plusieurs organisations qui travaillent sur les droits de l’Homme, les médias et la profession d’avocat en Israël-Palestine. Il achève actuellement une maîtrise en Politique Publique au King’s College de Londres et a un Hon. BA d’Etudes de la Paix et des Conflits de l’université de Toronto.