BENOÎT BORRITS, Médiapart, 9 mars 2020
Beaucoup préconisent la décroissance comme moyen concret de réduire la pollution et les émissions de gaz à effet de serre. Cette terrible épidémie de coronavirus nous permet de comprendre en quoi la décroissance sera fatale au capitalisme et ouvrira la voie à une économie démocratique orientée par les besoins humains et non la valorisation des capitaux.
Depuis deux semaines, les marchés boursiers n’ont cessé de dégringoler. Pour prendre un exemple, le Cac 40 a perdu 14,8 % en deux semaines. Les gouvernements et les institutions financières internationales montrent leurs inquiétudes… et leur impuissance.
Un vice fondamental du capitalisme
Dans toute baisse des cours boursiers, il y a deux composantes à prendre en compte : la chute du scénario de dividendes et la hausse de la prime de risque. Sur le fond, à moins de détenir des actions, on se contrefiche totalement de la baisse du scénario de dividendes, pour ne pas dire qu’on l’approuve. Par contre, la prime de risque est une boussole qui discrimine les investissements des entreprises : celles-ci ne s’engagent dans un projet que si son rendement est supérieur à l’addition de la prime de risque et du taux d’intérêt (voir vidéo Finance 2). Elle doit donc être contenue pour que l’économie capitaliste fonctionne correctement.
L’évaluation de la prime de risque d’un marché est toujours complexe : il s’agit du travail de cabinets d’analyse financière qui vendent fort cher cette information. Mais livrons-nous à un petit calcul pour nous donner un ordre d’idée. Considérons que les taux d’intérêt sont nuls, considérons une prime de risque du Cac 40 qui a légèrement baissé avec la hausse des cours de l’année dernière : nous l’évaluerons à 7 %. Considérons un scénario de croissance du dividende très conservateur de 1 % l’an, inférieur à la croissance mondiale. La valeur du marché des actions par rapport au dernier dividende devrait donc être de 16,66 ( En appliquant la formule de Gordon et Shapiro. La valeur de l’action est égale au dividende du moment divisé par [le taux d’intérêt plus la prime de risque moins le taux de croissance du dividende] : 1/(0+0,07-0,01) = 16,66.). Supposons maintenant que cette année 2020 soit mauvaise au point où les entreprises ne verseront pas de dividende et que les versements reprendront au même niveau l’année suivante. Nous devons donc retirer 1 de la valorisation boursière qui devrait donc être de 15,66, soit une baisse de seulement 7 %.
7 % versus une baisse de près de 15 % : la prime de risque s’est bien envolée ces deux dernières semaines. Il s’agit bien sûr d’un calcul à la hache mais il nous montre que cette prime de risque a forcément monté et qu’elle constitue le vice intrinsèque du capitalisme : elle détermine à la fois la dévalorisation à apporter aux dividendes futurs et le rendement minimum des investissements. Le problème est qu’elle est déterminée par le jeu des marchés. Pour que le capitalisme fonctionne bien, il faut que les acheteurs croient aux actions pour que leurs cours montent et que la prime de risque reste à un niveau raisonnable. Une petite peur, et patatras, tout s’effondre. Voilà donc ici le cœur de l’inquiétude des institutions financières qui veulent enrayer au plus vite cette baisse spectaculaire. Comment faire ?
Le champ d’action de plus en plus limité des gouvernements et des institutions financières
On en revient alors aux solutions classiques en ce type de période. La première consiste à se retourner vers les banques centrales en leur demandant des baisses de taux. Aux Etats-Unis, la Fed a annoncé mardi 3 mars une baisse d’un demi-point de son taux de référence. Peine perdue, les marchés ont boudé cette annonce. Partout où elles le peuvent, les banques centrales ont annoncé des baisses. En Europe, la BCE ne peut guère faire grand-chose de plus au moment où les taux à long terme sont en territoire négatif. La réponse pourrait alors venir d’une politique de relance budgétaire par le déficit… Là encore, Patrick Artus, chef économiste de Natixis, est plus que circonspect « puisque les déficits publics et l’endettement public des pays développés sont élevés, puisque les taux d’intérêt sont bas, la capacité de réaction des pays de l’OCDE à un choc négatif non anticipé de croissance est très limitée » (Cité par Guillaume de Calignon dans « Des futurs plans de soutien à l’activité en deux temps », Les Echos, 4 mars 2020, page 2). Il faudrait effectivement que ce soit désormais les banques centrales qui prennent en charge le financement des déficits budgétaires afin de ne pas dépendre des marchés financiers. Et si tant est qu’elles le fassent – ce que la BCE fait partiellement à travers le quantitative easing – on peut néanmoins s’interroger sur son efficacité.
En effet, nous avons ici une crise qui touche à la fois la demande et l’offre. La demande, bien sûr parce que les gens sont invités à rester chez eux, ce qui impacte par exemple le secteur du tourisme, mais aussi de l’offre puisque de nombreuses entreprises tournent au ralenti, de façon déjà massive en Chine, mais probablement demain dans le reste du monde. De ce point de vue, agir sur la demande par des politiques de déficits budgétaires lorsque les capacités productives sont limitées est particulièrement inefficace et pourrait bien ne générer que de l’inflation.
C’est ce qui explique que les mesures prises sont essentiellement des mesures de dédommagement pour les entreprises. En Italie, le gouvernement a débloqué en début de semaine dernière 3,6 milliards d’euros (0,2 % du PIB) sous forme de crédits d’impôt pour les entreprises les plus concernées. En France, 400 entreprises employant 6000 salariés ont fait une demande de chômage partiel au cours des derniers jours (« Le recours au chômage partiel s’amplifie », Les Echos, 6 mars 2020, page 3). Dans le cadre de cette mesure, les salaires sont garantis à 85 % du salaire net avec le Smic comme plancher et l’entreprise recevra ultérieurement une allocation financée conjointement par l’État et l’Unédic. L’important, dans ces circonstances, est de parer au plus pressé et d’éviter des défauts en série. Que nous venions collectivement en aide aux travailleurs.ses qui font face à des difficultés est dans l’ordre des choses, mais que cela passe par un soutien de la collectivité aux sociétés de capitaux est une construction politique particulière. Pour le dire autrement, ce mécanisme n’a de sens que si l’on considère que la collectivité doit assurer collectivement les capitaux privés, ce qui est discutable.
Écologie et décroissance
Avec tout le respect et la compassion que l’on doit aux victimes passées et à venir de cette pandémie majeure, celle-ci s’accompagne d’une autre nouvelle : le site spécialisé Carbon Brief a publié une étude récente qui indiquait que « la réduction de la consommation de charbon et de pétrole » en Chine sur les premières semaines de l’année avait généré une « réduction d’au moins 25 % des émissions par rapport à la période comparable de l’an passé » (« La pollution au dioxyde d’azote en chute libre », Les Echos, 3 mars 2020, page 5). Par ailleurs, la Nasa a réalisé une analyse comparée des quantités moyennes de dioxyde d’azote (NO2) dans l’air sur la période 2005-2019 par rapport à 2020 qui suggère des diminutions de 10 % à 30 % dans l’est et le centre de la Chine par rapport à ce qui est normalement observé dans la période. Cette pollution et les effets à terme du réchauffement climatique sont déjà et seront encore responsables de millions de morts. Selon une étude de chercheurs allemands, la pollution de l’air raccourcit l’espérance de vie dans le monde de 3 ans en moyenne et aurait causé 8,8 millions de morts prématurées(https://www.futura-sciences.com/sante/actualites/vie-pollution-air-fleau-reduit-plus-esperance-vie-monde-63256/).
Cela fait des années que le capitalisme nous promet de neutraliser ses pollutions ou de limiter les émissions de gaz à effet de serre. Nous attendons toujours et, année après année, le GIEC nous fait part d’une augmentation des émissions. Il se trouve qu’une très mauvaise pandémie oblige à réduire la production et nous voyons s’opérer immédiatement un recul de la pollution et une baisse des émissions de gaz à effet de serre. C’est ce que prêchent depuis des années les partisans de la décroissance, ce qui, vu l’urgence du réchauffement climatique, semble assez raisonnable pour peu que nous sachions inventer une vie largement plus conviviale qui nous apportera plus de bonheur et de bien-être.
Hormis le côté morbide de cette crise du coronavirus, celle-ci nous donne un avant-goût des conséquences pour le capitalisme d’une politique de décroissance volontaire : une chute spectaculaire des valorisations boursières et la nécessité de mécanismes de solidarité pour permettre une baisse généralisée du temps de travail et la reconversion de celles et de ceux dont l’emploi sera devenu inutile. Cette chute des valeurs boursières sera telle qu’il sera inutile et surtout inefficace de relancer celles-ci. Il faudra donc transformer les sociétés de capitaux en entreprises autogérées dans lesquelles salarié.es et usagers décideront ensemble de ce qu’il faut produire et comment le faire. Une économie démocratique qui sera désormais orientée vers les besoins et non une inutile et impossible valorisation du capital.