Roger Martelli, Regards, 15 avril 2020
Sur une planète peuplée par 7,5 milliards d’êtres humains, l’interdépendance de nos trajectoires est une donnée irréversible. La manière dont nous produisons, consommons et échangeons sur chaque point du globe conditionne l’existence de tous. Que nous le voulions ou non, ce que nous décidons « souverainement » chez nous a des conséquences partout ailleurs. La souveraineté de chaque État agit sur celle de tous les autres ; elle la conditionne même, quand l’État concerné fait partie des plus puissants.
Le problème n’est pas dans l’interdépendance, mais dans la manière dont elle est gérée. Pour l’instant, elle relève de trois logiques : le libre jeu de la concurrence décide de l’allocation des ressources ; les compétences mobilisées par la « gouvernance » garantissent que les règles communes sont les meilleures ; le rapport des forces entre puissances sert de grand régulateur politique global. Au fond, les dernières décennies nous ont habitués à confondre la « mondialité » – notre communauté planétaire de destin – et la « mondialisation » des circuits financiers, des élites technocratiques et des équilibres de puissance. Or la mondialisation a étouffé la mondialité.
On peut considérer qu’elle est la seule manière disponible pour agir sur le monde. On laisse alors la main aux marchés, aux technocrates et aux États les plus puissants ; on continue, éventuellement en corrigeant les excès à la marge. Ou bien on considère que c’est l’interdépendance elle-même qu’il est en cause. Dans ce cas, on absolutise la clôture. Enrichissez-vous, disent les libéraux impénitents ; après moi le déluge, nous dit Trump ; ce qu’il advient des non-nationaux ne m’intéresse pas, nous assène Marine Le Pen.
Nous ne pouvons pas nous laisser enfermer dans ce piège. De quoi faut-il se protéger ? Des autres peuples, des autres territoires, des autres humains ? Des Américains dominateurs, des Allemands égoïstes ou des élites apatrides ? Non. Nous devrions avant tout nous protéger de ce qui nous empêche de décider de nos vies : la contrainte des marchés, la toute-puissance de la gouvernance, l’atrophie de la démocratie. Or les frontières n’ont jamais été d’un bien grand secours contre ces mécanismes destructeurs. Contrairement à ce qui se dit parfois, c’est d’abord en France que s’est perdue la bataille de l’égalité, de la solidarité et des services publics. D’abord chez nous, et pas d’abord à Bruxelles, à Berlin ou à Washington…
L’autarcie est une illusion
Des mesures concrètes sont certes nécessaires, pour contredire les dérives dont nous payons trop cher le prix. Le fil du long terme et de l’intérêt général doit être repris, contre le court-termisme de la compétitivité et des intérêts financiers. Il faut reconstituer, entretenir, renouveler des stocks stratégiques pour faire face à toute urgence. Le besoin se fait pressant de relocaliser, pour maîtriser les stocks et limiter les échanges inutiles et polluants. Mais la relocalisation n’a de portée que dans une conception globale de la production et de la consommation. Elle ne se pose pas dans les mêmes termes pour toutes les activités et pour tous les pays. Souverainetés alimentaire, sanitaire, énergétique, numérique ne se maîtrisent pas de la même manière, avec les mêmes échelles et les mêmes modèles.
L’autarcie étant une illusion, nous sommes contraints d’envisager les activités et les choix qui nous rendent maîtres de nous-mêmes sans aliéner la possibilité qu’ont les autres d’en faire autant. Qui oserait dire, dans le monde instable qui est le nôtre, que nous allons rapatrier chez nous des productions sans nous préoccuper de ce qui les compensera dans les pays souvent démunis qui nous les fournissent aujourd’hui ? La question n’est pas de reprendre à d’autres des biens dont nous pensons avoir été spoliés, mais d’imaginer autrement, à l’échelle du monde, le partage de ressources dont nous savons la fragilité.
C’est donc en enchâssant notre souveraineté dans un projet bien plus large que nous lui donnerons de la force et de la légitimité. Ce n’est pas en tournant le dos à la mondialité que nous serons maîtres de nous-mêmes, mais en combinant l’utilisation des moyens qui sont ceux d’un grand pays et la coordination continentale et planétaire des efforts pour changer en profondeur les logiques d’organisation du monde. Le plus grand paradoxe de notre temps est que jamais la mondialisation capitaliste n’a été aussi grande et aussi faibles les instances de décision collective à l’échelle de la planète. Ou bien elles sont impuissantes, comme la plupart des organismes de l’ONU, ou bien elles sont dépendantes des impératifs édictés par les marchés et les lobbies industriels et financiers.
C’est cet état de fait qu’il faut remettre en cause, sans tarder, en même temps que nous créons les conditions d’une réappropriation démocratique élargie de notre propre territoire, contre le système et les individus qui en usent à leur guise. Les États nationaux doivent certes retrouver les moyens que l’ultra-libéralisme a peu à peu détruits. Mais il faut en même temps remédier aux carences démocratiques qui, depuis trop longtemps, ont privé les espaces supranationaux de toute efficacité et de toute crédibilité.
Ce qui compte dans la souveraineté n’est pas tant qu’elle soit nationale, mais qu’elle aille au bout de ce qui est son projet fondamental : permettre au plus grand nombre d’être informé, de débattre, de décider, d’évaluer et de contrôler.
Aller dans cette direction n’implique certainement pas la disparition de la frontière : elle est une construction historique, un cadre d’exercice coutumier de la démocratie politique. Mais ce cadre est imparfait et n’a rien d’un absolu. Sa sacralisation ne peut donc répondre à la nécessité d’un développement sobre des capacités humaines, dans un monde fini. Cet horizon nécessaire ne peut être réalisable dans un seul pays ; il ne saurait donc être avant tout national.
À bien y réfléchir, la démondialisation est aujourd’hui un discours. C’est fort peu une réalité. Ce que vise Trump, par exemple, n’est pas un retour à la nation américaine, mais un chantage à la puissance étatsunienne sur le monde, ses nations et ses institutions. « Qui n’est pas avec nous est contre nous » est le cœur de son message… Partout ailleurs qu’en Amérique, ce discours dynamise avant tout le projet de fermeture, qui fait de la menace, de la protection et donc de la clôture l’alpha et l’oméga de toute ambition collective.
À gauche, il en est de l’exaltation de la frontière comme de l’invocation « populiste » : elle veut contrecarrer l’expansion de l’extrême droite ; elle risque de la légitimer un peu plus. Sur la frontière comme sur l’immigration, ce ne sont pas seulement les réponses données par la droite extrême qui sont dangereuses : c’est d’abord la manière qu’elle a de poser ses questions et de façonner les termes du débat public.
En 1939, le philosophe communiste Henri Lefebvre écrivait un livre qu’il avait intitulé Le nationalisme contre les nations. On peut aujourd’hui penser de même que le souverainisme est l’ennemi de la souveraineté.