Pierre Beaudet
Pendant longtemps, la révolution cubaine a enflammé l’imagination de ma génération, au Québec et évidemment en Amérique latine. David avait encore gagné contre Goliath. Les impérialistes imbéciles se cassaient la gueule avec leur tentative d’invasion en 1961 (la baie des Cochons). Fidel Castro réussissait à éviter le collapse avec la généreuse (et intéressée) aide soviétique. L’éducation, la santé et l’emploi devenaient accessibles pour la grande majorité des Cubains. On pensait que Cuba était en train d’inventer, comme l’avait écrit le français Régis Debray, une « révolution dans la révolution ». Et nous comme les milliers de Cubains rassembles pour entendre les diatribes de Fidel à la plaza de la revolucion, on disait haut et fort, « Yankee no, Cuba Si ».
Au tournant de cette décennie, les choses sont devenues moins claires. La répression des contre-révolutionnaires payés par les États-Unis s’est tournée contre toutes sortes de dissidents, dont ceux et celles qui pensaient que le socialisme cubain commençait à ressembler trop à celui prévalant en Europe de l’Est. Cette obsession contre la dissidence conduisait à un discours autoritaire et sectaire, notamment contre l’homosexualité.
Sur le plan de la politique extérieure, les appuis cubains à des guérillas déglinguées en Amérique latine conduisirent à de cuisants échecs, dont celui ce la Bolivie (où Ernesto « Che » Guevara est décédé le 9 octobre 1967. Plus tard dans les années 1970, Castro a pensé qu’il pouvait jouer un rôle en Angola où des dizaines de milliers de militaires cubains ont été déployés. Au début, on pensait à gauche que c’était nécessaire pour faire échec aux agressions et aux convulsions du régime de l’apartheid en Afrique du Sud, qui intervenait militairement en Angola. Au fil des années cependant, on a compris que la victoire cubano-angolaise (l’Afrique du Sud s’est piteusement retirée du terrain à partir de la fin des années 1990) n’a pas conduit à la « libération », mais à la mise en place d’une oligarchie prédatrice particulièrement violente. Cela a été presque pire quand Cuba a appuyé une hideuse dictature en Éthiopie, jusqu’à son écroulement en 1994.
Entretemps, l’économie cubaine amorçait un déclin catastrophique à la suite de la disparition de l’URSS. La « période spéciale » décrétée par le gouvernement allait permettre de sauver les meubles, en évitant l’implosion, mais au prix d’une terrible régression au niveau des conditions de vie de la grande masse.
Toujours habile, Castro a misé au tournant des années 2000 sur la « vague rose » en Amérique latine et surtout sur l’appui important de son copain Hugo Chavez. Parallèlement il y a eu des tentatives de réorganiser l’économie en réduisant le contrôle de l’État, ce qui faisait contraste avec la période héroïque où on avait cru bon de tout nationaliser, y compris les salons de coiffure ! Blague à part, c’est Castro lui-même qui avouait que la politique économique avait été un grave échec. Évidemment, les sanctions et autres agressions américaines tout au long ont beaucoup contribué à ce résultat.
Où on en est aujourd’hui ? La situation sociale et économique est vraiment désastreuse, amplifiée par la pandémie qui a provoqué la chute du tourisme de masse qui faisait quand même rentrer des devises. Pour la classe moyenne qui avait acquis quelques avantages, notamment pour les professionnels et les diplômés, c’est un grand recul, ce qui explique que le principal projet des jeunes est de partir. Pour la masse des gens, les salaires de misère, la dégradation des infrastructures (notamment le logement) et l’indignation devant les inégalités croissantes font en sorte que le projet révolutionnaire est presque à terre. En vérité, sans les envois financiers de la vaste diaspora cubaine aux États-Unis, on assisterait probablement à des phénomènes observés dans les pays les plus pauvres de l’hémisphère).
Cependant, il serait faux de ne pas voir l’autre côté. Par exemple, face à la pandémie, le système de santé cubain, un des meilleurs dans le « Sud Global » a tenu le coup, avec des prestations extraordinaires pour empêcher la propagation. Et aussi, l’appui internationaliste des brigades cubaines envoyées aux quatre coins du monde sanitaire a valu à Cuba un énorme capital de sympathie en Amérique latine et même en Afrique, au point où la CIA et les autres tueurs commandés par Washington essaient de « punir » les États qui accueillent des médecins cubains[1]. Soulignons enfin les impacts positifs des politiques du gouvernement pour favoriser l’agriculture urbaine et des pratiques écologiques permettant l’économie des carburants.
Maintenant que nous avons perdu nos illusions sur le « modèle cubain (à part quelques nostalgiques), il n’en reste pas moins que nous avons des devoirs internationalistes. La priorité et de loin est de combattre cette interminable guerre larvée menée par tous les moyens (y compris des attentats terroristes) par Washington. Les sanctions contre Cuba n’ont rien à voir avec une « menace communiste », mais avec le fait que les États-Unis doivent envoyer au reste de l’Amérique latine un « message » à l’effet qu’on ne badine pas l’empire. Et que toute tentative de rompre la dépendance et d’aller ailleurs sera sévèrement punie, peu importe le temps que cela prendra. Actuellement avec Biden (comme avec Trump), l’appareil états-unien œuvre pour précipiter un véritable collapse, et non une « transition » plus ou moins en douce. Sur cela, nous nous tenons avec les Cubains sans nuance.
En même temps, admettant l’échec du « modèle », on peut et on doit se solidariser avec les dissidents de gauche (pas nombreux mais persistants) qui veulent en finir avec le système actuel construit autour d’un monopole étatique sur la société et l’économie. Ils ne proposent pas un virage néolibéral que le Parti communiste cubain semble imaginer, comme au Vietnam ou en Chine, mais des réformes en profondeur qui permettraient le développement des communes et des coopératives, ainsi qu’une vaste décentralisation administrative et l’abandon du monopole de la scène politique officielle par le Parti communiste.
L’histoire dira si cette réforme peut déboucher sur une sortie de crise permettant à ce pays et à ce peuple de garder sa dignité et ses utopies.
[1] La CIA a construit tout un système pour inciter les médecins internationalistes cubains à faire défection et à abandonner les populations dans les pays où ils interviennent, et où ils sont souvent les seuls à s’occuper des pauvres gens.