Davos : La « gouvernance mondiale » par et pour les multinationales

Openning of the World Economic Forum 2017. U.S. Embassy Bern/ Eric Bridiers

Par Cédric Leterme, pour le CETRI, 19 janvier 2022

Alors que se tient l’édition (virtuelle) 2022 du Forum économique mondial de Davos, une étude met en lumière le rôle central de cette institution méconnue dans la capture, ces dernières années, de la gouvernance mondiale par des intérêts privés sous couvert d’ouverture aux « parties prenantes ».

Pour la deuxième année consécutive, en raison du covid-19, le Forum économique mondial (FEM) de Davos a été annulé. À la place, ses dirigeants ont décidé d’organiser des sessions en ligne autour du thème « l’état du monde » [1]. Une manière de rappeler que le FEM entend bel et bien se maintenir comme un espace et un acteur clés de la gouvernance mondiale.

Ses débuts ont pourtant été plus modestes. En 1971, Karl Schwab, un économiste allemand, invite plus de 400 dirigeants d’entreprises européennes à Davos pour les sensibiliser aux méthodes américaines de management [2]. La réunion aura ensuite lieu chaque année, mais ses ambitions vont considérablement s’élargir au fil du temps. Dès 1974, des dirigeants politiques vont être invités à participer, et en 1987, « l’European Management Forum » est rebaptisé « World Economic Forum ». Pour Simon-Pierre Savard-Tremblay, « le message était clair : nous ne traitons pas seulement des entreprises privées, mais de l’économie dans son ensemble » [3].

En 2015, le FEM a obtenu le statut d’organisation internationale. Entre-temps, il s’est imposé comme une des instances les plus emblématiques et les plus influentes de la mondialisation néolibérale. D’où, à partir de 2001, l’organisation par le mouvement alter-mondialiste du contre-modèle des « Forums sociaux mondiaux » [4].

Un (puissant) lobby patronal

Outre sa réunion annuelle qui réunit désormais « des membres payants, des dirigeants d’entreprise, des responsables politiques du monde entier ainsi que des intellectuels et des journalistes (…) » [5], le FEM organise également des réunions thématiques ou régionales, publie des rapports économiques annuels, et lance ou participe à des « initiatives » dans un nombre croissant de domaines (la santé, l’éducation, le climat, la lutte contre la corruption) [6].

Cette volonté d’être à la fois un espace et un acteur stratégiques de la gouvernance mondiale se heurte toutefois à une structure et à un fonctionnement pour le moins problématiques. Tout d’abord, comme l’explique Simon-Pierre Savard-Tremblay, « Le Forum économique mondiale est financé par les cotisations des mille entreprises membres, lesquelles sont considérées comme les mille premières entreprises au monde » [7]. Difficile, dans ces conditions, de croire l’organisation lorsqu’elle se définit comme une instance « indépendante, impartiale et liée à aucun intérêt particulier » [8].

En outre, si les instances décisionnelles du FEM sont composées de représentants du monde des affaires, mais aussi des milieux politique, académique et de la société civile, les premiers demeurent très nettement surreprésentés. Plus qu’un espace ou un acteur politique « neutre », le FEM est donc d’abord et avant tout une des plus puissantes instances de lobbying du monde.

Au coeur du « capitalisme des parties prenantes »

Or, ce lobbying se révèle extrêmement efficace non seulement en termes d’orientations politiques et économiques, mais aussi – et peut-être surtout – dans sa capacité à influencer l’architecture même de l’ordre mondial. C’est du moins l’une des conclusions que tirent les auteurs du tout récent livre The Great Takeover : Mapping of Multistakeholderism in Global Governance [La grande prise de contrôle : Cartographie du multipartenariat dans la gouvernance mondiale], qui s’intéresse à la façon dont la doctrine du « partenariat entre parties prenantes » (« multistakeholderism ») a progressivement envahi les principales sphères de la gouvernance mondiale avec à la clé leur capture croissante par des intérêts privés [9].

En effet, comme l’expliquent les auteurs, « Le multipartenariat, ou gouvernance multipartite, trouve ses racines dans les théories du management organisationnel qui décrivent comment une institution centrale (gouvernement, entreprise, etc.) devrait s’engager structurellement avec d’autres institutions publiques (électorat, actionnaires, etc.) » [10]. Dans le courant des années 1980, ces réflexions ont progressivement gagné le champ de la gouvernance mondiale à la faveur de différentes évolutions : mise en cause de l’interventionnisme étatique dans le cadre de la contre-révolution néolibérale ; critique de la légitimité et de l’efficacité du multilatéralisme (entendu comme un système de relations entre États) pour résoudre des problèmes globaux ; dé-financement des Nations Unies et recours croissant de celles-ci aux financements privés. Mais, à côté de ces éléments, les auteurs en pointent un quatrième : la « centralité du rôle du Forum économique mondial ».

Un activisme renforcé après la crise de 2008

Le FEM s’est en effet construit autour de la mise en pratique de ce que son fondateur a appelé la « stakeholder management approach ». Celle-ci, « lie le succès d’une entreprise au fait que ses dirigeants prennent en considération les intérêts de toutes les parties prenantes, à savoir non seulement les actionnaires et les clients mais également les employés et les communautés au sein desquelles l’entreprise évolue, y compris les gouvernements » [11]. Or, dans la foulée de la crise économique et financière de 2008, le FEM va commencer à plaider pour la généralisation de ce modèle (également baptisé « capitalisme de parties prenantes ») au niveau international, afin de refonder le système multilatéral hérité de la Seconde Guerre mondiale. En 2009, il lance notamment la Global Redesign Initiative à travers laquelle il affirme que « le temps est venu d’adopter un nouveau paradigme de gouvernance internationale, analogue à celui de la théorie de la gouvernance d’entreprise sur laquelle le Forum économique mondial a été fondé » [12]. Plus récemment, on retrouve les mêmes thèmes dans la Great Reset Initiative, lancée en 2020, pour jeter les bases d’un futur « post-pandémique » [13].

Résultat, d’après les auteurs de l’étude – qui se sont penchés sur plus de 103 initiatives « multipartites » dans des domaines aussi variés que l’éducation, la protection de l’environnement, la santé, la régulation du numérique ou encore les systèmes alimentaires et agricoles -, : « un grand nombre de [ces initiatives] ont été soit directement conçues, proposées, convoquées, lancées ou incubées lors du Forum économique mondial, soit par le biais de processus initiés lors du rassemblement de Davos ». Et de souligner que « ces rassemblements annuels en janvier sont devenus aussi importants que les processus dirigés par les Nations unies tels que l’Assemblée générale des Nations unies, le sommet sur le climat de la COP, le sommet mondial sur la société de l’information et l’Assemblée mondiale de la santé, entre autres, notamment parce que Davos réunit un éventail diversifié d’élites politiques et économiques, mais avec une présence quasi nulle de représentants des secteurs marginalisés » [14].

Un remède pire que le mal

Au-delà des limites du FEM lui-même, le livre souligne surtout les dangers du modèle « multipartite » qu’il promeut – avec succès – à travers le monde : « Le rôle accru des entreprises, en particulier des sociétés transnationales, et des méga-philanthropies dans ces espaces de gouvernance a réussi à présenter de fausses solutions, basées sur le marché, aux problèmes mondiaux, en prescrivant des solutions similaires au niveau national. D’une part, les conséquences immédiates et à long terme consistent à saper et à marginaliser les institutions ou les fonctions des organes de gouvernance existants tels que le système des Nations Unies et les autorités réglementaires gouvernementales. D’autre part, on assiste au renforcement de l’influence et du pouvoir des entreprises en tant qu’acteurs principaux dans ces processus, initiatives, arrangements et mécanismes multipartites (…) qui opèrent avec peu de surveillance et de réglementation » [15].

S’il fait peu de doute que le système international hérité de l’après-guerre mériterait d’être démocratisé, on voit mal comment celui que nous prépare le FEM sous couvert de « multipartenariat » pourrait nous rapprocher de cet objectif. Au contraire, même.

 


 

NOTES

[1Pour se faire une idée du programme : https://www.weforum.org/events/the-davos-agenda-2022.

[2S.-P. Savard-Tremblay (2019), « Le sommet de Davos et le Forum économique mondial : au service du big business », Blog du Journal de Montréal : https://www.journaldemontreal.com/2019/01/22/le-sommet-de-davos-et-le-forum-economique-mondial–au-service-du-big-business.

[3Ibid.

[4Pour une analyse critique de l’état actuel de ce mouvement et des Forums sociaux mondiaux, lire : C. Ventura (2021), « De l’altermondialisme aux nouveaux mouvements sociaux et citoyens : l’internationalisation de la contestation, ses limites et quelques-uns de ses défis », CETRI  : https://www.cetri.be/De-l-altermondialisme-aux-nouveaux.

[5Savard-Tremblay, « Le sommet de Davos… », op. cit.

[6Plus de détails ici : https://www.weforum.org/our-impact.

[7Savard-Tremblay, « Le sommet de Davos… », op. cit.

[8Voir sur le site du FEM : https://www.weforum.org/about/world-economic-forum.

[9B. Brennan, G. Berrón, M. Drago & L. Paranhos (Eds) (2022), The Great Takeover : Mapping of Multistakeholderism in Global Governance, Amsterdam, People’s Working Group on Multistakeholderism.

[10Ibid., p. 3. Ma propre traduction.

[11« Forum économique mondial », Wikipedia  : https://fr.wikipedia.org/wiki/Forum_%C3%A9conomique_mondial.

[12Pour une analyse détaillée, lire : H. Gleckman (2016), « Multi-stakeholderism : a corporate push for a new form of global governance », Amsterdam, Transnational Institute : https://www.tni.org/files/publication-downloads/state-of-power-2016-chapter5.pdf.

[14Brennan et al., The Great Takeover…, op. cit., p. 12.

[15Ibid., p. 6.