Pour engager la discussion à propos de la communication populaire

Par Azul Cordo, Mercedes Eguiluz, and Valentina Machado, pour Capire,
La communication populaire se fait à plusieurs voix. Un livre numérique apporte des expériences de femmes de sept pays différents des Amériques.

 

La communication populaire et féministe est une pratique des mouvements populaires à travers le monde. Les militants communiquent sur les expériences, les agendas politiques, les mobilisations et les débats de celles et ceux qui luttent, avec créativité et esprit collectif. La communication crée le mouvement, le mouvement crée la communication.

De ce fait, les organisations populaires créent des modes de communication différents de ceux standardisés par le modèle hégémonique des réseaux et des médias d’entreprise. Les propositions communicatives, les options de langage et de format de ces organisations sont multiples et se rapportent à la réalité concrète dans laquelle elles se trouvent et avec laquelle elles veulent dialoguer. L’échange entre les expériences de communication féministe et populaire est un moyen de comprendre les accumulations politiques de l’agenda de communication de chaque organisation, ainsi que d’améliorer les pratiques, d’échanger des possibilités, de créer de nouvelles voies collectives et de renforcer les alliances.

C’est ce qui a motivé l’organisation du livre numérique Comunicaciónfeminista y popularexperiencias de las mujeres en movimiento [Communication féministe et populaire : expériences des femmes en mouvement] publié gratuitement en espagnol par SOF Sempreviva Organisation Féministe. Ce livre rassemble des articles écrits par des femmes de sept pays différents d’Amérique latine et des Caraïbes. Le ton est donné dès la présentation : « la communication féministe et populaire est enracinée dans les espaces dans lesquels les femmes vivent et luttent. C’est pourquoi le bouche-à-oreille, les radios communautaires, les journaux imprimés sont fondamentaux et ne peuvent pas être remplacés par la numérisation croissante de la communication et de la vie ».

Des membres de la Marche Mondiale des Femmes du Brésil, du Chili, de Cuba et du Venezuela, de la Coordination latinoaméricaine des organisations rurales CLOC de Via Campesina, de la Radio Mundo Real et de l’université populaire (UPo) partagent leurs accumulations sur la communication féministe et populaire et soulignent les défis de cette construction au sein de chaque contexte.

Nous partageons ci-dessous un extrait de l’article « Engager la conversation : les radios communautaires féministes à travers l’expérience de la Radio Mundo Real », [« Abrir la conversación: radios comunitarias feministas desde la experiencia de Radio Mundo Real »] de Azul Cordo, Mercedes Eguiluz et Valentina Machado. Elles font partie de la Radio Mundo Real, projet de communication des Amis de la Terre International qui, depuis 2003, produit des contenus radiophoniques sur les luttes populaires anti-néolibéralisme, féministes et antiracistes pour la justice environnementale et la souveraineté alimentaire.

« La radio est cet espace dans lequel nous nous écoutons, échangeons des idées et créons des mondes possibles, surtout les radios communautaires, écho d’alternatives à l’agenda hégémonique des intérêts corporatifs. Les radios sont un espace démocratique à partir du moment où le micro est ouvert, la lumière rouge allumée (réelle ou imaginaire), et que les mots sont diffusés en direct pour créer un nouvel avenir. La parole circule et, avec elle, on espère que la diversité circule aussi, ce qui est distinctif et intrinsèque, afin de réaffirmer les chemins de la lutte et d’en tracer de nouveaux. C’est ce que fait la Radio Mundo Real (RMR) depuis 18 ans. »

 

La communication populaire féministe : une stratégie et un soutien indispensables pour changer le système

Les perspectives mondiales ne sont pas toujours construites comme la somme des perspectives locales. Au contraire, elles ont souvent tendance à universaliser la réalité d’à peine quelques endroits dans le monde. Dans les moyens hégémoniques de communication, nous pouvons voir, lire et écouter cela quotidiennement. On parle, par exemple, de la pandémie de covid-19, mais l’urgence sanitaire nous pose quelques questions : le virus impacte-t-il le monde entier de la même manière ? Avons-nous les mêmes outils pour protéger nos vies ? Quelles conditions structurelles font que certaines communautés sont plus vulnérables que d’autres ? Est-ce vécu et ressenti de la même manière à Paris et à Bogotá ? Est-ce la même chose dans la capitale de la Colombie et en zone rurale ? Qui porte le fardeau d’une société confrontée à une crise sanitaire ?

Les médias qui prétendent avoir un regard analytique « global » finissent par capturer et présenter une photographie figée d’un lieu spécifique, ce qui pourrait être compris, à la radio et en audiovisuel, comme une voix ou une image qui représente un tout.

Nous avons besoin de nombreuses photos (et de nombreuses voix) en mouvement, de différents types et formats, car les vérités uniques nient, parmi tant d’autres choses, la diversité des territoires. Ces images sont transmises par des radios communautaires et alternatives à travers la voix des combattantes qui défendent les territoires au quotidien et qui réfléchissent à des solutions alternatives. Par conséquent, la communication locale est importante, à la fois dans la production et dans la consommation de ces contenus. C’est une tâche qu’entreprennent les médias communautaires au quotidien, et le plus souvent à contre-courant, dans les différents quartiers, zones et villages.

Situés au cœur des bases, les médias populaires proposent de nouvelles réalités, celles qui sont sous nos yeux mais que nous ne pouvons pas voir, par l’intermédiaire des voix, expériences et connaissances de ces bases, créant ainsi des univers de possibilités. Et ce n’est pas une mince affaire que de montrer une réalité sans fard, sans spectacularisation.

Le soin et le respect des savoirs populaires, ceux qui proviennent de l’expérience, de l’échange générationnel, de la pratique quotidienne et du partage avec les autres, sont rares dans les espaces hégémoniques. Dans les médias communautaires, en revanche, un champ fertile s’ouvre pour le développement et la transmission des savoirs ancestraux.

Les médias communautaires ne sont pas seulement des espaces de communication. Ce sont des espaces de construction, de formation, d’éducation, d’émancipation et de lutte.

« Dans un monde qui comporte des millions de voix mais où le micro n’est accessible qu’à quelques-uns, prendre la parole est une petite révolution. »

 

Les féminismes populaires ont beaucoup à voir avec cet exploit et cette gestion du commun, avec la participation et le maintien de la vie qui rendent ce commun possible. Les formes communautaires s’éloignent de la production, de la reproduction et de l’accumulation du capital pour se concentrer sur ce que nous partageons, ce qui nous traverse toutes, la vie, pour céder la place à la construction d’un savoir qui naît dans le feu de la lutte collective qui a pour centre le territoire et son contexte.

Ces formes communautaires reconnaissent leur histoire et travail de mémoire, rendant visibles les oppressions et proposant des transformations. Les féminismes populaires tissent leurs réseaux entre voisines et utilisent l’énonciation au sein de leurs processus comme force motrice de la reconnaissance des oppressions et des désirs.

L’énonciation, ce qui est dit, parvient à organiser et à sortir de la solitude et du domaine privé ce qui se pense et se ressent. Et en rendant ceci public, elle remet en cause et politise. Cette étape, fondamentale dans toute pensée, est animée par des médias populaires et communautaires qui forment un espace dans lequel « il est possible de dire ».

Les médias communautaires sont l’autre pouvoir. Pas le quatrième pouvoir, celui qui est pratiqué par les médias de masse, qui instille la peur, restreint la parole et nie les existences. Mais le pouvoir en tant que puissance d’action, le « je peux » qui, une fois joint aux autres, devient « nous pouvons », nous voulons et nous désirons.

Alors que l’agenda médiatique hégémonique ignore complètement les féminismes en tant que grand protagoniste du mouvement de transformation du XXIème siècle, les médias communautaires ont un agenda alternatif qui inclut et/ou est créé par les mouvements sociaux et qui incorpore de plus en plus les féminismes, du point de vue de la classe et du genre.

Les modèles dominants de communication ont été largement responsables de la reproduction de la société patriarcale, à travers son contenu, sa publicité, et, prêchant une fausse objectivité, nous définissent comme nos propres ennemis et nous font mépriser nos propres corps. Ils nous montrent comme fragiles et dépendantes. Les médias populaires contestent ce discours et ces récits, rompent avec le binarisme et donnent à voir la pluralité et la diversité.

Ces médias alternatifs, pluriels et divers comme les territoires eux-mêmes, entament le dialogue et nous montrent telles que nous sommes, créatrices de changement, tisseuses d’alternatives : c’est nous qui reproduisons et maintenons la vie, nous sommes diverses et nous sommes partout.

Sans des réseaux de communication alternatifs et sans ces féminismes populaires qui tissent les réseaux, il aurait été impossible de passer d’une conversion de « trucs de femmes » à une proposition de perspective féministe sur n’importe quel sujet ou problème.

La même chose se produit avec nos voix elles-mêmes.  Les médias communautaires ont mis en débat (et, à l’époque, en échec), l’idée de « donner la voix » à celles et ceux « qui n’en ont pas ». Dans la Radio Mundo Real, nous nous transformons ce paradigme : la voix est autonome, elle n’a pas besoin de permission, ni d’être accordée. Les médias communautaires ouvrent des espaces et parlent à la première personne du singulier ou du pluriel, ils ne sont pas soumis aux logiques hégémoniques de parler pour les autres. Les voix qui racontent les histoires sont les propres protagonistes de ces histoires : les paysannes, les indigènes, les femmes noires, les femmes pauvres, folles, emprisonnées, les dissidentes, celles que les médias dominants ont systématiquement et historiquement cachées et rendues invisibles.

Et ainsi, avec nos propres voix, nous nous engageons dans le chemin de la compréhension de l’intersectionnalité, de la somme des oppressions sur les corps. Les féminismes, en élevant la voix, nous montrent les injustices du système patriarcal et le pouvoir d’être ensemble : un mouvement fabriqué à partir de la base.

Comme l’indique le manifeste Somos periodistas y feministas [Nous sommes journalistes et féministes, disponible en espagnol], du réseau des journalistes féministes d’Amérique latine et des Caraïbes [Red de Periodistas Feministas de América Latina y el Caribe], le journalisme féministe « s’engage dans la discussion » avec un contenu de qualité, avec la présence de sujets politiques et d’acteurs sociaux qui unissent leurs positions à la discussion et favorisent les transformations de l’opinion publique. Il est essentiel que l’agenda environnemental soit raconté dans une perspective intersectionnelle et de classe, qui lise le monde avec ses oppressions et ses explorations, mais aussi à partir des pouvoirs de transformation pour laquelle nous nous battons.

 

Azul Cordo et Valentina Machado sont journalistes ; Mercedes Eguiluz est traductrice dans l’équipe de la Radio Mundo Real.

Introduction et révision de la traduction par Helena Zelic
Traduit du portugais par Claire Laribe
Langues originales : portugais et espagnol