De gré ou de force, la position des États-Unis vis-à-vis d’Israël est en train de changer

Patrick Cockburn, Chonique de Palestine,11 juin 2021

 

Pendant le bombardement israélien de Beyrouth en août 1982, le président Ronald Reagan a téléphoné au Premier ministre israélien Menachem Begin pour lui dire qu’il était “choqué” et “indigné” par les frappes aériennes et les tirs d’artillerie israéliens sur la capitale libanaise et exiger qu’il y soit mis fin immédiatement.

Il a ajouté que les actions israéliennes provoquaient “des destructions et des effusions de sang inutiles” et avaient interrompu les négociations menées par les États-Unis pour résoudre la crise.

Reagan avait passé son appel depuis le bureau ovale en présence des membres de son cabinet et, selon les témoins, il se serait mis très en colère parce que Begin ne voulait pas promettre de mettre fin aux bombardements et aux tirs d’obus. La fureur de Reagan aurait déstabilisé Begin qui aurait accepté d’arrêter immédiatement les attaques.

Comparez la colère de Reagan et son exigence d’action immédiate avec la timide demande du président Biden d’un cessez-le-feu entre Israël et Gaza lors de la dernière de ses trois conversations téléphoniques avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu.

Il n’a même pas demandé l’arrêt immédiat des huit jours de frappes aériennes israéliennes et des barrages de roquettes du Hamas qui ont fait en tout 200 morts [à la date du 18 mai], presque tous Palestiniens.

Dans le même temps, les États-Unis ont, pour la troisième fois en une semaine, bloqué l’adoption d’une déclaration commune du Conseil de sécurité des Nations unies appelant à la fin de la violence entre Israël et les Palestiniens. Biden a refusé de dire que la réaction d’Israël était disproportionnée.

Ce que font Biden et son secrétaire d’État Tony Blinken est bien peu de choses en comparaison de ce que Washington a fait en 1982 pour mettre fin à l’effusion de sang. Cela montre à quel point le rapport de force politique a changé en faveur d’Israël au cours des quatre dernières décennies.

Au cours de cette période, les politiciens américains ont progressivement intégré l’idée qu’un soutien automatique à Israël ne leur ferait pas de mal, et qu’un soutien même timide à la sécurité et aux droits des Palestiniens ne leur ferait pas de bien.

Mais la crise actuelle à propos de Gaza a rendu ce calcul moins intéressant qu’il ne l’était en 2014, lorsque quelque 2000 Palestiniens et 73 Israéliens ont été tués dans une “guerre” de 67 jours.

Aujourd’hui, on entend beaucoup plus de critiques sur les actions israéliennes, au sein de l’aile progressiste du Parti démocrate et dans de puissantes organisations médiatiques d’obédience libérale comme le New York Times et CNN.

Il y a deux sortes de critiques. La première prend la forme d’un rejet global de la violence avec le sentiment que les États-Unis devraient faire plus pour l’arrêter. Plus de 25 sénateurs démocrates, conduits par le sénateur nouvellement élu de Géorgie Jon Ossoff, ont publié une déclaration commune appelant à un accord de cessez-le-feu immédiat en Israël et dans les territoires palestiniens afin “d’éviter de nouvelles pertes de vies humaines et une nouvelle escalade de la violence.”

L’émergence d’une génération de politiciens démocrates progressistes qui ont à cœur les droits et la sécurité des Palestiniens à Gaza, en Israël, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est est un fait nouveau d’une grande importance.

Mark Pocas, le membre démocrate du Congrès, originaire du Wisconsin, qui a présenté l’appel au cessez-le-feu devant la Chambre, a déclaré : “Aujourd’hui, mes collègues et moi nous nous levons parce que personne ne devrait subir les pertes de vies, de liberté ou de dignité que le peuple palestinien a subies. Si vous demeurez neutre dans des situations d’injustice, vous vous positionnez dans le camp de l’oppresseur.”

Ayanna Pressley, membre du Congrès et originaire de Boston, s’est saisie d’un sujet rarement abordé au Congrès, en disant : “Nous ne pouvons pas rester les bras croisés lorsque le gouvernement des États-Unis envoie 3,8 milliards de dollars d’aide militaire à Israël qui sont utilisés pour démolir des maisons palestiniennes, emprisonner des enfants palestiniens et déplacer des familles palestiniennes.”

Plusieurs facteurs ont permis l’émergence de voix politiques qui ne s’élèvent pas seulement contre les bombardements, mais qui assimilent l’égalité civile pour les Palestiniens au mouvement Black Lives Matter aux États-Unis.

Par ailleurs, de nombreux Américains anti-Trump ressentent une hostilité instantanée à l’égard de ses proches alliés tels que Netanyahu, à cause des divisions traumatiques causées par le président Donald Trump.

Non seulement les démocrates progressistes critiquent Israël, mais ils bénéficient désormais d’un temps d’antenne et d’une couverture médiatique bienveillants, ce qui était loin d’être le cas auparavant.

Cela changera-t-il quelque chose aux calculs de Netanyahu concernant la durée du bombardement de Gaza ? Il est probable que ce sera un facteur, car c’est la qualité de sa gestion de l’opinion publique américaine qui a lancé sa carrière politique lorsqu’il était diplomate à l’ambassade d’Israël à Washington entre 1982 et 1984.

Il a été le porte-parole d’Israël pendant l’invasion du Liban et a défendu avec éloquence les attaques aériennes comme celles qui ont mis en fureur Reagan et son administration.

Du point de vue israélien, les attaques aériennes et d’artillerie à Gaza aujourd’hui, comme à Beyrouth en 1982, ont des retombées politiques contradictoires. Elles sont une puissante affirmation de la supériorité militaire israélienne brute et de l’incapacité de l’autre camp à riposter efficacement. Elles sont invariablement justifiées par le fait qu’elles viseraient avec une précision extrême les installations militaires des Palestiniens (les cibles des agressions de 1982, de 2021, et des attaques intermédiaires).

Pourtant, le Hamas n’est pas une armée régulière, mais une force paramilitaire mal équipée que ces bombardements ne parviennent pas à affaiblir vraiment.

Le pilonnage de Gaza s’apparente davantage à une punition collective de la population emprisonnée.

Les images de civils tués loin de tout objectif militaire suscitent habituellement une vague d’indignation internationale. A Cana, au sud du Liban, cela s’est produit deux fois en l’espace de dix ans : 116 civils libanais ont été tués sur une base de l’ONU en 1996 et 28 tués, dont 16 enfants, en 2006.

Biden n’est peut-être pas aussi résolu que Reagan et il est absorbé par son agenda national, mais il ne pourra pas se permettre de tolérer longtemps que son appel au cessez-le-feu demeure lettre morte, car cela le ferait passer pour faible et incompétent.